« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
Accueil > Veille stratégique
9 décembre 2024
Au centre de l’Europe, l’Ukraine n’a pas à être pro-occidentale ou pro-russophone. Elle est les deux à la fois, un pont entre l’Europe et l’Asie.
par Christophe Lavernhe
Si « l’opération spéciale » lancée en 2022 par Moscou en Ukraine constitue de fait une violation de la frontière, c’est aussi l’aboutissement de 30 années de relégation de la Russie et de reniement de la parole donnée par les occidentaux. Dans l’hystérie binaire qui caractérise la période actuelle, on est ’pour’ ou on est ’contre’, l’intérêt européen est plus que jamais de porter la voix de l’apaisement et de la négociation. Entre l’Est et l’Ouest l’Europe n’a pas à choisir. Au centre de l’Europe, l’Ukraine, quant à elle, n’a pas plus à être pro-occidentale ou pro-russophone. Elle est les deux à la fois, un pont entre l’Europe et l’Asie.
Après la disparition du rideau de fer, le Kremlin voyait son avenir dans une Europe réconciliée et dotée de mécanismes de sécurité communs. Le projet de Vladimir Poutine pour son pays s’inscrivait dans la logique de paix et de coopération sur tout le continent eurasien amorcée par le Général de Gaulle. Avec le chancelier Adenauer, de Gaulle avait d’abord œuvré pour la réconciliation franco-allemande. Dès les années 50, il intégrait aussi la Russie dans sa vision d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural » de qui « dépendait le destin du monde ». Puis, en 1964, il reconnaissait la République Populaire de Chine, considérant que la politique de cordon sanitaire préconisée par la Grande Bretagne à l’encontre de la Chine était dangereuse. La France fut ainsi le premier grand pays du monde occidental à reconnaître l’État communiste instauré en octobre 1949, faisant dire à de Gaulle :
« La Chine est une chose gigantesque. Elle est là. Vivre comme si elle n’existait pas, c’est être aveugle, d’autant qu’elle existe de plus en plus ».
La volonté de non-alignement du Général se confirme quand il décide du retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN en 1966, provoquant le départ des troupes et installations étrangères présentes sur le territoire français.
Hélas la France gaullienne, acclamée par les pays non-alignés, est trop isolée dans le camps occidental pour donner la consistance suffisante à la « troisième voix ». Celle-ci consiste à exister sans se rattacher à un bloc, donc en dehors du monde bipolaire créé par la guerre froide. Mais voilà que l’effondrement soviétique sans effusion de sang offre dès 1989 une occasion unique de renouer avec la perspective continentale, surtout avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine qui y est favorable comme on vient de le voir.
C’est une très mauvaise nouvelle pour l’oligarchie anglo-américaine qui, depuis l’assassinat de Kennedy a repris le dessus dans la politique américaine. Elle ne va avoir de cesse de désolidariser l’Europe de la Russie post-communiste. L’intégration de la Russie à la maison commune européenne était pourtant bien engagée, le secrétaire d’ Etat américain James Baker promettait à plusieurs reprises à Gorbachev et au ministre des Affaires étrangères Edouard Shevardnadze que l’Otan ne « s’étendrait pas d’un pouce vers l’Est ».
Maurice Gourdault-Montagne l’ancien secrétaire général du quai d’Orsay du temps du Président Jacques Chirac, fut missionné par ce dernier en 2006 afin de proposer aux Russes et aux Américains d’établir un système conjoint pour la sécurité de l’Ukraine. Les Russes ont dit leur intérêt. Condoleezza Rice a refusé absolument [1]
« Jacques Chirac avait proposé une protection croisée de l’Ukraine par la Russie d’un côté et l’Otan de l’autre, mais les américains ont refusé car ils avaient l’intention d’intégrer l’Ukraine à l’Otan ». [2]
Pendant ce temps, les demandes répétées du côté russe pour intégrer l’Otan sont hélas restées lettre morte. Les pays de l’Est ont été, eux, intégrés à l’Organisation à un rythme soutenu dès les années 90 (à partir de l’administration Clinton). Aux anciens membres du Pacte de Varsovie, se sont ajoutés plusieurs pays des Balkans ainsi que les « pays neutres » (Suède, Finlande).
La Russie post-communiste est quant à elle progressivement soumise à un « apartheid » qui s’apparente à une nouvelle guerre froide. A l’époque de la guerre froide précisément, Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du Président Jimmy Carter de 1977 à 1981, avait déployé la doctrine de « l’Arc de crise », qui consistait à déstabiliser la Russie en créant le chaos et l’agitation dans les pays musulmans au sud/sud-ouest de l’URSS et de l’Iran. Aujourd’hui le but est identique, même si le « narratif » a un peu évolué. Nous ferions face à une Russie hostile selon une sorte de fatalité historique, indépendante de son régime politique (tsariste, soviétique, fédéral). Notre intérêt serait donc de l’isoler par un nouveau rideau de fer à la frontière russe, à la fois offensif (missiles) et défensif (bouclier anti-missiles).
De leur côté, les autorités russes, dans la bouche de Vladimir Poutine, ont toujours annoncé que, plus encore que l’extension de l’Otan, c’est le stationnement de bases américaines ou otaniennes dans ces pays, avec le déploiement de missiles à la porte du territoire russe, qui constitue un ’casus belli’. L’opération spéciale russe a été lancée pour cette raison. Elle était une action défensive pour desserrer l’étau, aussitôt présentée par l’establishment anglo-américain comme le premier pas d’une poussée russe vers l’Ouest, notamment à l’encontre des Etats baltes.
En imposant une série de sanctions économiques en représailles de l’opération russe, Washington et les Européens ont gelé les relations commerciales entre Moscou et les nations occidentales. Très logiquement le Kremlin a réorienté ses échanges vers l’Est, en premier lieu avec son voisin chinois. Les Occidentaux ont ainsi hâté un rapprochement Moscou-Beijing, le pire cauchemar aux yeux de Washington et de l’Otan. Cela fait basculer la dynamique des relations internationales vers l’Asie et peut augurer - même si ce scénario demeure improbable pour le moment - d’une entente continentale Europe/Asie, de l’Atlantique au Pacifique.
D’où l’impératif stratégique pour les anglo-américains de maintenir et de développer une animosité structurelle, alimentée par la peur, entre l’Europe de l’Ouest d’une part et l’axe sino-russe d’autre part. Peur « d’être envahis [par les Russes], bombardés et de ne plus être libres » comme l’exprime le géographe et professeur à Sciences Po Sylvain Kahn, qui déplore de surcroit que les Européens ne soient pas prêts à « mourir pour l’Union européenne » [3].
Washington espère ainsi que l’Europe toute entière se range en ordre de bataille contre Moscou. En arrière-plan se profile un affrontement plus lointain, mais d’ores et déjà présenté comme inéluctable avec la Chine. La revue Foreign Affairs exhorte les Européens à imposer des sanctions élargies, plus dures, plus coordonnées envers Moscou et Beijing. Quoi qu’il en coûte précise les auteurs de Foreign Affairs, évoquant les représailles très probables de la part de la Chine.
Enfin, on débat à Washington sur l’usage de missiles conventionnels à longue portée visant le territoire russe en profondeur à partir de l’Europe, notamment d’Allemagne et d’Ukraine. Vladimir Poutine a réaffirmé encore très récemment que cela constituait toujours une ligne rouge pouvant mener à une escalade nucléaire entre la Russie et l’Otan. Face aux néo-conservateurs enkystés dans les arcanes du pouvoir américain, l’administration Biden (le Pentagone en l’occurrence), semblait vouloir temporiser. L’enjeu, une guerre mettant en œuvre des armes nucléaires sur le territoire européen, est effectivement colossal (Lire dans le premier de ces articles « Réponse aux rédacteurs de la revue Foreign Affairs » à partir de « L’essor de la Chine, une chance pour l’Europe »).
Sous l’égide de l’Institut Schiller, une Coalition Internationale pour la Paix a pris forme et ne cesse de croître au-delà des oppositions partisanes. Des hommes et les femmes de toutes origines s’y engagent pour que le monde bascule du bon côté. L’Europe est au cœur de ce basculement. Si nous ne réagissons pas, elle sera effectivement placée au cœur de la prochaine conflagration nucléaire. Dans le cas contraire, elle sera le pivot occidental d’un futur multipolaire. Chacun y trouvera sa place en respectant l’autre et en étant respecté par lui. C’est notre combat. Rejoignez nous.
[1] cf. https://www.youtube.com/watch?v=9Evk2FM5cg0:
[2] https://www.dailymotion.com/video/x896vcs
[3] https://www.youtube.com/watch?v=JtETO3oU4dM