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8 décembre 2024
A l’Ouest du continent eurasien, la vocation de l’Europe est de devenir une locomotive du développement continental.
par Christophe Lavernhe
Pour bien comprendre ce qu’il se passe sur le continent eurasiatique, en particulier en Ukraine, au Moyen Orient et plus récemment autour de la question taïwanaise, il faut considérer le continent eurasien comme un tout, une plateforme continentale avec son coeur (le Heartland) et sa périphérie immédiate (le Rimland) pour reprendre la formulation du géopoliticien britannique Halford Mackinder (1861-1947).
Les deux grandes nations maritimes extérieures au continent, le Royaume Uni et les Etats-Unis, s’efforcent de subsister en tant que têtes de file de l’ordre mondial unipolaire. Elles entrainent « l’Occident collectif » avec elles. Pour Londres et Washington, conserver leur suprématie consiste à empêcher à n’importe quel prix une entente entre les principales capitales de la plateforme eurasienne que sont Paris, Berlin, Moscou, et Beijing. Lorsque l’Otan fut créée, son premier secrétaire général, Lord Ismay, déclarait que sa mission était de « maintenir les Américains au centre du jeu, l’Allemagne faible et la Russie dehors » (« The mission is to keep the Americans in, the Germans down, and the Russians out »). Il s’agit en particulier d’isoler la Russie par rapport à l’Europe, ce qu’on a appelé la politique de l’endiguement (containment policy). On doit cette politique à l’universitaire américain Nicholas Spykman (1893-1943) entre autres, dans la continuité d’Halford Mackinder. Même s’il y avait des points de désaccord, les deux hommes reconnaissaient que les puissances en Eurasie menaçaient la sécurité de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans son livre « La géographie de la paix » [1], Spykman concluait en énonçant que « Les États-Unis doivent reconnaître une fois de plus, et de façon permanente, que la constellation de puissance en Europe et en Asie est une préoccupation éternelle pour elle, à la fois en temps de guerre et en temps de paix. »
Parce qu’il s’efforce d’enfoncer un coin entre la Chine et l’Europe, l’article récent de la revue Foreign Affairs [2] reflète cette volonté de « diviser pour régner » sur le continent eurasien.
Les réalisations chinoises visant à plus de connectivité et de coopération sur le continent, avec les Nouvelles routes de la soie, sont passées sous silence ou alors dénigrées avec une parfaite mauvaise foi. L’oligarchie anglo-américaine est incapable d’imaginer un futur de collaboration entre partenaires égaux, elle favorise par contre l’émergence de nouveaux abcès de fixation grâce auxquels elle pourra manipuler les uns et les autres.
C’est dans ce contexte qu’à l’autre extrémité du continent, Taïwan est présentée comme le nouveau front du combat de l’Occident contre les régimes étiquetés autoritaires ou anti-démocratiques. Les manipulations en cours voudraient que l’affrontement russo-ukrainien ne soit que la première manche d’une confrontation plus générale impliquant la Chine, d’où les propositions d’implanter l’Otan en Asie. Il est question d’y ouvrir un bureau à Tokyo, en prévision notamment d’une agression chinoise supposée vis-à-vis de Taïwan. Ces postures stratégiques promues entre autres par le Council of Foreign Relations (CFR) américain sont le dernier et dangereux épisode dont l’Eurasie est le théâtre. La Chine est bien sûr la première visée, comme en témoigne cet appel à la subversion lancé par Graham Allison, membre du Council on Foreign Relations, présenté par Joe Biden comme étant, à l’échelle mondiale, « l’un des plus fins observateurs des relations internationales » :
« L’armée américaine pourrait secrètement entraîner et soutenir des insurgés séparatistes. Des fissures existent déjà dans l’État chinois. Un effort subtil mais concentré (…) pourrait, avec le temps, compromettre le régime et encourager des mouvements d’indépendance à Taïwan, au Xinjiang, au Tibet et à Hongkong. En divisant la Chine et en laissant Pékin s’enliser dans le maintien de la stabilité intérieure . » [3]
Le feu roulant de déstabilisations envers les nations rétives à l’hégémonie unipolaire, dont la Chine, est à l’origine de la cascade actuelle de conflits, avec leurs répercussions sur toute la planète. Cette situation nous appelle à une plus grande concertation entre peuples et nations souveraines. Loin d’être un danger, Beijing qui appelle sans relâche à une entente continentale, est un partenaire de choix. La France est particulièrement attendue en la matière. Si elle renoue avec ce qui fut sa politique sous le général de Gaulle, faite de détente, d’entente et de coopération, elle peut rallier d’autres pays. Belle occasion pour refonder l’Europe autour d’une coopération entre pays souverains. Et pour instaurer une fois pour toute avec la Chine une relation de confiance fructueuse.
Les grandes lignes d’une coopération sino-européenne peuvent d’ores et déjà s’ancrer dans le grand projet des Nouvelles routes de la soie (NRS) tout au long de l’Eurasie. Initiées par Beijing depuis les années 80, les réalisations se sont accélérées depuis 2013 sous la présidence de Xi Jinping. Dans le cadre de l’Initiative de la Ceinture et la Route (Belt and Road Initiative, BRI), le projet initial a désormais essaimé, notamment en Afrique, établissant les bases d’un nouvel ordre international plus juste et plus humain.
Dans ce cadre, il est attendu de l’Europe qu’elle soit, à l’Ouest, une locomotive du développement continental. S’agissant d’équiper les territoires et de former les populations le long des corridors eurasiens, la zone située entre Paris, Berlin, Vienne et Milan représente un potentiel unique. Elle offre encore une main d’oeuvre très qualifiée, des équipements sophistiqués et de hautes technologies.
Toutes les craintes devant la gravité des évènements en cours sont compréhensibles, mais toutes les espérances sont permises. Soyons ceux qui font basculer le monde dans la bonne direction, celle de l’humanité.
[1] Spykman, 1944. Edité deux fois en langue anglaise : 1966, Gazelle Ltd ; 1969, Archon Books
[2] China’s Double Threat to Europe How Beijing’s Support for Moscow and Quest for EV Dominance Undermine European Security, September 5, 2024 https://www.foreignaffairs.com/china/chinas-double-threat-europe
[3] « Remarks and Q & A by national security advisor Jake Sullivan on the future of US-China relations », Council on Foreign Relations, Washington, DC, 30 janvier 2024, cité par Le Monde diplomatique, Renaud Lambert, mars 2024.