« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Visioconférence des 7 et 8 décembre 2024
Session 1
23 décembre 2024
Zhang Weiwei (Chine), professeur de relations internationales, Université de Fudan, Chine
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Merci, Madame Helga Zepp-LaRouche, pour votre aimable invitation à prendre la parole lors de cette importante conférence organisée pour célébrer le 40e anniversaire de l’Institut Schiller. Nous avons tant fait ces dernières décennies pour promouvoir la paix par le développement et le dialogue entre les civilisations.
En effet, le monde est confronté à de nombreuses crises et à de nombreux défis. Rien ne reflète mieux l’état d’esprit actuel que le rapport de la Conférence de Munich sur la sécurité pour l’année 2024, intitulé « Perdant-perdant », qui suggère que l’optimisme de l’après-guerre froide en matière de sécurité et de développement s’est dissipé et qu’une grande partie du monde est confrontée à une situation de « perdant-perdant ». Ne serait-il pas possible de parvenir à une situation gagnant-gagnant pour tous plutôt qu’à une situation perdant-perdant pour tous ? C’est pourquoi, dans cette brève présentation, nous allons comparer la situation « perdant-perdant » de l’Europe et ce que je considère comme la situation « gagnant-gagnant » de l’Asie, afin d’éclairer, je l’espère, cette question extrêmement importante à laquelle l’humanité est confrontée aujourd’hui.
En ce qui concerne l’Europe, la crise ukrainienne a causé des pertes humaines et des destructions considérables, ainsi que de profondes inquiétudes dans tout le continent, allant de l’inflation aux migrations humaines, de la crise énergétique aux récessions économiques, etc., et surtout pour les lois de la paix : même la perspective d’une guerre nucléaire est devenue une préoccupation réaliste et inquiétante pour de nombreux Européens.
En revanche, en ce qui concerne l’Asie, et plus particulièrement ce que j’appelle l’espace Chine-ASEAN (qui compte deux milliards d’habitants, soit trois fois la population de l’Europe), la paix, le développement et la prospérité y règnent depuis près de cinq décennies. Il s’agit d’une situation gagnant-gagnant remarquable dans l’histoire contemporaine du monde. Face à des scénarios perdant-perdant dans une grande partie de l’Europe aujourd’hui, du point de vue chinois, on ne peut que poser une question simple et honnête, pour ensuite en tirer des leçons pour le monde entier : la Chine et l’espace Chine-ASEAN ont-ils eu raison et, par extrapolation, en quoi l’Europe a-t-elle pu se tromper ? À mon avis, la situation gagnant-gagnant de cet espace Chine-ASEAN est attribuable à ce que j’appelle le 3 + 1, c’est-à-dire trois structures plus un facteur clé : une structure de développement, une structure de sécurité politique et une structure culturelle et civilisationnelle, et un facteur, le facteur chinois.
Commençons par la structure de développement.
Contrairement à l’Europe, dont la structure économique est très politisée, l’espace Chine-ASEAN accorde une priorité absolue au développement en tant que tel, considéré comme une condition indispensable à la stabilité, à la sécurité et au développement. Cette structure de développement comprend une zone de libre-échange Chine-ASEAN bien institutionnalisée et le RCEP (Partenariat régional économique global), la plus grande zone de libre-échange au monde, dans le cadre de l’initiative chinoise La Ceinture et la Route (BRI), entre autres. Cet espace est désormais devenu un épicentre de la croissance économique mondiale, à laquelle la Chine contribue, à elle seule, pour plus de 30 % depuis près de dix ans. L’Europe a été la première au monde à lancer un Green Deal en grande pompe. Cependant, combien se souviennent qu’à l’inverse, la Chine a mis le sien en place en une décennie, grâce à son propre mode de développement pragmatique ? Et l’ASEAN en est le principal bénéficiaire extérieur. Bill Clinton avait peut-être raison de dire : « C’est l’économie, idiot ! »
Deuxièmement, la structure de sécurité politique.
L’ASEAN a établi son célèbre « principe de centralité » en maintenant une position de non-alliance, en refusant de « choisir son camp », en promouvant activement l’intégration régionale et en créant un ensemble de mécanismes de dialogue entre les grandes puissances, tels que les 10+1, 10+3, 10+8, etc. De même, farouchement indépendante, la Chine soutient fermement le principe de centralité de l’ASEAN. La Chine a été le premier pays à adhérer au traité d’amitié et de coopération en Asie du Sud-Est pour établir un partenariat stratégique, et à signer le protocole du traité visant à créer une zone exempte d’armes nucléaires en Asie du Sud-Est.
Troisièmement, la structure culturelle et civilisationnelle.
La Chine et l’ASEAN sont toutes deux attachées à la beauté. La communauté de destin partagé Chine-ASEAN met l’accent sur les échanges culturels et civilisationnels, ce que l’on appelle la sagesse de l’ASEAN ou de l’Asie, incluant la patience stratégique, les solutions négociées aux différends territoriaux et autres, la loi de la diplomatie informelle – deux pas en avant, un pas en arrière – l’adhésion aux Cinq principes de la coexistence pacifique, le respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, la non-agression, la non-ingérence dans les affaires intérieures de l’autre, l’égalité, l’avantage mutuel et la coexistence pacifique. Cette région (Asie plus ASEAN, Chine plus ASEAN) rejette catégoriquement la soi-disant hégémonie libérale ou l’expansion de l’OTAN en Asie sous quelque forme que ce soit.
Grâce à ces trois structures, l’Asie du Sud-Est, souvent décrite comme les Balkans de l’Asie, avec toute sa diversité raciale, ethnique, idéologique et politique, a vu ce que l’on appelle « sa malédiction géographique » se transformer en bénédiction géographique. Cette tendance positive s’étend maintenant aussi à l’Asie centrale, où, grâce à la BRI, cette malédiction géographique s’est également transformée en bénédiction, car cette région enclavée est désormais reliée par voie terrestre, devenant un pont indispensable entre l’Asie et l’Europe. En conséquence, le dilemme géopolitique qui durait depuis des siècles dans cet espace s’est transformé en ce que l’on pourrait appeler une nouvelle géo-civilisation. Plutôt que de se dresser les uns contre les autres, ses habitants partagent davantage la philosophie chinoise de la BRI, c’est-à-dire qu’ils discutent, construisent et profitent ensemble.
C’est dans ce contexte qu’on peut mieux apprécier les trois initiatives mondiales du dirigeant chinois Xi Jinping pour le développement, la sécurité et les civilisations, qui sont basées sur l’expérience réussie de la Chine, de l’ASEAN et d’autres pays, et qui inspireront beaucoup d’autres nations et d’autres peuples.
En ce qui concerne le facteur clé de tout ceci, nous avons emprunté à l’OTAN l’expression « catalyseur décisif ». Non pas dans le sens de l’OTAN, qui accuse la Chine d’être « le catalyseur décisif » de la crise ukrainienne, ce qui est ridicule et absurde, mais dans le sens où la Chine est le catalyseur décisif de l’espace gagnant-gagnant Chine-ASEAN et au-delà.
Je voudrais ici faire une brève comparaison entre la Chine et les États-Unis, et leurs différentes façons de penser et de se comporter en tant que grandes puissances.
Tout d’abord, les États-Unis traitent les autres pays en amis ou en ennemis, tandis que la Chine, qui a une histoire beaucoup plus longue en tant qu’État civilisationnel, traite les autres comme des amis ou des amis potentiels.
Deuxièmement, la Chine n’a pas la tradition messianique de convertir les autres, ni la tradition militariste de conquête, contrairement aux États-Unis ou aux anciennes puissances européennes. L’absence de guerres de religion dans la longue histoire chinoise a été une source d’inspiration pour de nombreux géants européens des Lumières tels que Voltaire, Leibniz et Spinoza. Cela m’a rappelé mon débat avec le professeur Fukuyama, auteur de la thèse de « la fin de l’histoire », qui s’est tenu à Haïti, lors du Printemps arabe de 2011. Il prédisait que la Chine connaîtrait sa propre version du Printemps arabe. « Aucune chance, lui ai-je répondu, et le Printemps arabe deviendra bientôt l’hiver arabe. » En effet, c’est bientôt devenu l’hiver arabe, et si l’Europe avait tenu compte du concept développé par des universitaires chinois tels que moi, peut-être aurait-elle pu éviter cette tragique crise des réfugiés, cette crise de la migration humaine.
Troisièmement, de toutes les grandes puissances, la Chine a le seuil le plus élevé en ce qui concerne le recours à la force, une grande tradition des temps anciens, remontant à l’époque de Sun il y a 2500 ans. Lorsque la Chine a testé son premier dispositif nucléaire, en 1964, elle a déclaré qu’elle ne serait jamais la première à utiliser l’arme nucléaire et ne l’utiliserait pas non plus contre des États qui n’en possèdent pas. Si tous les acteurs nucléaires pouvaient l’imiter, il n’y aurait aucun risque de guerre nucléaire dans le monde. Cependant, un État civilisationnel est avant tout un État moderne doté de puissantes capacités de défense.
La Chine a des lignes rouges très nettes qu’aucun pays étranger ne peut franchir. Pendant la guerre froide, il n’y a pas eu de guerre chaude entre les États-Unis et l’URSS. Mais malheureusement, deux guerres chaudes ont opposé la Chine et les États-Unis : la guerre de Corée, dans les années 1950, et celle du Vietnam dans les années 1960 et 1970. Il n’y a pas très longtemps, la Chine a testé son ICBM en guise d’avertissement sévère contre ces fauteurs de guerre à la gâchette facile. Il y a longtemps, j’ai moi-même inventé un concept baptisé « prospérité mutuelle assurée », ou MAP, pour remplacer la destruction mutuelle assurée (MAD) [1], le concept obsolète de la guerre froide, dans les relations sino-américaines. Aujourd’hui, nous avons toutes les conditions pour y parvenir.
Quatrièmement, la Chine a une vision globale du monde très différente de celle des États-Unis. La Chine représente l’unité et la prospérité, et non la division et la ruine. Elle représente une communauté humaine unique, rejetant catégoriquement la philosophie américaine du « à la carte » ou « au menu ».
L’Institut Schiller a mis en avant de nombreux projets importants, comme le Plan Oasis pour le Moyen-Orient, en partie pour surmonter de nombreuses crises comme celle des réfugiés illégaux et autres.
Sur le plan technologique, la Chine maîtrise aujourd’hui un bon nombre de technologies vertes qui lui permettent d’utiliser les déserts pour produire de l’énergie renouvelable au profit de l’humanité. Mais pour parvenir à une paix et un développement significatifs, il faut que les régions concernées acquièrent assez de volonté politique, ou mieux encore, qu’elles développent des mécanismes similaires aux trois structures de développement que je viens de décrire pour la Chine et l’ASEAN, pour le développement, la sécurité politique et le dialogue culturel et civilisationnel. Et pour que ce genre de projets aboutisse, il faut un facteur clé, à savoir la vision et le soutien d’une ou deux grandes puissances. C’est crucial pour leur réussite.
Je sais que ce n’est pas facile du tout, mais j’ai bon espoir que cette grande vision, meilleure pour l’humanité, deviendra un jour réalité. C’est sur cette note optimiste que je termine mon discours d’aujourd’hui. Merci encore pour votre patience. Merci beaucoup.
[1] MAD ou Mutual Assured Destruction, le mot « mad » signifiant également « fou », en anglais.