« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Visioconférence des 7 et 8 décembre 2024
Session 1
30 décembre 2024
par Ján Čarnogurský, ancien Premier ministre de Slovaquie
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Lorsque la (première) guerre froide a pris fin en 1990, l’Est et l’Ouest, ou plus précisément la Russie et les États-Unis, sont entrés dans une nouvelle ère avec des idées opposées. L’opinion dominante au sein de l’intelligentsia russe était que seul le communisme séparait la Russie de l’Occident et que, lorsque le communisme tomberait en Russie, les deux sous-civilisations tomberaient dans les bras l’une de l’autre et vivraient dans l’amitié et la coopération. À l’Ouest, en particulier aux États-Unis, une vision différente prévalait. Ils se considéraient comme les vainqueurs de la guerre froide, le pôle de puissance mondial. Ce fut le début de la mondialisation et de l’expansion de l’OTAN à l’Est. En novembre 1990, les anciens adversaires, le Pacte de Varsovie et l’OTAN, signèrent la Charte de Paris, s’engageant à l’amitié et à la coopération, mais les premiers États de l’Est furent rapidement admis au sein de l’OTAN, bien que les États-Unis et l’Allemagne aient promis à Gorbatchev, en 1990, que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est.
Le bombardement de la Yougoslavie sans l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU, en mars 1999, aboutit à l’élection de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie, qui n’est pas un partisan d’une politique douce à l’égard de l’Occident. Aux États-Unis, le président George Bush Sr. a signé la directive n° 10, stipulant que les États-Unis mèneraient une politique telle qu’aucun adversaire égalant leur puissance ne puisse pas émerger à l’avenir. Le dernier signe amical de la Russie fut l’accord de Vladimir Poutine, en octobre 2001, pour que les États-Unis puissent transporter des troupes et des armes vers l’Afghanistan en passant par le territoire russe, dans le cadre de la guerre qui commençait pour traquer Oussama Ben Laden en fuite. Vint ensuite le discours de Vladimir Poutine à la conférence de Munich sur la sécurité, en février 2007, déclarant que la Russie prendrait contre l’Occident des mesures de sécurité similaires à celles que l’Occident prendrait contre la Russie. L’Occident a créé les conditions politiques et militaires pour la sécession du Kosovo de la Serbie, bien que la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la fin de la guerre en Yougoslavie ne l’ait pas autorisée.
Les États-Unis ont dépensé 5 milliards de dollars pour obtenir un changement de régime en Ukraine en 2014. La même année, la Russie a créé les conditions politiques et de pouvoir pour la sécession de la Crimée de l’Ukraine et la défense d’une partie des républiques de Donetsk et de Louhansk. L’Ukraine a interrompu l’approvisionnement en eau douce de la péninsule et les États-Unis ont commencé à construire leur base à Ochakovo, sur la mer Noire. L’évolution de la situation a abouti à l’opération militaire de la Russie contre l’Ukraine. Dès le début, le commissaire européen chargé des relations extérieures, Josep Borrell, a déclaré que l’issue de cette opération se déciderait sur le champ de bataille. Aujourd’hui, alors que l’armée russe repousse l’armée ukrainienne, armée et soutenue par l’ensemble du bloc de l’OTAN, des voix s’élèvent en Occident pour dire que la guerre devrait au moins s’arrêter à la table des négociations. Mais les conditions mentionnées dans les médias occidentaux sont totalement irréalistes. Les négociations pour la paix, ou au moins un cessez-le-feu en Ukraine, se heurtent à plusieurs obstacles, que je vais tenter d’énumérer.
La Russie se méfie profondément de l’Occident, en particulier des États-Unis et de la Grande-Bretagne, parce qu’ils l’ont trompée plus d’une fois. Ils avaient promis à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est, et elle s’étend. L’Allemagne, la Pologne et la France ont garanti les accords de Minsk de 2015, mais Angela Merkel a ouvertement admis que ces accords n’étaient destinés qu’à donner du temps à l’Ukraine pour s’armer. De même, en février 2014, ils ont garanti le respect de l’accord entre les manifestants de Kiev et le gouvernement de Ianoukovitch. Lorsque les manifestants ont rompu l’accord, littéralement quelques heures après que Ianoukovitch s’y fut conformé, les garants occidentaux n’ont pas eu le sens moral nécessaire pour au moins admettre que les manifestants avaient violé l’accord. Personnellement, j’ai été très déçu que même l’actuel président allemand Frank-Walter Steinmeier, qui était l’un des garants, n’ait pas eu le courage d’admettre que l’accord avait été violé.
En mars 2022, la Russie et l’Ukraine ont paraphé à Istanbul un accord mettant fin à la guerre. Le Premier ministre britannique Boris Johnson s’est aussitôt rendu à Kiev et a fait pression sur le président Zelensky pour qu’il revienne sur l’accord. Le faible Zelensky s’est exécuté et a rendu impossible la fin de cette guerre encore à ses débuts. Récemment, Boris Johnson a admis publiquement à Londres que la guerre contre l’Ukraine était une guerre par procuration de l’Occident contre la Russie. Depuis, environ un demi-million de soldats ukrainiens sont morts. Je ne voudrais pas voir des nations de l’Est mourir pour les intérêts égoïstes des Anglo-Saxons.
Jusqu’à cette année, les médias occidentaux ont convaincu leurs consommateurs que l’Ukraine gagnerait la guerre contre la Russie parce que l’Occident tout entier la soutenait. Il s’avère que c’était pure propagande : en effet, il était clair depuis le début que l’Ukraine n’avait aucune chance face à une Russie trois fois plus grande. Si l’OTAN décidait d’envoyer ses soldats en Ukraine, la Slovaquie n’enverrait pas les siens. La majorité des Slovaques ne considèrent pas la Russie comme leur ennemie, comme le prouvent les sondages d’opinion réalisés par des agences américaines.
Je considère que l’affirmation selon laquelle, en cas de défaite de l’Ukraine, la Russie continuerait à progresser vers l’Ouest relève de la propagande. La Russie n’a pas la force suffisante pour se déplacer plus à l’ouest. En outre, elle a une expérience historique. Pendant la guerre froide, l’Union soviétique, plus grande, tenait l’Europe centrale, mais des soulèvements éclatèrent en Allemagne de l’Est, en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Finalement, Gorbatchev décida de laisser tomber l’Europe centrale. La Russie n’a pas besoin de contrôler l’Europe centrale par la force. Il lui suffit de s’assurer qu’il n’y ait pas de bases militaires en face d’elle. Les États d’Europe centrale ne voudraient pas non plus être un champ de bataille entre l’Occident et la Russie. Alors que l’administration de Joe Biden touche à sa fin, les États-Unis semblent avoir délibérément aggravé la situation vis-à-vis de la Russie. Mais Joe Biden n’est plus mentalement apte à décider seul, même en s’appuyant sur les analyses de ses collaborateurs, des questions aussi graves qui sont en jeu et qui pourraient déclencher une guerre mondiale majeure.
La politique américaine actuelle semble confirmer que les États-Unis ne sont pas dirigés par un président élu, mais par une sorte d’État profond. En 2014, les États-Unis ont soutenu le renversement du président ukrainien dûment élu, et ils soutiennent maintenant la présidente Salomé Zourabichvili en Géorgie, qui ne veut pas céder sa place au nouveau président dûment élu. Trop de preuves indiquent que les États-Unis ont été impliqués dans la destruction du gazoduc Nord Stream, en mer Baltique. Soutenus par la Grande-Bretagne et l’ensemble de l’OTAN, ils sont actuellement le plus grand destructeur de l’ordre démocratique dans le monde.
Les médias russes estiment depuis longtemps que les élites occidentales ont failli intellectuellement et moralement. Il est difficile d’entamer des négociations sérieuses avec de telles élites et, surtout, de compter sur elles pour respecter les accords conclus. Comment peut-on avoir du respect pour des hommes politiques occidentaux qui se sont avérés intellectuellement incapables d’évaluer correctement la situation stratégique sur le champ de bataille ukrainien, qui n’ont pas le courage politique de publier les résultats de l’enquête sur les explosions du gazoduc Nord Stream, adoptent des lois restreignant la liberté d’expression dans les pays de l’Union européenne et n’osent pas défier les ordres de l’État profond ?
En comparaison, on se souvient qu’en tant que secrétaire d’État sous la présidence de Richard Nixon, Henry Kissinger avait obtenu une place de parking préférentielle pour l’envoyé soviétique au département d’État, car les places de parking étaient déjà un problème à l’époque.
Lorsqu’ils écoutent les nouvelles concernant la guerre en Ukraine, les habitants d’Europe centrale se demandent pourquoi l’Occident, en particulier les États-Unis, sont prêts à investir autant dans la guerre du côté ukrainien. En 1938, la France et la Grande-Bretagne n’étaient pas du tout disposées à se ranger du côté de la Tchécoslovaquie contre Hitler et ont forcé la Tchécoslovaquie à accepter ses conditions, en dépit des traités d’alliance que nous avions avec la France et la Grande-Bretagne. De même, en septembre 1939, contre la Pologne, ils n’étaient prêts qu’à mener une « drôle de guerre » contre l’Allemagne. Une explication a été donnée par le sénateur américain Lindsey Graham. Il a calculé combien de richesses naturelles ukrainiennes l’Occident pourrait gagner. La seconde explication est d’ordre géopolitique.
L’Occident doit d’abord vaincre la Russie pour pouvoir attaquer la Chine. Mais la Russie et la Chine le savent toutes deux. Encore une dernière remarque. Toute l’aide militaire et financière de l’Occident à l’Ukraine est fournie sous forme de prêt, qu’elle ne serait pas en mesure de rembourser avant cent ans. Mais si l’Ukraine perdait la guerre et se succédait à elle-même sous une autre forme juridique, tous les prêts qui lui ont été accordés ne seraient plus qu’un morceau de papier.
Tous les problèmes mentionnés seraient simplifiés si l’Occident perdait la guerre en Ukraine.