« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Visioconférence des 7 et 8 décembre 2024
Session 1
30 décembre 2024
par Chas W. Freeman, Jr, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Arabie Saoudite
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Je m’adresse à vous en tant qu’Américain. Je suis parfaitement conscient que le comportement récent de mon pays lui a fait perdre son autorité morale et a dressé une grande partie du monde contre lui. Désormais, lorsqu’ils voyagent, certains Américains évitent l’ignominie en se faisant passer pour des Canadiens. Dans la patrie américaine, la majorité cherche le confort et la sécurité dans le déni ou le silence prudent. Nous vivons dans un monde où le fait de savoir qui dit quoi semble avoir plus d’importance que ce qui est dit, mais toute déclaration qui va à l’encontre du récit officiel est immédiatement qualifiée de « désinformation », est passée sous silence et supprimée des archives publiques.
Dans ces circonstances, il est évident que l’on peut parler d’auto-illusion et de lâcheté politique - ce que l’on pourrait appeler la « politique de l’autruche ». Mais la réalité est immuablement là, qu’on l’admette ou non. Ne rien dire et ne rien faire n’atténue pas et ne peut pas atténuer les risques des crises mondiales actuelles, mais il est essentiel de prendre l’initiative de parler et d’agir si nous et notre espèce voulons survivre et prospérer en paix.
L’espèce humaine n’a jamais représenté un danger aussi grand pour elle-même qu’aujourd’hui. Si le changement climatique provoqué par l’homme ne rend pas notre planète inhabitable, plusieurs guerres nucléaires en préparation pourraient bien le faire.
Dans l’ordre mondial bipolaire de la guerre froide, la crise des missiles de Cuba a rappelé à tous les risques qu’un échange nucléaire ferait peser sur l’existence humaine. Les dirigeants de Moscou et de Washington ont alors décidé d’éviter une guerre susceptible de dégénérer en conflit nucléaire. À la fin de la guerre froide, les relations de coopération entre les États-Unis et la Chine ont exclu toute idée d’échange nucléaire entre les deux pays. L’Inde et le Pakistan - une autre dyade nucléaire - ont montré que les puissances nucléaires pouvaient se battre sans nécessairement passer au niveau nucléaire. Mais le monde a changé et l’« allergie nucléaire » qui incitait à la prudence n’est plus ce qu’elle était. L’ordre mondial humain envisagé par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale a expiré. Des violations flagrantes du droit international - invasions, génocides, expansions territoriales, violations flagrantes des droits de l’homme – se déroulent aujourd’hui en toute impunité. Dans les « ordres fondés sur des règles » unilatéralement affirmés qui succèdent au droit international et à la courtoisie, les forts font une fois de plus ce qu’ils veulent tandis que les faibles subissent ce qu’ils doivent subir. L’adage selon lequel une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée a été mis de côté, car les neuf puissances nucléaires introduisent de nouvelles ogives et de nouveaux vecteurs et intensifient leurs menaces les unes envers les autres.
L’imprudence a fait de la guerre nucléaire entre la Fédération de Russie et l’Occident collectif une possibilité imminente. La Chine et les États-Unis se préparent chacun à une guerre à propos de Taïwan, dont ils reconnaissent tous deux qu’elle pourrait devenir nucléaire. La Corée du Nord promet de répondre à toute tentative de changement de régime par une attaque nucléaire contre les États-Unis. Israël cherche à éliminer l’Iran, qui agit contre ses politiques génocidaires et son expansion territoriale, et n’exclut pas d’utiliser son arsenal nucléaire pour y parvenir.
L’absence de moyens de communication efficaces entre les puissances nucléaires aggrave le risque. Les principaux accords de contrôle des armements ont expiré ou ont été abandonnés. Personne ne cherche à les remplacer. Il n’existe aujourd’hui aucun mécanisme opérationnel de contrôle de l’escalade entre belligérants dotés d’armes nucléaires. Le dialogue diplomatique entre les grandes puissances nucléaires est rare, voire inexistant.
En quatre ans au poste de secrétaire d’État, Antony Blinken ne s’est pas rendu une seule fois à Moscou. Le ministre russe des affaires étrangères, M. Lavrov, a été reçu pour la dernière fois à Washington il y a cinq ans. Plutôt que de s’écouter l’un l’autre, Washington et Pékin s’échangent inutilement des points de vue combatifs. Israël et l’Iran ont surpassé Washington, Moscou et Pékin en se diabolisant et en s’ostracisant mutuellement. En l’absence d’une vision de paix soutenue par la diplomatie, la dérive vers une nouvelle escalade en Ukraine, en Asie occidentale, dans le détroit de Taïwan et en Corée se poursuit sans relâche.
L’Ukraine a vaillamment résisté à l’invasion de la Russie, mais il est désormais clair qu’elle a perdu la guerre. Elle est militairement épuisée. La guerre a dévasté ses infrastructures et ruiné son économie. La Russie s’empare de plus en plus de son territoire. L’Ukraine a été dépeuplée. L’Occident continue à insister pour qu’elle combatte la Russie jusqu’au dernier Ukrainien. Mais les Ukrainiens restants ont besoin de paix, pas de guerre.
Pour mettre fin à la guerre sans pertes supplémentaires, l’Ukraine doit revenir aux conditions russes désagréables qu’elle a acceptées il y a deux ans et demi à Istanbul. Ni l’Occident ni l’Ukraine n’ont proposé d’alternatives réalistes. Au contraire, ils n’ont cessé d’attribuer à la Russie des objectifs qu’elle n’a jamais défendus et qu’elle n’est pas en mesure d’atteindre, à savoir la conquête de toute l’Ukraine comme première étape de la conquête de toute l’Europe. Il s’agit d’une propagande destinée à renforcer le soutien de l’Europe à « l’affaiblissement et à l’isolement de la Russie », d’un discours alarmiste s’appuyant sur des conjectures sans fondement, enflammées par la paranoïa de la guerre froide.
Les conditions posées par Moscou pour la paix en Ukraine et en Europe ne sont pas un secret. Elles ont été clairement exposées dans sa demande de négociations de décembre 2021. La position russe n’est pas une surprise. Moscou l’a exprimée pour la première fois en 1994. Mais le refus de l’Occident de discuter face à un ultimatum clair a surpris Moscou. C’est ce qui a déclenché, deux mois plus tard, ce que l’on appelle « l’opération militaire spéciale » en Ukraine.
Les objectifs déclarés de la Russie en Ukraine sont les suivants : (1) La « dénazification » et la « démilitarisation », pour mettre fin à la persécution des Russes et des autres minorités en Ukraine et aux menaces à la sécurité de la Russie émanant de l’Ukraine. (2) Le rétablissement de l’Ukraine dans le statut de neutralité et de non-alignement qui a présidé à sa naissance. (3) Des négociations avec les États-Unis et d’autres pays pour élaborer une architecture de sécurité européenne susceptible de rassurer à la fois la Russie et l’Occident.
Les deux premiers objectifs correspondent aux dispositions du traité d’État autrichien de 1955, qui mettait fin à l’occupation de cette partie de l’ancien Troisième Reich par les forces britanniques, françaises, soviétiques et américaines. Il instaurait un État autrichien indépendant et neutre, dans lequel les droits linguistiques et culturels des minorités étaient garantis au niveau international, fournissant une base solide à la démocratie autrichienne prospère d’aujourd’hui. Il a créé un précédent sur lequel pourrait encore être bâtie une Ukraine neutre, indépendante et démocratique, qui serait à la fois un tampon et un pont entre la Russie et le reste de l’Europe. Le processus d’adhésion à l’UE pourrait guérir de nombreux maux dont souffre l’Ukraine, notamment sa corruption notoire. Il convient de noter que la Russie ne s’est jamais opposée à l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne.
Le Partenariat pour la Paix, auquel la Russie a adhéré en juin 1994, peut devenir un système de sécurité coopératif pour l’Europe, soutenu par l’OTAN. L’histoire de l’Europe avant la guerre froide montre que, sans la participation de la Russie à la gestion de la paix et de la sécurité, l’Europe ne peut être stable.
Du fait que Kiev a rejeté les accords de Minsk et que la Russie a versé son sang pour protéger les russophones dans les oblasts qu’elle a officiellement annexés, Moscou espère les conserver. Il est indubitable que cela correspond à la volonté de leurs habitants. Mais la Russie doit apaiser les inquiétudes de l’Occident quant à ses intentions stratégiques. C’est une condition préalable à l’instauration d’une paix stable en Europe. Aussi réticente soit-elle, la Russie devrait envisager d’autoriser la tenue de référendums sous contrôle international dans les parties de l’Ukraine qu’elle a occupées.
En Ukraine, comme dans le conflit coréen, la fin des combats suivra probablement les négociations au lieu de les précéder. Un armistice à la coréenne perpétuerait les tensions et l’animosité, au lieu d’instaurer une paix ukrainienne sur laquelle une paix européenne plus large pourrait être construite. Ukrainiens et Russes doivent fixer des frontières qui leur permettent de coexister pacifiquement à l’avenir.
Comme ce fut le cas pour la paix de Westphalie, les négociations seront complexes, prendront du temps et impliqueront des discussions dans des forums avec des participants divers. Mais aussi difficiles qu’elles puissent se révéler, des solutions négociées pour l’Ukraine et pour un nouveau système de sécurité européen sont à la fois attendues et désespérément nécessaires.
J’aurais encore beaucoup à dire, mais mon temps de parole est écoulé.
Je vous remercie de votre attention.