« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Visioconférence internationale les 18 et 19 juin 2022

La Russie et la sécurité indivisible de toutes les nations

1ere session

22 juin 2022

Andreï Kortounov, Directeur général du Conseil russe des affaires internationales (RIAC) :

Tout d’abord, je voudrais exprimer ma profonde gratitude pour la chance qui m’est donnée de participer à cet événement très important et opportun. J’espère que nous aurons une discussion franche et intellectuellement gratifiante sur les tendances internationales actuelles et ce qu’elles pourraient signifier pour des gens comme nous, et pour nos pays et sociétés respectifs.

Dans ma brève présentation, je voudrais me concentrer sur la tendance que je qualifierais de consolidation actuelle de l’Occident. Je pense que l’une des manifestations les plus explicites de cette tendance peut être observée dans la réaction solidaire des grandes puissances occidentales au conflit entre la Russie et l’Ukraine. Nous avons assisté à une réponse très rapide et parfaitement coordonnée à l’opération militaire russe, avec un niveau sans précédent de sanctions antirusses, ainsi que de soutien militaire, économique, politique et de renseignement à l’Ukraine. Nous avons vu une pression coordonnée sur la Russie de la part de nombreuses organisations internationales, d’institutions multilatérales, et également sur de nombreux pays du Sud, afin de les convaincre d’adopter la bonne position dans cette crise.

Cependant, je pense qu’il est juste de dire que la réaction occidentale à l’opération militaire russe en Ukraine n’est pas la seule manifestation de la tendance actuelle vers un Occident plus consolidé. Si nous examinons les événements de l’année dernière, nous verrons de nombreux autres indicateurs, qui méritent clairement notre attention. Par exemple, une nouvelle alliance militaro-politique, appelée AUKUS, a vu le jour dans le Pacifique.

Les États-Unis ont tenté, avec un certain succès, d’institutionnaliser le dialogue quadrilatéral sur les questions de sécurité, le fameux Quad, auquel participent l’Inde, le Japon et l’Australie. L’administration Biden a organisé un sommet à grande échelle pour les démocraties à la fin de l’année dernière. Nous pouvons mentionner des tentatives très conséquentes d’activer l’OTAN en vue d’augmenter les dépenses militaires des pays européens, alliés des États-Unis ; nous avons vu la Finlande et la Suède prendre une importante décision pour rejoindre l’OTAN ; nous avons vu un nouvel activisme au sein du groupe du G7. Il y a donc de nombreuses manifestations qui suggèrent que l’Occident entre dans une phase de consolidation relative.

Si nous regardons l’histoire, le cycle précédent, le cycle de décentralisation et de désintégration de l’Occident, a sans doute commencé en 2003, lorsque les États-Unis ont eu de très graves problèmes pour convaincre certains de leurs partenaires les plus proches de soutenir l’opération militaire américaine en Irak. Et bien que la scission entre les États-Unis et le Royaume-Uni, d’une part, et les puissances européennes continentales de l’autre, n’ait pas été une division stratégique, elle a assurément indiqué que les tendances centrifuges commençaient à dominer dans l’Alliance occidentale. Ces tendances ont été accélérées par l’administration Obama, lorsque la Maison-Blanche a annoncé le « pivot vers l’Asie ». Ce pivot a été accueilli avec beaucoup de suspicion en Europe, car il a été interprété comme une tentative des États-Unis de se détourner de l’Europe et de la remplacer, en tant que principale priorité stratégique, par des alliances stratégiques américaines dans la région Asie-Pacifique. Bien sûr, quatre années d’administration Trump ont également contribué à cette désintégration, tout comme le Brexit britannique de l’Union européenne.

Ainsi, pendant au moins une décennie, peut-être plus, l’Occident a évolué vers plus de désunion. Aujourd’hui, nous constatons une tendance inverse et la question est bien sûr de savoir combien de temps cette tendance va durer et comment elle va se manifester dans les années à venir.

On peut donc prédire que les pays occidentaux vont renforcer leur coopération dans le domaine militaro-technique et que l’OTAN va probablement se mondialiser.

Je pense que nous verrons certains indicateurs de cette tendance dès le prochain sommet de l’OTAN qui se tiendra à Madrid dans quelques jours.

Nous devrions assister à une tentative de mondialisation de la zone de responsabilité de l’OTAN, même si certains membres de l’Alliance pourraient encore se montrer réticents à étendre leurs responsabilités au-delà du continent européen.

Je pense que nous verrons également une plus grande coordination de la stratégie politique des grandes puissances occidentales, et même s’il ne sera pas facile de convaincre certaines nations européennes d’adopter une position plus ferme à l’égard de la Chine, les États-Unis essaieront certainement d’amener l’Europe dans cette direction.

Nous pourrions également observer quelques succès dans les tentatives de surmonter les désaccords et contradictions économiques entre les deux côtés de l’Atlantique : par exemple, l’administration Biden a déjà décidé de lever certains droits de douane sur l’acier et l’aluminium européens. Une sorte d’arrangement entre Boeing et Airbus pourrait intervenir d’ici peu et il y a des chances que d’autres accords commerciaux symboliques soient conclus entre les États-Unis et l’Europe.

Les deux parties feront de leur mieux pour coordonner les politiques dans le domaine de la haute technologie, et nous verrons probablement émerger des consortiums transcontinentaux de grandes industries de haute technologie, dans des domaines comme l’informatique et les biotechnologies, et les nouvelles sources d’énergie, provoquant un changement technologique d’une nouvelle génération.

Autre point important, à mon avis, l’Occident va tenter de dominer la gestion des biens communs mondiaux. Les pays occidentaux, principalement l’Union européenne, mais aussi les États-Unis, tenteront de définir les règles d’engagement dans des domaines tels que la transition énergétique, la gestion de l’information, le changement climatique, la gestion des migrations transfrontalières, la biodiversité, etc.

Il s’agit sans aucun doute d’un facteur important de la consolidation occidentale et, bien que je prévoie des complications sur cette voie, je pense néanmoins que dans un avenir immédiat, une certaine forme de coordination dans ces domaines est possible.

Cette coordination reflète assurément l’affaiblissement des positions occidentales et les préoccupations concernant les rivaux et adversaires géopolitiques de l’Occident, principalement la Chine, mais aussi d’autres économies et puissances politiques émergentes.

La question est donc de savoir combien de temps cette consolidation peut durer et à quel moment la tendance pourrait s’inverser. Nous pouvons nous attendre à ce que cette tendance se poursuive pendant quelques années, mais en fin de compte, une nouvelle déconstruction de l’Occident consolidé est presque inévitable. Et cela, pour plusieurs raisons : tout d’abord, il sera très difficile de maintenir le niveau d’unité actuel, étant donné les divergences d’intérêts économiques entre les États-Unis et l’Europe.

Par exemple, je ne vois pas comment les États-Unis pourraient obtenir que l’Union européenne ouvre ses marchés agricoles aux produits américains. Je ne vois pas non plus comment ils accepteraient facilement l’importation d’automobiles et de pièces détachées de voitures allemandes. Les désaccords économiques seront donc là pour rester. Les États-Unis essayeront de continuer à exploiter leur position privilégiée dans l’économie mondiale, et dans le système financier mondial.

Il sera de plus en plus difficile de maintenir le dollar comme principale monnaie de réserve mondiale, et je pense que l’importance du dollar va, progressivement, lentement mais sûrement, diminuer, ce qui créera des problèmes supplémentaires entre les États-Unis et leurs alliés.

Il existe également des désaccords sur les intérêts économiques et politiques à long terme envers d’autres parties du monde. Par exemple, pour l’Europe, il serait plus problématique de rompre avec la Chine. L’Union européenne sera réticente à déclencher une guerre économique, une guerre commerciale avec elle, même si les États-Unis poussent très fortement cette option.

Il est probablement impossible de synchroniser les cycles de développement politique du monde occidental. La plupart des pays européens s’orientent vers des coalitions politiques de gauche ou de centre-gauche, tandis qu’aux États-Unis, les élections de mi-mandat risquent de favoriser les néocons du Parti républicain. Le modèle anglo-saxon de développement social et économique ne converge pas vraiment avec le modèle européen continental, et cela restera probablement l’un des problèmes et l’une des limites sur la voie d’un Occident plus consolidé.

Nous devons également garder à l’esprit que la Chine continuera d’être un facteur de division dans les relations entre les États-Unis et l’Europe, et que non seulement la Chine, mais aussi de nombreux autres pays appartenant au Sud, pourraient constituer une pomme de discorde entre l’Amérique et l’Europe, car les États-Unis et l’Union européenne ont des approches très différentes du Sud et du transfert des ressources du Nord vers le Sud.

Enfin, nous ne devons pas oublier que, relativement parlant, l’Occident collectif s’affaiblit et que les pays occidentaux ont encore de nombreux problèmes à résoudre. Pour beaucoup d’entre eux, leur société est divisée. Nous constatons une forte polarisation au sein de l’Europe, dans des pays comme la France, par exemple, et cette polarisation se reflète dans les résultats des récentes élections, tant présidentielles que pour l’Assemblée nationale. Nous verrons aussi une polarisation aux États-Unis, l’aile réformiste du parti démocrate se déplaçant plus à gauche et le parti républicain vers la droite. Nous constatons de gros problèmes d’infrastructure aux États-Unis et en Europe, qui ne sont toujours pas résolus. Tous ces problèmes sont donc susceptibles de réduire l’influence occidentale dans le monde et de favoriser les tendances à la désintégration au sein de l’Occident mondial.

Il y a fort à parier qu’en fin de compte, la géographie comptera moins qu’aujourd’hui, et que les notions d’Est et d’Ouest, ou de Nord et de Sud, perdront progressivement leur importance relative et seront remplacées par de nouveaux concepts de coalitions conjoncturelles ad hoc, pouvant unir différents pays de tous les coins du monde.

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