« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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26 juin 2024
Odile Mojon et Pierre Bonnefoy, de l’Institut Schiller, se sont entretenus avec Élisabeth Bouchaud, comédienne, ancienne physicienne et directrice du théâtre de la Reine Blanche, qui s’est donné pour mission de démocratiser la culture, l’art et la science, à travers son travail.
Institut Schiller : Bonjour, Élisabeth Bouchaud. Il y a quelques années, vous avez pris la direction du théâtre de la Reine Blanche, avec l’intention affichée d’intéresser le public à la science. Pouvez-vous nous expliquer le sens de votre démarche ?
Élisabeth Bouchaud : Bien sûr. Pour commencer, il faut peut-être dire que je suis physicienne et que j’ai fait plus de trente ans de recherche en physique : la science est une autre de mes passions. Si j’ai voulu utiliser le théâtre comme outil de médiation scientifique, c’est tout d’abord parce que je pense que la culture scientifique fait partie de la culture générale et qu’elle doit être partagée, comme tout le reste de la culture. Je pense aussi qu’il est absurde de ne rien connaître en science, quand on vit dans la société qui est la nôtre, puisque toutes les grandes questions qui la traversent aujourd’hui (pêle-mêle, le changement climatique, la santé, les épidémies, les vaccins, le vieillissement, le genre, la procréation, les questions économiques, le partage des richesses, etc.), toutes ces questions demandent un minimum de connaissances scientifiques. Sinon, on est capable de croire n’importe quel charlatan. On vit aussi dans un pays où, au regard des chiffres, les gens se méfient de la science et je trouve ça très grave. Il est donc intéressant de la démystifier, que ce ne soit plus un fantasme mais une réalité, que les chercheurs eux-mêmes ne soient plus des fantasmes, mais des êtres réels avec lesquels on peut parler. D’ailleurs, cette dernière remarque a motivé une série de spectacles, auxquels Pierre Bonnefoy a contribué. Ce sont « Les savants sur les planches », où l’on a effectivement des chercheurs, des universitaires, des gens qui ne sont pas des comédiens, qui présentent ce qu’ils font. On n’est plus dans la fiction théâtrale mais dans la réalité. Cependant, ce discours scientifique est mis en résonance avec un certain nombre de performances artistiques qui peuvent être de toute nature – du théâtre, comme ce fut le cas pour la présentation de Pierre (« Shakespeare et la relativité »), mais aussi de la musique, de la danse, du cirque, etc., qui permettent de s’emparer du discours scientifique pour le rendre, d’une certaine façon, sensible au grand public. Et ça, c’est important parce que c’est difficile à comprendre… Bien que ce discours soit extrêmement simplifié par les chercheurs qui s’expriment sur la scène de la Reine Blanche, c’est quand même un discours qui reste compliqué pour la majeure partie des gens. Le rendre sensible, le rendre intelligible (en partie, du moins), qu’on en ait une peinture, une impression, et même un peu plus, je crois que l’art sert à ça. Ce sont évidemment des respirations dans une conférence – qui est ardue, encore une fois, parce que je vise un public qui n’est pas ce que j’appelle un public « captif » (ingénieurs à la retraite, professeurs, etc., bien que j’aie beaucoup d’affection pour ce public, dont je fais partie d’ailleurs). Ceux que je souhaite toucher, ce sont les gens qui ne sont pas convaincus d’avance que la science est non seulement intéressante, mais qu’elle est indispensable. On ne vivrait pas dans le monde tel qu’il est, et on ne pourrait pas espérer l’améliorer si la science n’était pas là.
I.S. Une des fonctions essentielles de l’art est d’appréhender la sensibilité des gens, à travers la beauté et la raison, pour les emmener au-delà de ce qu’ils connaissent.
E.B. Absolument : les embarquer grâce à leurs propres émotions et les amener à s’intéresser à ces questions. Mais c’est aussi très important qu’il y ait de vrais chercheurs sur scène, à qui l’on peut poser des questions. Il y a en France une chose assez incompréhensible : les chercheurs sont les personnes en qui les Français ont le plus confiance, mais la majeure partie d’entre eux pense que la plupart des chercheurs sont payés par des multinationales, et donc qu’ils sont malhonnêtes, d’une certaine façon. Les deux choses coexistent, c’est complètement fantasmatique. Les chercheurs sont des êtres normaux, avec leurs turpitudes mais aussi leurs grandeurs. Il y en a qui sont formidables, d’autres qui ne le sont pas du tout, et c’est bien de montrer aux gens ce qu’ils sont réellement. « Dessine-moi un chercheur » : c’est un homme, blanc, qui porte de grosses lunettes, une blouse blanche, et qui est enfermé dans une tour d’ivoire. Évidemment, ce n’est pas ça du tout, à de très rares exceptions près. Même ceux qui font des maths pures ne travaillent pas tout seuls aujourd’hui. Il faut démystifier tout ça, montrer de vrais chercheurs, auxquels les gens puissent poser toutes les questions qu’ils veulent. « Est-ce que vous êtes payés par l’industrie pharmaceutique machin ? », etc. En réalité, quand ils ont la personne devant eux, ils n’ont plus envie de poser cette question. En revanche, ils posent beaucoup de questions sur la science elle-même. C’est très exaltant, et presque rassurant. A l’issue de ces spectacles – Pierre, tu l’as expérimenté toi-même – les questions que les gens se posent ne sont pas du tout anecdotiques, elles sont au cœur de la pensée scientifique. On peut donc y arriver, finalement.
I.S. Au sujet de ce travail de médiation scientifique, la Reine Blanche est implantée dans une partie très populaire du XVIIIe arrondissement de Paris, parvenez-vous à toucher le public de cet arrondissement ? Que représente pour vous le défi d’apporter l’art et la science au peuple ?
E.B. Je voudrais l’apporter à tout le monde, bien entendu. Notre public, je ne le connais pas bien, mais dans le XVIIIe arrondissement, il y a en gros deux types de populations : les bobos qui vont au théâtre, et les autres qui n’y vont pas. Nous, on a les bobos, les intellos ! Ce ne sont pas les gens du quartier qui sont issus des classes sociales les moins favorisées. Évidemment, je voudrais étendre cette mission à toutes les populations. Oui, porter la science au peuple, la culture. A quoi sert la culture ? Elle sert à appréhender le monde, elle donne des clefs pour le décrypter, et elle sert aussi à être heureux. Quand on lit de la bonne littérature, quand on va au théâtre, quand on écoute de la musique, c’est de la joie pure. Comprendre un fait scientifique peut rendre heureux aussi ! Il faut partager cette partie de la culture : tout le monde y a droit. Mais il faut trouver l’angle avec lequel on peut communiquer la science à des gens qui ne sont pas armés pour passer au travers de toute l’armada technique et mathématique qu’elle requiert. Une action que nous avions menée, en particulier pour les jeunes du quartier, pour les écoles primaires et maternelles, au début de la Reine Blanche : on avait créé des spectacles scientifiques pour les gamins. Le premier, je l’avais fait avec deux collègues de l’ESPCI sur les matériaux, ça s’appelait « Casser en s’amusant ». Nous y montrions des choses simples et amusantes, et nous organisions des petits jeux où les enfants montaient sur scène et mettaient des chapeaux de couleurs variées pour devenir des atomes de natures différentes. Leur ayant ainsi montré que l’on peut parler de science sur une scène de théâtre, on les accompagnait, et les enseignants aussi (il ne faut pas perdre de vue que pour les enseignants, le théâtre ça fait peur et la science aussi), afin que chaque classe fabrique un petit spectacle de dix minutes, voire cinq minutes pour les maternelles. À la fin de l’année, au mois de juin, on invitait les familles, et les enfants jouaient leur spectacle sur scène. On avait fait ça avec le centre pilote pour l’apprentissage des sciences, qui se trouve à l’école Cavé, juste à côté, et qui regroupe plusieurs écoles du XVIIIe. C’était formidable ! J’ai pleuré quand j’ai vu des petits bouts de chou de quatre ans venir nous expliquer l’équilibre mécanique sur scène. Peu importe qu’ils aient compris ce que signifie vraiment « équilibre mécanique ». Ces gamins-là n’auront pas peur de la science, ils se la sont appropriée, parce que parler sur une scène de théâtre, c’est quand même très spécial, c’est prendre les choses à bras le corps, devenir sujet. Et quand on a quatre ans et qu’on parle de science à la première personne du singulier, avec un micro, sur la scène d’un théâtre, on est en quelque sorte « légitimé ». Peut-être qu’aucun des élèves de cette classe ne fera jamais d’études scientifiques, mais je pense qu’il y en aura un certain nombre qui n’auront pas peur de la science, comme la plupart des gamins, hélas, qui ont cette peur a priori.
I.S. Dans ce travail-là, comme dans ce que vous faites par ailleurs, est-ce que vous vous sentez soutenue par le monde de la culture et le monde de la science ?
E.B. Ah non ! je ne suis soutenue par personne. Je suis une « lonesome cowboy ». Je n’en fais qu’à ma tête, comme je l’ai dit à une ministre de la Culture, venue à la Reine Blanche remettre une légion d’honneur : « Nous sommes pauvres mais nous sommes libres, Madame ! » Je ne suis soutenue par personne, et c’est complètement idiot. Je pense que les pouvoirs publics devraient s’emparer de mon projet. Je ne demande qu’à les y aider. Après tout, il existe de nombreux exemples de partenariats « public-privé ». J’ai eu une longue discussion à la Mairie de Paris où l’on m’a dit : « C’est très bien ce que vous faites, continuez Madame ! » A la Mairie du XVIIIe, c’est un peu le même discours. Bon, tant que je le peux, je continue ! Il faut bien comprendre que les carrières scientifiques et techniques, dans un pays où l’ascenseur social est en panne, restent des vecteurs d’ascension sociale. Ce sont même presque les seuls. Se lancer dans des études de littérature (et Dieu sait que j’aime la littérature), c’est magnifique, mais on n’est pas sûr de devenir professeur et de pouvoir s’élever socialement. D’autre part, la population du XVIIIe est en grande partie constituée de gens qui viennent d’ailleurs. Et ça, je trouve que c’est une chance qu’il faudrait saisir. Imaginons un petit Chinois, qui non seulement parle couramment sa langue d’origine, mais surtout, connaît les codes d’une civilisation très différente de la nôtre. S’il devient ingénieur, chef de projet pour une entreprise française, c’est pour celle-ci une chance inouïe que de pouvoir l’envoyer en Chine. Il faudrait avoir cette volonté. Ces enfants issus de l’immigration, il faut les former en science et profiter de leur double culture ! Il y a probablement des gens capables d’apprendre le mandarin et de le parler sans accent, mais avoir les codes d’une société, ça demande de la connaître de l’intérieur. On y gagnerait tous, les enfants parce qu’ils auraient des postes formidables et qu’ils s’élèveraient socialement, et l’ensemble de la nation, parce que nos entreprises y gagneraient beaucoup.
I.S. Dans votre festival « Les savants sur les planches », des scientifiques s’associent avec des artistes. Il y a des enseignants et des lycéens dans le public. Pouvez-vous nous parler de vos relations avec le monde de l’éducation ?
E.B. Disons que j’ai des relations avec ceux qui viennent ici. Ce n’est peut-être qu’une partie pas totalement représentative du monde de l’éducation. On a quelques collèges, à partir de la quatrième, mais on a surtout des lycées. Les enseignants qui amènent leurs classes ici sont, je pense, convaincus. Ils montrent à leurs élèves une science qui ne fait pas peur, qui est amusante, belle, ou poétique. Ils sont convaincus que leurs élèves en retirent un grand bénéfice, et je pense que ça fait du bien aux élèves comme aux enseignants, puisqu’ils reviennent… Ils viennent aussi voir les œuvres de fiction.
I.S. Cela pose la question d’une éducation émancipatrice, que l’on retrouve un peu dans tout ce que vous avez dit. Cela pourrait-il être la trame, justement, d’une éducation proprement émancipatrice, dans le bon sens du terme ? Plus généralement, comment le théâtre pourrait-il y contribuer ?
E.B. Bien sûr, on parle ici de science, mais le théâtre peut également être vecteur d’émancipation. Je pense qu’on devrait faire faire du théâtre à tous les enfants à partir d’un certain âge… On est vraiment en pleine possession de son destin quand on est sur scène. C’est extrêmement important dans la construction de soi. Même quand on récite un poème ou qu’on fait une improvisation, le fait d’être sur scène et de parler, de décider des gestes qu’on va faire, et d’imposer aux autres de vous regarder, de vous écouter, c’est vraiment émancipateur. Presque par géométrie ! Par ailleurs, faire dire aux enfants de beaux textes littéraires sur scène, c’est aussi extrêmement important. Parce qu’ils vont s’emparer de la langue française, ils vont s’attacher à cette langue, la comprendre, l’aimer. Mes premières émotions littéraires et poétiques, vers 10-12 ans, viennent de ma découverte de Racine et de Corneille. Même si je ne comprenais pas tout, de là est né mon amour absolu pour la langue française. En fait, je lisais tout ce qui me tombait sous la main, et surtout, je faisais une chose que je n’avais pas le droit de faire : regarder la télévision le soir. Comme j’étais dans une famille modeste, ma chambre n’était séparée de la salle à manger que par un simple rideau, et il me suffisait de l’entrouvrir discrètement pour voir tous les films que je voulais, entre les pieds de la table familiale.
I.S. Est-ce qu’à l’école, on vous faisait réciter ces textes ?
E.B. Non, à l’école, à 10-12 ans, c’était plutôt Molière, qui m’a passionnée aussi. On nous faisait faire du théâtre en cours de français. Ma professeure, Madame Schumann, nous faisait jouer des scènes des comédies de Molière. Et comme j’étais dans une école de filles, je choisissais naturellement les rôles d’hommes, parce qu’ils sont beaucoup plus drôles et plus intéressants : Scapin, Sganarelle, Mascarille, le malade imaginaire, etc. Je faisais rire mes copines et c’était très gratifiant. Mais c’est Racine qui a été un véritable coup de foudre. Je suis tombée amoureuse de cette langue-là. Ma petite sœur me donnait la réplique. On montait sur le lit des parents, qui me semblait être un parfait plateau de théâtre, on enfilait des combinaisons que ma mère portait sous ses robes, car je trouvais que ça faisait très toge romaine, et je lançais les stances de Camille [dans Horace de Corneille] avec une très grande conviction.
I.S. Marie Curie a-t-elle aussi été une inspiratrice pour vous ?
E.B. Pas en ce qui concerne la science. Quand j’ai fait mes études supérieures, et c’est à déplorer, on n’enseignait pas l’histoire des sciences. C’est tragique de présenter la science de manière dogmatique, désincarnée. Les noms des savants, en général, ce sont à peine des noms de rues. Marie Curie, c’est inévitable. J’en avais bien sûr entendu parler, mais je n’avais aucune attirance pour le personnage : en effet, quand on voit sur les photos cette dame austère à l’air triste, habillée en noir… on n’a pas envie de lui ressembler. Et puis, j’ai lu un peu par hasard sa biographie par Françoise Giroud, Une femme honorable, et ce portrait en noir et blanc a pris des couleurs, il est passé de deux à trois dimensions, et Marie Curie m’est apparue dans l’étendue de son génie, de son génie scientifique bien sûr, mais pas que.
I.S. Il est vrai que souvent, on se sent inspiré quand on rencontre la vraie personne. Dans la musique, c’est pareil, on n’enseigne pas qui sont les compositeurs. Quand on commence à les connaître, on entre dans une autre dimension. C’est pour cela que je me demandais dans quelle mesure cette grande scientifique avait pu vous inspirer pour votre série de spectacles.
E.B. Le premier spectacle que j’ai écrit sur une femme scientifique ayant existé, c’était justement sur Marie Curie. C’est Le paradoxe des jumeaux, une pièce écrite avec Jean-Louis Bauer, où je portais ce personnage personnellement. Plus tard, je me suis rendu compte que nombre de découvertes fondamentales avaient été faites par des femmes, dont parfois j’ignorais jusqu’au nom. Ainsi, le mécanisme de la fission nucléaire a été compris par une femme, Lise Meitner. Je n’ai jamais travaillé en physique nucléaire, mais même les gens dont c’est le cas n’avaient jamais entendu parler d’elle jusqu’à il y a quelques années. J’ai fait sa connaissance très récemment et je me suis dit d’abord que c’était une femme incroyable, mais ensuite qu’il fallait le dire au monde et surtout aux filles. Des femmes de génie, il y en a eu beaucoup. Beaucoup plus qu’on ne le croit, et Marie Curie est un peu l’arbre qui cache la forêt. Des hommes de génie comme Einstein, Schrödinger, Heisenberg, Pasteur, Flemming, etc., on en connaît beaucoup, et le public est capable d’en citer plusieurs. Mais les femmes ? Au festival d’Avignon l’année dernière, on se baladait avec les deux comédiennes qui jouent dans « Prix no’Bell », et on demandait aux gens : « Pouvez-vous citer une autre femme scientifique que Marie Curie ? » Les réponses étaient assez déprimantes… Or il est important pour les filles de savoir qu’à l’égal des hommes, elles ont un cerveau capable de faire de la science. Et comme vous le disiez vous-même à propos des musiciens, les femmes scientifiques ont souvent eu une vie passionnante.
I.S. Et qui n’est pas connue. C’est pareil dans le domaine de la musique, on joue des œuvres sans savoir dans quel environnement, avec quelle intention elles ont été composées. Les inventions, on les voit comme des choses en soi, alors qu’elles sont le fruit d’une maturation nourrie de toutes sortes d’influences. On fait abstraction de tout cela, et ça en fait des choses desséchées. Une autre question encore : comment le monde scientifique réagit-il à votre travail ?
E.B. Les spectateurs sont enthousiastes et nous soutiennent beaucoup. Mais ce sont des réactions individuelles, elles ne représentent pas l’institution.
I.S. A propos de vos pièces, comment, en l’absence d’éléments biographiques, arrivez-vous à reconstituer l’histoire ?
E.B. Je me base en général sur des biographies. Un certain nombre de choses sont avérées. Surtout dans le cas de Lise Meitner, sur laquelle il existe trois biographies. Celle que j’ai le plus utilisée, « A life for physics » de Ruth Levine, cite abondamment sa correspondance. Dans la pièce « Exil intérieur », j’ai utilisé des passages de ses lettres pour alimenter les dialogues. Ça donne une agréable impression d’authenticité. Une seule scène est tout à fait fictionnelle.
I.S. Justement, votre Rosalind Franklin [qui a découvert la structure en double-hélice de l’ADN] a un caractère bien trempé. Est-ce votre touche personnelle ou était-elle réellement comme ça ?
E.B. Je crois qu’elle était réellement comme ça. Ce qui fait que Watson la détestait. Il l’appelait « The dark lady » et a multiplié les remarques sexistes les plus outrancières dans La double hélice, parce qu’elle lui tenait tête, ainsi qu’à Crick et Wilkins. Ce que je trouve extraordinaire dans l’histoire de Rosalind Franklin, c’est qu’elle a toujours dit non, mais elle s’est fait avoir quand même. On a une excellente biographie de Brenda Maddox, « Rosalind Franklin, the dark lady of DNA. » Pour Jocelyn Bell [qui a découvert le premier pulsar en astrophysique], c’est un peu différent : il n’existe pas de biographie, mais je l’ai interviewée. Elle a 80 ans, bon pied bon œil et beaucoup d’humour. Dans la pièce Prix no’Bell, tout ce qui concerne sa recherche, sa découverte et les relations avec son patron de thèse, est historique : c’est ce qu’elle explique dans ses conférences, qu’on peut très facilement trouver sur internet. Mais comme je ne pouvais pas écrire une pièce de théâtre uniquement avec une histoire scientifique, je lui ai demandé : « Aviez-vous à l’université une amie avec qui vous pouviez échanger autre chose que de la science ? » Et lorsqu’elle m’a dit : « J’avais comme coloc une étudiante en théologie qui s’appelait Janet Smith », je lui ai répondu : « Oh ! You made my day ! ». C’était inespéré ! Évidemment, les conversations entre Jocelyn et Janet sont totalement inventées, qu’elles parlent de garçons ou de l’existence de Dieu, ou que Jocelyn explique à son amie quelques notions d’astrophysique.
I.S. Vous avez aussi une salle à Avignon et vous allez jouer au festival qui va s’ouvrir prochainement. C’est le festival que Jean Vilar a fondé en 1947 pour démocratiser le théâtre. Au vu de votre expérience, pensez-vous que l’esprit de Jean Vilar souffle toujours sur Avignon ?
E.B. Je ne pense pas qu’il souffle encore sur le ’In’, qui est vraiment devenu un festival pour « happy few ». Ce n’est plus du tout la démocratisation du théâtre. Les œuvres, souvent abstraites, s’adressent à des gens qui parfois arrivent le jour même en TGV et repartent le lendemain aux aurores, en n’ayant vu que le spectacle de la cour du Palais des papes. Dans le ’Off’, il y a le pire – vraiment le pire, des choses épouvantables – mais sur plus de 1600 spectacles (cette année), on trouve aussi des pépites, de vrais talents, des spectacles étonnants. J’en ai découvert un certain nombre, comme celui que j’ai programmé fin septembre prochain pour entamer notre saison 24-25 : « L’homme et le pêcheur ». C’est une troupe italienne qui a créé ce spectacle, qui se rattache au registre de l’absurde. Un type veut se suicider en se jetant dans une rivière. Seulement, il y a là un pêcheur, qui est très embêté de voir ce type qui vient lui casser les pieds et faire fuir les poissons. Il s’engage entre les deux hommes une conversation hilarante. Moi, je suis très dure à la comédie : en général, tout le monde rit autour de moi et je ne comprends pas pourquoi. Mais là, je riais aussi !
I.S. Je rebondis là-dessus, car dans le domaine de la musique et de la peinture, c’est peut-être encore plus éclatant. On a vraiment aujourd’hui deux types de cultures. Une culture soi-disant populaire, qui joue beaucoup sur passion et réaction, et qui se limite au ressenti, et pour les « connaisseurs », des choses qui, de plus en plus, ressemblent à des abstractions extrêmement intellectuelles, où il y a très peu de sève. Peut-on imaginer un art populaire qui soit capable de présenter une vraie réflexion ?
E.B. Il existe, je crois, une ligne de crête entre le théâtre de boulevard et le théâtre hermétique qui ne s’adresse qu’à une poignée de gens. À la Reine Blanche, on ne prend pas les gens pour des idiots et on ne flatte pas non plus leur propension à rechercher la facilité. Mais on se refuse à être dans l’abstraction totale. Quand je raconte mes histoires de femmes, les gens apprennent des choses, en général un peu d’histoire et pas mal de science. Mais on ne s’ennuie pas, heureusement ! On peut même monter Bérénice ou Phèdre en rendant ces pièces complètement hermétiques, mais on peut aussi bien les rendre accessibles au plus grand nombre. Je me souviens, quand j’ai rencontré mon mari, il détestait Racine. Je me suis dit, « mon gars, on ne va pas aller très loin ! » Plus tard, il m’a dit « c’est formidable, tu m’as traduit Racine en français ». En fait, ce qui compte, c’est de suivre les méandres tortueux de l’âme des personnages, en proie à de grandes passions. Tout le travail de l’acteur consiste à rendre intelligibles ces sentiments qui ne sont ni vulgaires ni faciles. Cela demande, bien entendu, un certain degré de réflexion, un « travail » de la part du spectateur, qu’il faut l’aider à faire. C’est sur cette crête-là que j’ai envie de travailler. Je n’ai pas envie de céder à la facilité, et je n’ai pas envie non plus de travailler pour une élite.
I.S. Cette discussion me fait penser à notre immense auteur français, Rabelais, chez qui il y a plusieurs niveaux de lecture. Pensez-vous qu’il serait envisageable, possible, de le mettre en scène aujourd’hui, de le lire en vieux français ?
E.B. Oui, cela pourrait se faire. Certains acteurs jouent par exemple des pièces des XVIe ou XVIIe siècles avec la façon de prononcer de l’époque. Au début, on ne comprend pas grand-chose, mais quand les comédiens sont bons, l’oreille finit par s’y faire, et on finit par comprendre et par recevoir l’émotion que véhicule le texte.
I.S. Pour conclure, et là je m’adresse à la scientifique, à propos des femmes de vos pièces dont on a volé les découvertes au XXe siècle, comment cela se passe-t-il aujourd’hui dans la recherche ?
E.B. Il y a toujours des gens, femmes et hommes, qui sont dépossédés de leurs découvertes, des injustices auxquelles j’ai moi-même assisté. Je pense qu’on fait quand même plus attention maintenant, parce que les gens, les femmes en particulier, se laissent moins faire. Ce que je trouve incroyable dans le cas des trois femmes dont j’ai parlé (et c’est la même chose pour la quatrième pièce [sur Marthe Gauthier] qui est déjà écrite), c’est que ces femmes ne se sont pas défendues à cor et à cri. Pourquoi ? Parce qu’une femme qui crie, c’est une hystérique, une marâtre, etc. Elles sont simplement allées faire autre chose, en minimisant le mal qu’on leur avait fait. Lise Meitner est même allée jusqu’à pardonner et aider certains membres de son groupe de recherche berlinois, qui s’étaient ralliés aux nazis. Je crois qu’aujourd’hui, ces femmes parleraient, elles demanderaient leur dû. Mais il y a encore des moments difficiles. Dans les disciplines où il y a la parité (chimie, biologie, médecine, où les femmes sont maintenant majoritaires), il y a sans doute moins de problèmes, mais dans les disciplines où elles sont très minoritaires, comme en physique, en finance, en économie ou en mathématiques, c’est beaucoup plus compliqué. Ces milieux très masculins ne sont pas attirants pour les femmes, qui n’y vont pas, et c’est encore plus compliqué pour celles qui y sont. Sans oublier le financement des laboratoires. Quand j’ai commencé ma carrière (il y a bien longtemps), le directeur du laboratoire répartissait la somme qui venait du ciel, c’est-à-dire du ministère de tutelle, et chacun pouvait travailler avec ce qu’il recevait. Or, depuis de nombreuses années, il est commun d’avoir zéro. Parce que le maigre financement que le chef de laboratoire reçoit sert à réparer la photocopieuse ou à acheter des stylos et du papier ! Il ne reste rien à distribuer aux chercheurs pour faire leur travail. On est donc obligé de passer par des demandes de financement et comme le taux de réussite est très bas, il faut rouler les mécaniques, dire que ce qu’on fait est formidable. Et ça, c’est plus masculin que féminin. Moi, en tout cas, ça me pesait beaucoup. Cela crée une ambiance où les gens sont sans arrêt en train de se comparer. Et ça aussi, c’est plus masculin que féminin. Les femmes se sentent mal à l’aise dans ce genre de système. Mais on est malgré tout obligées d’entrer dans la compétition pour survivre. C’est une des absurdités du système, car on reçoit tout de même un salaire pour travailler ! On a copié ce système sur les États-Unis, mais là-bas, dans les laboratoires nationaux, quand on n’a plus assez d’argent, on licencie. Heureusement, ce n’est pas le cas en France ! Cependant, sans argent pour faire sa recherche, on est plus ou moins payé à ne rien faire. Cela peut paraître cynique de dire cela, c’est en tout cas caricatural, mais c’est pour mettre en lumière l’absurdité de ce système débile. Dans les universités américaines, on ne paye les enseignants que sur neuf mois, et pour le reste, ils dépendent de financements extérieurs. Chez nous, maîtres de conférences et professeurs sont payés douze mois par an. Ce que nous demandions en 2002, avec le collectif « Sauvons la recherche », c’était d’avoir un minimum de ressources pour que tout le monde puisse travailler, et qu’il y en ait un peu plus, distribué par une agence nationale de financement, pour des projets ambitieux portés par des chercheurs particulièrement brillants.
I.S. Pour finir, on peut dire que vous être vraiment à part, à cheval entre l’art et la science. Est-ce un obstacle ?
E.B. C’est encore un obstacle. J’ai beaucoup entendu – et je l’entends encore – que le théâtre étant très ennuyeux et la science rébarbative, je n’aurais pas de public à la Reine Blanche. C’est faux, et nous avons de plus en plus de fidèles, mais le travail est loin d’être fini… Heureusement, il y a aussi des gens qui trouvent formidable le rapprochement du théâtre et de la science. Quand je suis arrivée dans le monde du théâtre, il y avait beaucoup de professionnels qui se demandaient ce que je faisais là. Ils savaient que j’étais physicienne, mais ils ignoraient que je faisais du théâtre depuis l’âge de 23 ans. Ils pensaient qu’un beau matin, je m’étais réveillée en disant « la physique, c’est fini. Vive le théâtre ! » Ces gens pouvaient se montrer très méprisants. Ce qu’on néglige trop souvent, c’est que les qualités qui font un bon chercheur sont les mêmes que celles qui font un bon artiste. On attribue en général la sensibilité et l’imagination aux artistes, mais il n’existe aucun chercheur qui ne soit pas sensible et imaginatif. On attribue la rigueur aux chercheurs, mais quel véritable artiste n’est pas rigoureux ?
I.S. Merci beaucoup.
https://www.reineblanche.com/ Crédit photo : Pascal Gély