« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Interview
31 mars 2025
Fort de son expérience en relations internationales, le Docteur Bhadrakumar, ancien diplomate indien a choisi d’aborder le nouveau mandat Trump sous un éclairage résolution positif quant au rôle que celle-ci pourrait jouer dans le basculement actuel vers un monde multipolaire.
Mike Billington : Bonjour. Je suis Mike Billington de l’Executive Intelligence Review et du Schiller Institute. Je suis très heureux d’être aujourd’hui avec M. MK Bhadrakumar, qui a eu une carrière diplomatique de 30 ans au service de l’Inde. Il a été ambassadeur en URSS et a également occupé des postes de direction au sein du ministère des Affaires étrangères. Il a occupé des postes au Pakistan, en Iran, en Afghanistan. Il est un écrivain prolifique sur les affaires du monde. Son blog s’appelle India Punchline, que j’encourage les gens à consulter.
Docteur Bhadrakumar, bienvenue et merci beaucoup d’avoir accepté cette discussion.
Dr. MK Bhadrakumar : Mike, bonsoir. Tout le plaisir est vraiment pour moi. Je vous connais et j’ai beaucoup lu sur votre brillante carrière d’activiste et de promoteur de la paix dans le monde. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de m’asseoir face à face avec vous, c’est donc un grand plaisir et un honneur. Je dois faire un petit correctif. Je n’ai jamais été ambassadeur en Union Soviétique. À cette époque, dans le service diplomatique, j’ai servi deux fois à Moscou, à l’époque de Brejnev et à l’époque de Gorbatchev. Quand j’ai terminé mon deuxième mandat, je venais tout juste d’être nommé conseiller ministériel. J’ai pris ma retraite de Turquie en tant qu’ambassadeur.
Mike Billington : Permettez-moi de commencer par noter que votre dernier essai sur le site India Punchline portait sur le rétablissement extraordinaire des relations diplomatiques entre les États-Unis et la Russie, avec l’appel téléphonique entre Poutine et Trump, puis des réunions diplomatiques entre plusieurs de leurs associés. Que pensez-vous de la façon dont cela se passe jusqu’à présent ?
Dr. MK Bhadrakumar : Je vais vous répondre sur la base du peu de temps que le président Trump a passé dans le bureau ovale — il n’en est qu’au deuxième mois de sa présidence. Mon sentiment est que beaucoup de terrain a été couvert, bien qu’il soit trop tôt pour dire quelle sera la trajectoire future, car il y a de très nombreuses variables dans la situation. Les relations russo-américaines ont une longue histoire. À l’époque du président Eisenhower, l’on espérait très fortement que Nikita Khrouchtchev et lui pourraient parvenir à s’entendre sur une coexistence pacifique. L’on sait le coup d’arrêt qui a suivi. Des deux côtés, je pense qu’il y a probablement des forces qui se déclarent insatisfaites de ce qui se passe aujourd’hui. Mais comptons sur le président Trump pour s’affirmer lors de son deuxième mandat. Son premier mandat l’a considérablement enrichi et éclairé sur les raisons pour lesquelles il n’avait alors pas pu réaliser ce qu’il voulait en matière de politique étrangère, et les contraintes auxquelles il a été soumises, et dont il ne veut plus aujourd’hui. J’en vois déjà les signes dans la façon dont il aborde sa deuxième présidence. Je m’attends donc à ce qu’il tienne bon.
Un nouveau facteur est cependant intervenu, à savoir que, contrairement à l’époque soviétique, où les variables concernaient principalement les États-Unis, ici elles concernent et les États-Unis et ses alliés transatlantiques. C’est un nouveau facteur. À l’exception de la Grande-Bretagne, je pense que les autres puissances européennes étaient devenues assez enclines à s’entendre avec l’URSS, en particulier l’Allemagne. Les gazoducs ont été mis en place dans les années 60, au début des années 70, malgré les réserves des États-Unis.
On assiste donc à une sorte d’inversion des rôles. Les États-Unis insistent sur cette coopération avec la Russie et, d’après les déclarations faites à Moscou, j’ai le sentiment qu’il existe déjà un certain niveau de transparence dans le dialogue et les échanges en coulisse entre les deux parties. Le président Poutine s’est exprimé jeudi dernier devant le Collegium du FSB, qui regroupe les plus hauts responsables des services de renseignement extérieurs. Il s’y est montré de fait optimiste. Je ne l’avais jamais encore vu ces dernières années offrir une telle lueur d’espoir. Bien sûr, il a averti à la fin, à juste titre, que certaines forces pourraient tenter de saper ce processus, et que la plus grande vigilance s’imposait donc ; il parlait alors à l’appareil de renseignement russe. Nous en avons déjà eu la preuve au cours des quelques jours suivants, vendredi, samedi et dimanche, lors des coups d’éclats dans le bureau ovale lorsque Zelensky s’est rendu à Washington, puis lors de la réunion de 18 pays accueillie par le Royaume-Uni, à laquelle Zelensky a participé, qui a montré leur détermination à imposer leur propre agenda en Ukraine, indépendamment du dialogue engagé entre la Russie et les États-Unis. Je trouve également que les médias américains jouent un rôle très négatif.
Je parle des média mainstream — car il y a d’autres voix plus raisonnables qui se font entendre. Je ne comprends pas, mais alors pas du tout, la peur que leur inspire le dialogue. J’ai vu une interview donnée par le secrétaire d’État [Mark Rubio] dans laquelle il demandait, de manière très directe : « C’est quoi, le problème du dialogue ? On dialogue aussi avec ses ennemis ! Pourquoi en être terrorisé ? ». Mais c’est ainsi, aux États-Unis, tout le monde s’exprime à ce sujet.
La Russie en revanche ne laisse pas filtrer grand-chose. Je ne pense pas qu’elle s’exprimera aussi ouvertement et avec autant d’assurance que l’ont fait les capitales européennes et les États-Unis. Elle a aussi ses partisans d’une ligne dure, mais je pense que les Russes maîtrisent mieux la situation. Et si Trump persiste dans sa voie, je pense qu’il y a de fortes chances qu’elle prenne de l’ampleur. Voyons jusqu’où ira la normalisation des relations diplomatiques, et la reprise des activités des ambassades, qui est un point très important, car une conversation soutenue, un dialogue, ne sont possibles que si les ambassades fonctionnent à plein régime. Ce n’est pas que l’affaire des services consulaires, etc. Il est d’une importance vitale, à l’heure actuelle, que les deux pays soient en mesure de fonctionner de manière optimale sur le plan diplomatique.
Mike Billington : Avez-vous une opinion sur les ambassadeurs qui viennent d’être nommés des deux côtés ?
MK Bhadrakumar : Je pense que les Russes ont choisi un professionnel « pur sang » doué d’une grande expérience des relations avec l’Amérique du Nord, et des questions nord-américaines [l’ambassadeur Alexander Darchiev]. (...) Ils ont proposé ce nom bien avant, il y a environ deux mois, dans l’attente de l’accord de la partie américaine. Et lorsque les représentants, les fonctionnaires des deux parties, se sont rencontrés à Istanbul la semaine dernière, l’accord a été officiellement transmis à la partie russe. C’est un diplomate professionnel très solide, en mesure de se retrousser les manches et se mettre au travail dès son arrivée, sans perdre un instant. Et, à ce que je sais, il y a beaucoup de travail à faire, parce qu’on leur avait jusqu’ici refusé toute possibilité de communiquer avec les Américains de personne à personne. Cela urge désormais, vu les sornettes qui circulent aux États-Unis, de toutes natures. C’est presque comme si George Orwell s’était inspiré du monde occidental d’aujourd’hui. Toute opinion contraire au récit ambiant se trouve bloquée — c’est une véritable censure : des écrivains et des penseurs américains n’arrivent plus à s’exprimer ni se faire entendre. Beaucoup de gens m’ont écrit pour me demander de leur faire part de la façon de voir des Russes, à laquelle le public américain n’a aucun accès. C’est pourquoi la priorité du nouvel ambassadeur sera de s’adresser au public américain. J’en suis totalement convaincu.
Mike Billington : Permettez-moi de vous interroger sur l’opposition à ce processus. J’ai été très impressionné par le fait que vous ayez dit, à propos d’Obama et de Joe Biden, qu’ils s’étaient rendus coupables « d’actes gratuits, sans motif, de malignité et d’orgueil démesuré ». Les mots sont forts. Je suis particulièrement intéressé de savoir dans quelle mesure vous verriez derrière ces politiques une main britannique ou, plus généralement, celle de ce que l’on appelle « l’État profond ».
MK Bhadrakumar : Oh, cela ne fait aucun doute ! Et je ne vous dirai pas « dans quelle mesure », parce que cela dépasse toute mesure ! L’influence britannique sur les politiques américaines est telle — et c’est là tout le talent des Britanniques — que les Américains croient qu’elles viennent d’eux-mêmes alors qu’elles répondent à un scénario établi et pensé par Londres ! C’est quasiment du téléguidage. Et c’est une caractéristique constante de la diplomatie britannique : la stature de la Grande-Bretagne sur le plan mondial repose sur le fait qu’elle a su se rendre indispensable aux politiques américaines, et à la stratégie américaine en matière de politique étrangère. C’est pourquoi il s’agit d’un point crucial, central, de la façon britannique de voir les choses. L’Amérique est une puissance mondiale. De nombreux pays sont prêts à travailler avec elle. Ce n’est pas le cas de la Grande-Bretagne : pour elle, c’est une obsession. La semaine dernière a montré qu’il y avait à l’évidence une vraie panique. Ce sera un facteur négatif très important dans les semaines et les mois à venir, car les services de renseignement britanniques ont la mainmise sur le régime de Kiev. Et voilà que la France les a rejoints. J’ai vu aujourd’hui sur CNN une brève évoquant l’éviction possible de Zelensky. Alors que nous marchons désormais sur des œufs, vu la délicatesse des enjeux, les services de renseignement britanniques jouent l’éléphant dans le poulailler. La plupart des attentats terroristes sur sol russe ont en fait été planifiés par les services de renseignement britanniques. Et les Russes le savent — les attaques de missiles ciblant l’intérieur de la Russie, les complots d’assassinat, etc. Depuis hier, on entend dire que les services secrets ukrainiens pourraient avoir été impliqués dans la deuxième tentative d’assassinat manquée contre le président Trump, le candidat Trump, pendant la campagne. C’est ce qu’ont affirmé, dès l’époque, de hauts responsables politiques ukrainiens, à savoir que tout cela est le fait de ces personnes. Mais qui a formé les services de renseignement ukrainiens ? Les services de renseignement ukrainiens sont entièrement entre les mains du MI6, et l’influence de la Grande-Bretagne n’est donc pas du tout un facteur positif dans la situation actuelle. C’est l’un des principaux facteurs négatifs, la capacité de la Grande-Bretagne à jouer les trouble-fêtes.
Mike Billington : Nous avons répondu à la visite de M. Starmer à Washington la semaine dernière par un texte important sous forme de dépliant, un article de quatre pages qui appelait essentiellement à la fin de la « relation spéciale » entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Il passe en revue le rôle joué depuis des siècles par les Britanniques pour saper les efforts des Pères fondateurs américains, puis l’intervention dans la guerre de 1812, ainsi que dans la guerre civile, en essayant de perturber et de détruire les États-Unis en tant que nation souveraine, puis en essayant de les subvertir lorsqu’ils n’ont pas réussi à le faire militairement. Et de les subvertir de la manière que vous venez de décrire. Il s’agit essentiellement de leur capacité — j’aime la façon dont vous l’exprimez — à convaincre les Américains que ces politiques sont les leurs alors qu’elles proviennent en réalité directement des services de renseignement britanniques. Alors, bien sûr, M. Starmer est reparti, faisant comme si le voyage avait été un succès. Mais je pense que ce voyage a été un échec. Il a ensuite étreint Zelensky et parrainé cette réunion au 10 Downing Street, qui n’a rien donné de significatif, d’autant plus que l’Europe elle-même est en train de s’effondrer économiquement et de se désagréger en termes d’unité au sein de l’UE ou même au sein de l’OTAN. Comment voyez-vous l’évolution de l’Europe à l’heure actuelle ?
MK Bhadrakumar : Même cette capacité qu’a la Grande-Bretagne de prendre le relais des États-Unis, s’ils venaient à s’éloigner, ne peut plus jouer sur la guerre en Ukraine comme elle l’a fait sous la présidence de Biden. Elle ne peut pas peser. Son armée ne compte environ que 60 000 soldats. J’ai lu récemment que l’effectif de ses chars de combat s’élevait à l’intimidant total de 25 chars. Quel rôle de maintien de la paix peut-elle donc jouer en Ukraine ? Elle serait anéantie en une semaine ! Il s’agit d’une guerre d’usure. Je ne pense pas que l’Europe puisse jouer un rôle significatif, sauf si elle se rend compte de la mauvaise trajectoire qu’elle a prise en 2022, et qu’il est heureux qu’elle n’ait joué qu’un rôle subalterne. Elle a obéi au doigt et à l’œil à Biden et a payé le prix fort. L’Allemagne en est le meilleur exemple. Comme je vous l’ai dit, j’ai vécu en Russie et j’ai vu le type de relations que l’Allemagne entretenait avec la Russie. Il fut un temps où Poutine parlait ouvertement de l’Allemagne comme de la prochaine superpuissance. Et où en est-elle aujourd’hui ? Poutine s’en est ouvert publiquement. Des milliers d’entreprises allemandes opéraient dans ce pays et l’industrie d’exportation allemande dépendait fortement de l’approvisionnement en énergie de la Russie. Poutine a révélé un jour que l’énergie, les livraisons de gaz, étaient fournies à l’Allemagne à des prix préférentiels.
Les Allemands ont acheté une grande quantité de ce gaz aux tarifs préférentiels proposés par les Russes, et l’ont revendu au prix fort sur le marché européen. Et les Russes le savaient ! Ils entretenaient donc des relations étroites. Aujourd’hui, l’ensemble des relations de production de l’économie allemande est totalement à l’abandon. L’industrie d’exportation ne sera jamais compétitive avec le genre de prix qu’elle doit désormais payer pour importer du gaz et du pétrole de l’extérieur. Je ne pense donc pas que le nouveau gouvernement qui arrive au pouvoir en Allemagne, après les récentes élections au Bundestag, puisse changer quoi que ce soit. J’ai vécu en Allemagne : je connais l’électorat qui a pesé en faveur de la relation transatlantique. Mais aujourd’hui, le nouveau chancelier désigné, s’il parvient à la tête de la CDU, s’est prononcé contre les États-Unis et a parlé d’un avenir pour l’Europe qui ne repose pas sur la solidarité avec les États-Unis, qui ne repose pas sur le soutien des États-Unis, etc.
Mais je ne pense pas que ce soit le mot de la fin, car l’Allemagne est en très grande difficulté. Elle a chuté du haut piédestal où elle se trouvait il y a quatre ou cinq ans, pour n’être désormais plus que la moitié d’une superpuissance. Son économie est en récession, une récession très profonde.
J’ai lu dans le Financial Times un article d’il y a trois ou quatre jours, selon lequel les Américains pourraient jouer un rôle dans la réparation du gazoduc Nordstream (que Biden a détruit, je pense que vous le savez). Si c’est vrai, c’est une proposition très intéressante. La Russie dispose de ressources abondantes et de quantités massives de gaz et de pétrole qui pourraient à nouveau être acheminées à partir de ce pays. Qu’une entreprise américaine gère cette transaction sur le terrain, et l’économie allemande redémarrerait grâce à l’abondance de ces approvisionnements de gaz en provenance de Russie. Je ne pense donc pas que l’Allemagne se sente à l’aise avec le type de trajectoire que la Grande-Bretagne et la France promeuvent. L’Italie est également, d’après ce que j’ai pu lire dans certaines déclarations ici et là, très mal à l’aise avec cette question. Quels sont les autres pays qui pourraient remplacer les États-Unis et coacher Zelensky et ses collaborateurs ? Je ne pense donc pas que les Européens soient sur la bonne voie, je pense même qu’ils déraillent complètement. Et si vous savez discerner le connu dans l’inconnu, il y a aussi un facteur qui entre en ligne de compte, à savoir qu’il s’agit en grande partie d’une lutte de pouvoir. Une lutte de pouvoir engagée à Kiev. Quant à savoir si et quand cela sortira — que les gens retenaient le camp rival de Zelensky, vous savez, ils le retenaient parce qu’ils étaient persuadés que tout effort pour le remplacer n’aurait jamais le soutien des États-Unis.
Car aujourd’hui, si les États-Unis se débarrassent de lui et lui disent « Allez vas-y, débrouille-toi », alors ces forces se manifesteront. Et je ne pense pas que les services de renseignement britanniques puissent contrôler ce genre de situation, car la Russie a — je le sais, car j’ai vécu dans ce pays, j’ai voyagé en Ukraine, et la Russie connaît ce pays comme sa poche — la Russie y a les yeux et les oreilles grand ouverts, même pendant que la guerre fait rage. Si de tels changements se produisaient, je ne peux qu’espérer — et ça je l’ai aussi écrit — qu’ils ne prennent pas une tournure violente. Si de tels changements se produisaient, comment l’Europe gèrerait-elle une telle situation d’urgence ? En revanche, je pense que Poutine et Trump seraient parfaitement en mesure de le faire. Ils peuvent à eux deux renforcer les relations réciproques entre Russie et États-Unis. Et je pense que la ligne de Trump, sa ligne politique, est très intelligente. Elle repose sur une réflexion intelligente, selon laquelle il n’y a rien à perdre et tout à gagner. Qu’il suffit de se tenir à l’écart et d’attendre qu’un jour ou l’autre, l’autre camp cède. C’est ainsi que je vois les choses.
Mike Billington : Revenons aux États-Unis. Dans l’un de vos articles, vous avez dit qu’il était, je vous cite, « sans importance qu’il y ait tant de personnalités pro-israéliennes et de partisans de la ligne dure à l’égard de la Chine dans l’administration Trump, car c’est lui qui mènera la barque. » Sur quoi fondez-vous ce jugement ?
Dr. MK Bhadrakumar : Je vais vous le dire. Je n’ai jamais cru à la thèse, ou l’hypothèse, d’une « collision avec la Russie » pendant le premier mandat de Trump. Je ne sais pas, Mike, si vous avez vu ce document que j’ai pour ma part épinglé dans ma collection, cette page de publicité, une pleine page du New York Times, qu’un jeune homme d’une trentaine d’années du nom de Donald Trump avait financée. Je ne sais pas si vous l’avez vue. Datée de 1980 ou 81. Lorsque le président Reagan a été élu. Savez-vous ce qu’il y disait ? Nous avons tous deux vécu cette époque. Et je suis sûr que vous serez d’accord avec moi pour dire qu’à cette époque, quand vous aviez une trentaine d’années, vous étiez un adulte qui savait de quoi il parlait. Trump décrivait, avec force arguments, comment ce type de collision avec l’Union soviétique était injustifié, que la Russie n’était pas un pays ennemi, qu’une coexistence pacifique restait possible et que le contrôle des armements était une nécessité. Une nécessité impérieuse. Et il proposait ses services. Ce jeune et obscur homme d’affaires new-yorkais proposait ses services en tant qu’envoyé présidentiel pour travailler sur ce dossier ! Je pense que les démocrates ont commis une grande injustice en caricaturant cet homme. C’est un homme de convictions. J’ai été stupéfait, lorsque j’ai lu ce texte, qu’il ait pu l’écrire alors qu’il n’était que trentenaire, au milieu de la trentaine.
Car ce qu’il dit aujourd’hui, me semble-t-il, est presque exactement la même chose. Aucun changement à ce niveau. Je ne peux que conclure, en tant qu’observateur extérieur sans enjeux émotionnels à son égard, qu’il pense droit et que ce qu’il dit se fonde sur des convictions. Poutine a déclaré l’autre jour que Trump était une « personne très transparente ». Ce sont ses mots, et il a ajouté qu’il était très difficile d’être comme ça. Poutine l’a dit, et c’est la vérité. Alors ce camp libéral, celui des mondialistes, des néo-conservateurs américains, couverture politique de l’État profond, ce camp a commis une grande injustice envers les discours politiques aux États-Unis. Et ils sont directement responsables de tout cela — l’Ukraine, l’expansion de l’OTAN — à partir de l’époque de Bill Clinton. Tout cela est l’héritage de ces gens, de ce camp, et maintenant ils s’acharnent, malgré le mandat que le Peuple a confié à Trump — un puissant mandat — parce que son élection, il ne l’a pas truquée. Il a recueilli un authentique mandat, très fort. Et pourtant, ils ne baissent pas les bras. Ils tentent de la saper. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Mike Billington : Quelle est votre vision de Poutine à la lumière de ce que vous avez déclaré sur Trump et lui ?
Dr. MK Bhadrakumar : Ce que je vais vous dire va peut-être vous surprendre, Mike. Selon moi, Poutine était un « occidentaliste », c’est-à-dire quelqu’un qui pense que les intérêts de la Russie sont mieux servis par une relation très forte et mutuellement bénéfique avec le monde occidental, selon certains garde-fous. Le problème de Poutine est également le suivant : il est, étant donné sa formation, un agent de renseignement professionnel. Il a déclaré ouvertement qu’il avait la preuve que les États-Unis avaient aidé les insurgés en Tchétchénie. Il a formulé cette allégation publiquement, et les Américains n’ont pas réagi. Il a même déclaré spontanément qu’il pouvait fournir une preuve éclatante de l’implication directe des services de renseignement américains dans la guerre en Tchétchénie. Que malgré cela, il restait prêt à entretenir une relation stable, prévisible et mutuellement bénéfique, parce qu’il était convaincu que c’était important pour le développement de la Russie, en termes de technologie, de commerce, de niveau de vie du peuple russe, tout cela combiné. Donc s’il était démis et remplacé, ce serait pour les États-Unis une terrible occasion manquée. C’est pourquoi ce que je recommande tant qu’il est en place, c’est que l’administration Trump en fasse le meilleur usage possible, et que pendant cette période elle aille de l’avant, parce qu’elle a à Moscou un interlocuteur assez puissant pour y faire passer presque n’importe quelle décision. Il n’a rien de dictatorial. Il y a un esprit collégial au Kremlin, et ce sont tous des gens qu’il connaît, qui ont formé le Conseil de sécurité nationale — l’actuel Politburo. Il peut les emmener avec lui. Il ne faut donc pas gâcher ce moment, car pourra-t-on jamais retrouver une personne de cette envergure, de cette expérience, ayant connu et géré autant de présidents de l’autre côté de l’Atlantique, ni aussi intrinsèquement ouverte à une relation avec l’Occident ? Sa mission en Allemagne a, je le crois, été une expérience très formatrice pour lui. Il parle couramment l’allemand, ce qui pourrait jouer en faveur de Trump.
Ce sera quelque peu audacieux de ma part de le dire, mais j’ai le sentiment que Trump pense vraiment ce qu’il dit, à savoir qu’il peut trouver en la personne de Poutine un interlocuteur qui le comprenne. Il le pense, et croit qu’un partenariat est possible.
Mike Billington : La Russie et l’Inde entretiennent depuis longtemps des relations très étroites, non sans accrocs ici ou là. Mais dans les deux cas, les relations entre l’Inde et la Chine et entre la Russie et la Chine sont extrêmement importantes dans la situation instable que connaît actuellement le monde. Que pensez-vous de cette relation tripartite entre la Russie, la Chine et l’Inde, les trois pays clefs de cette nouvelle alliance des BRICS et du leadership du Sud mondial ?
MK Bhadrakumar : Des relations tendues avec la Chine jouent en défaveur de l’Inde, surtout à l’heure actuelle, car la Chine est une présence énorme, une réalité géopolitique et c’est son voisin immédiat. S’abstenir de dialoguer avec la Chine — le type de ligne que l’Inde a adopté ces dernières années, je pense que c’était une politique vraiment erronée, c’est mon opinion personnelle. Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Inde aurait pu suivre la même voie que celle empruntée par Eltsine vis-à-vis de la Chine. La réconciliation Chine-Russie, la réconciliation avec la Fédération de Russie est intervenue après que la Chine eut commencé à prendre conscience de l’autonomie stratégique de la Russie. Si l’Inde s’était comportée de la même manière — vous savez les relations entre les États-Unis et l’Inde ont constituées un gros handicap pour celle-ci. Il y a là une contradiction. La relation avec les États-Unis a des implications extrêmement substantielle. Pour l’élite indienne, il s’agit d’une relation indispensable et c’est pourquoi, dans l’après-guerre froide, dès les années 1990, l’Inde a poursuivi une politique qu’on pourrait dire axée sur les seuls États-Unis. Mais l’un des aspects de la situation est que les États-Unis ont donné l’impression à l’Inde, et à une partie de l’opinion indienne, que les États-Unis considèrent l’Inde comme un contrepoids à la Chine.
Je ne pense pas que les États-Unis se soient fait des illusions sur les faiblesses de l’Inde ni sur le fait que qu’elle ne pourrait jamais constituer un contrepoids à la Chine, en raison de la disparité entre les puissances nationales globales des deux pays. Mais une partie de l’élite indienne l’a cru. Par ailleurs, les États-Unis pensaient de leur intérêt de se montrer quelque peu partiaux et d’attiser les tensions sino-indiennes, d’alimenter des soupçons mutuels, etc. Cela est devenu un facteur très négatif dans les relations entre la Chine et l’Inde, car la Chine ne peut tolérer une Inde alignée sur les États-Unis — même si, au fond, elle sait très bien qu’en fin de compte, celle-ci suivra une politique étrangère indépendante. Il serait très fâcheux que l’Inde puisse être considérée comme un allié des États-Unis contre la Chine. C’est du moins l’opinion des commentateurs chinois, et ils se sont montrés très inquiets et préoccupés lorsque les relations entre les États-Unis et l’Inde ont commencé à prendre de l’ampleur. Jusqu’à devenir très étroites. Il existe un consensus bipartite sur ce point aux États-Unis.
L’Inde est peut-être l’un des rares pays à pouvoir passer en douceur et sans accrocs de la présidence Biden à la présidence Trump. Quand même les plus proches alliés des États-Unis, comme nous l’avons vu en Europe, au Japon ou en Australie, ont des difficultés à s’accommoder de la présidence Trump, en Inde il n’y a rien de tel.
L’Inde est donc très bien placée de ce point de vue. Mais cela a été un facteur négatif. Cela dit, permettez-moi d’ajouter une mise en garde : je pense que la présidence Trump sera bénéfique pour l’Inde, car Trump n’a aucune raison de jouer les trouble-fêtes dans les relations entre l’Inde et la Russie, qui sont vitales pour l’Inde. Biden s’y est essayé, mais c’est du passé. De même, je ne pense pas que Trump s’emploiera à attiser les tensions entre l’Inde et la Chine, ni ouvertement, ni en sous-main. Je ne pense pas qu’il le fera. L’Inde, qui s’exprime ainsi pour la première fois, est donc en mesure d’entretenir une relation avec la Russie. Et si les relations russo-américaines s’améliorent, et qu’elles prennent corps concrètement, notamment sur le plan économique, l’Inde pourrait même essayer d’en obtenir une part ; elle pourrait vouloir s’y associer, parce qu’ici, son objectif est en fin de compte l’accès à la technologie, le commerce et les questions de développement. Le problème est que l’Inde ne dispose pas d’une industrie manufacturière forte. Sa croissance est principalement liée au secteur des services. Les infrastructures se développent. Leur développement s’accélère, mais le chemin à parcourir reste long. Il s’agit donc d’un domaine dans lequel les États-Unis ne peuvent lui être d’aucune aide. À la différence de la Chine. J’ai toujours défendu l’idée que, quelles que soient ses différences avec la Chine, l’Inde doit tirer parti de l’essor de cette dernière et créer une synergie en matière de développement.
Le problème de la frontière doit être mis de côté, Mike, mais ce qu’on ne comprend pas, c’est qu’il ne s’agit pas d’un différend territorial entre l’Inde et la Chine. Pourquoi le problème est-il insoluble ? Parce qu’il s’agit de créer une frontière là où il n’y en avait pas, ni sur le papier, ni dans la réalité politique ! Il y a donc de vastes espaces vacants dans l’Himalaya, où personne n’est en mesure de prétendre qu’ils ont fait partie de l’Inde. Les deux parties ont donc leurs propres revendications, et il s’agit de se mettre d’accord sur la création d’une frontière.
Vous pouvez imaginer à quel point c’est difficile. Et comme les deux pays ont gagné la stature de puissances régionales, la fierté nationale entre évidemment en ligne de compte, de même que l’opinion publique. Ce sera donc très difficile. L’Inde doit avoir des dirigeants qui comprennent que le différend frontalier ne sera pas réglé facilement et qu’il faudra peut-être beaucoup de temps. Qu’il faut pendant ce temps-là bâtir une confiance mutuelle et, dans l’intérêt de l’Inde, construire une relation forte avec la Chine.
Il me faut encore mentionner qu’en dernière analyse, il n’en reste pas moins que l’Inde et la Chine ont des intérêts communs en tant que puissances montantes dans l’ordre international d’aujourd’hui. Toutes deux revendiquent une voix dans les décisions des institutions financières internationales, par exemple. Elles partagent un intérêt dans ce domaine. Elles sont donc tous deux ambitieux quant à leur rôle dans les décennies et le siècle à venir. Le point de vue chinois est souvent juste sur ce point, à savoir que travailler ensemble a un effet multiplicateur qui peut changer la donne pour les deux parties. Car quand on ne travaille pas ensemble, on est deux à perdre.
Mike Billington : J’aimerais vous demander d’aborder la situation au Moyen-Orient, mais par le biais de l’Iran. Je pense que vous avez été ambassadeur en Iran, ou que vous avez travaillé en Iran.
Dr. MK Bhadrakumar : Oui, c’est vrai. J’ai une longue expérience de l’Iran, depuis l’époque de la révolution islamique. Quand je travaillais au siège, je m’occupais exclusivement de l’Iran, du Pakistan et de l’Afghanistan, dans le très important service du Ministère indien des Affaires Étrangères qui s’occupe de ces relations essentielles au pays.
Mike Billington : Vous avez je crois mentionné dans d’autres écrits que vous êtes convaincu que Trump ne se laissera pas entraîner dans les efforts de Netanyahou pour déclencher une guerre israélo-américaine contre l’Iran. Que pensez-vous du rôle de l’Iran aujourd’hui, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi sur la scène internationale ?
MK Bhadrakumar : L’Iran est à l’aube d’un changement. Je sais très bien que beaucoup, aux États-Unis, en sont conscients ; or malgré cela, les vieux stéréotypes dominent toujours. Je me suis rendu en Iran en tant qu’observateur lors de l’élection présidentielle de 2024. J’y ai rencontré des gens que je connaissais depuis longtemps, avec qui j’ai interagi et parlé, et j’en suis ressorti avec la nette impression que l’Iran allait changer, et depuis lors, de nombreux éléments le confirment. Le problème est qu’Israël exerce une influence pernicieuse similaire à ce que nous avons dit de la Grande-Bretagne. Israël ne tolèrera aucune forme de normalisation, qui aurait été utile tant pour les États-Unis que pour l’Iran. Mais à mon avis, là encore, nous pourrions assister à des changements intéressants. Au bout du compte, je pense que Trump est sincèrement opposé aux guerres, et en particulier à s’y impliquer et déployer des forces américaines dans un pays étranger pour y défendre les intérêts de ce dernier. Si cette situation se maintient au cours des quatre prochaines années, quelle est l’évolution à laquelle on pourrait s’attendre en l’absence de guerre ? Naturellement, les États-Unis ne se désolidariseront pas d’Israël. Israël est extrêmement influent aux États-Unis auprès des médias, du Congrès, de l’élite politique, des groupes de réflexion, etc. Cela ne changera donc pas, ce qu’on appelle le « lobby israélien » continuera à compter. Mais j’ai le sentiment qu’à un moment donné, et si ce n’a pas déjà été fait lors de la visite de Netanyahou aux États-Unis, Trump ou quelqu’un d’autre leur fera comprendre [aux Israéliens] que s’ils se lancent dans une politique aventureuse à l’égard de l’Iran, alors ils ne pourront pas compter sur les États-Unis pour intervenir ou combattre l’Iran en leur faveur. Ce qu’il faut bien comprendre, et c’est une chose que les Américains ont du mal à faire, c’est que les Iraniens ne sont pas intéressés par l’arme nucléaire. Quoiqu’ils en disent, quelle option leur a-t-il été laissée en termes d’enrichissement ? Les États-Unis se sont retirés du JCPOA. L’Iran s’est pleinement acquitté de ses obligations. Néanmoins, les États-Unis n’ont pas tenu leurs promesses. Ce qui a réduit l’accord à néant. Puis ils ont déclaré qu’ils adopteraient une politique de « pression maximale ». Les sanctions ont été maintenues. Aucune n’a été levée.
Que peut-on donc attendre des Iraniens ? Ils sont retournés à leur planche à dessin et ils ont continué à enrichir. Ils sont finalement devenus un « État seuil ». Cependant, je ne pense pas qu’ils optent pour l’arme nucléaire — et ce n’est même pas « je pense » : je connais l’avis des Iraniens sur ce sujet. Ils ne croient pas que l’arme nucléaire leur donnerait une capacité de dissuasion supplémentaire. C’est pourquoi ils ont développé leur capacité de dissuasion selon d’autres directions. Nous pouvons tomber d’accord pour dire que cette capacité est très crédible aujourd’hui, en termes de ce dont leurs missiles sont capables, etc. Toute guerre serait au détriment d’Israël, qui reste en dernier ressort un pays beaucoup plus petit. Et à moins que les États-Unis ne s’en mêlent, c’est un pays beaucoup, beaucoup plus petit. Israël serait complètement anéanti en cas de confrontation militaire ! Et je suis convaincu que Netanyahou, qui est au fond un réaliste, le sait très bien. Le reste n’est qu’une question de rhétorique, et de bombements de torse bellicistes, etc. qui ne se concrétiseront pas ; il en est je crois parfaitement conscient. Il sait que les capacités de l’Iran sont aujourd’hui telles qu’il n’y aurait aucun vainqueur d’une telle guerre, et qu’Israël en sortirait détruit.
En outre, Trump a dû faire savoir à Netanyahou, si ce n’est directement, du moins par le truchement de tiers, que telle était sa façon de voir les choses. Witkoff s’est rendu 2 ou 3 fois en Israël, et il a dû leur dire : « Surtout, ne faites rien » ! Et une grande partie des déclarations de Trump à propos de Gaza appelant à une « Riviera du Moyen-Orient » et ainsi de suite, ne sont que des gages à l’opinion publique d’un soutien indéfectible envers Israël. Mais qui a ses limites. Et qui ne veut surtout pas dire que les États-Unis s’allieraient à Israël dans une guerre contre l’Iran. Après m’être entretenu avec des personnes très influentes à Téhéran lors de ma dernière visite en juin, j’ai compris qu’elles ne croyaient pas non plus à une guerre des États-Unis contre l’Iran. Bien entendu, les Iraniens ont toujours méprisé les menaces d’attaque israéliennes, car ils les savent pures rodomontades sans les États-Unis. Lorsque vous suivez ces lignes de force, qui sont évidentes pour qui sait les voir, et que vous examinez rationnellement la situation sans orgueil ni préjugés, quelle conclusion en tirez-vous ? Eh bien, que l’Iran peut devenir un interlocuteur pour les États-Unis.
Et dans la situation actuelle, il faut prendre en compte un nouveau facteur, à savoir que l’ancienne stratégie américaine consistant à créer un front anti-iranien dans cette région, avec la participation d’Israël, afin d’isoler l’Iran, ne fonctionnera pas. Vous savez, le rapprochement irano-saoudien négocié par la Chine a bouleversé le climat régional à tel point qu’il est douteux qu’un seul de ces pays veuille être considéré comme se rangeant du côté d’Israël et des États-Unis en cas de guerre avec l’Iran.
C’est le troisième point, ce facteur saoudien. L’Arabie Saoudite connaît également de profonds changements. C’est évident. Elle reste un allié important des États-Unis. C’est parce qu’elle joue ses cartes diplomatiques de manière très avisée. Car elle a diversifié ses relations, et noué une relation très forte avec la Russie. Cela s’est incarné par la création de l’OPEP-plus, une idée brillante susceptible d’influencer le marché mondial du pétrole. Elle a également renoué avec la Chine des relations plus fortes que jamais.
L’Arabie Saoudite d’aujourd’hui est donc une Arabie Saoudite très différente. La chose la plus importante à comprendre à propos de la nouvelle approche saoudienne de la vie en matière de politique régionale est la suivante : le sempiternel recours aux forces islamistes djihadistes militantes comme outil géopolitique, c’est du passé, c’est fini. Il s’agit là d’un changement radical de la situation au Moyen-Orient. Et le jeune prince héritier Mohammed bin Salman est un véritable réformateur. Je sais qu’aux États-Unis, l’époque Biden l’a beaucoup diabolisé. Mais c’est un authentique réformateur. Il est comme les Iraniens, d’ailleurs : ils vont désormais dans la même direction, en donnant la primauté à la croissance économique et au développement. L’Iran a également sur les bras une crise économique grave. Ils veulent donc aussi aller dans le sens d’une intensification des échanges, d’une plus grande coopération régionale, etc. Pour quel résultat ? Eh bien le résultat net, c’est que personne dans la région n’est preneur d’une stratégie hostile à l’Iran, que ce soit de la part des États-Unis ou d’Israël. S’ils en adoptent une, personne ne les suivra.
Ce n’était pas du tout la façon de voir des précédentes décennies. Tout cela crée donc un environnement très favorable. Or regardons plus loin : j’ai le sentiment qu’il y aura tôt ou tard un numéro de duettistes entre Trump et l’Iran. Bien que Trump ne soit aux affaires que depuis un peu plus d’un mois, on peut voir cela venir, en avoir le pressentiment. Il s’agirait d’un tournant historique de la situation au Moyen-Orient.
Voyez-vous, ce que votre peuple n’arrive pas à comprendre, c’est que Trump est un self-made-man. Je vois cela de l’extérieur. Je ne l’ai jamais rencontré ni ne lui ai jamais parlé. Je n’ai pas eu besoin de cela pour comprendre qu’il est un self-made-man, et les self-made-men sont extrêmement ambitieux. La réussite atteinte, ils nourrissent les plus hautes ambitions quant à leur héritage. C’est dans le sang des Américains. Tous ces enjeux, il les voit en termes de ce qu’il va laisser derrière lui. La Russie, l’Iran, etc. On peut en rire, d’ailleurs je vous vois sourire. Mais comprenez bien qu’au fond ce qu’il fait, c’est ni plus ni moins une révolution. Comme le disait Lénine, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
Mike Billington : Nous avons déjà dépassé la durée d’une heure qui nous était allouée. Mais si vous en êtes d’accord, j’aimerais vous poser une dernière question.
MK Bhadrakumar : Bien sûr, allez-y.
Mike Billington : À propos de notre plan Oasis. Je ne sais pas si vous le connaissez : il s’agit d’un plan que Lyndon LaRouche a conçu dans les années 1970, et qui repose sur l’idée que le véritable problème au Moyen-Orient, c’est que la paix dépend de la mise en œuvre d’une politique de développement concrète qui résolve la crise de l’eau, et celle de l’énergie, une politique de transports et d’infrastructure de base. Le plan Oasis est un plan ambitieux de construction de canaux, de désalinisation nucléaire de l’eau de mer afin de générer une immense quantité d’eau douce, et d’autres types de développement d’infrastructures, non seulement pour Gaza, mais pour toute la région, s’étendant à l’Irak et à l’Iran, entre autres. Je me demande ce que vous en pensez. Nous nous efforçons d’introduire cela dans le débat politique de la manière la plus efficace possible, à l’occasion des discussions en cours à propos de la crise de Gaza.
MK Bhadrakumar : Je pense que Trump le verrait d’un bon œil. En toute logique, cela l’intéresserait. Les États-Unis ont un handicap. Pourquoi entend-on que leur influence s’amenuise, qu’ils perdent du pouvoir dans la région ? Cela peut paraître paradoxal, mais l’Iran est en fait l’allié naturel des Américains dans cette région. L’élite iranienne est, elle aussi, nettement pro-occidentale, et le pays fonctionne aujourd’hui bien en deçà de son niveau optimal. Il a une population énorme, une masse terrestre considérable et une agriculture puissante, une base agricole bien développée. Si on l’autorisait à commercialiser son GNL sur le marché mondial, l’on pourrait profiter de ses énormes réserves. Vous voyez donc son utilité potentielle, et les possibilités qui s’offrent. Mais sans faire les premiers pas, comment réaliser ces rêves ? Ils resteront sur le papier. Y a-t-il un seul pays qui dispose des mêmes ressources intellectuelles, de la même capacité d’acquérir des technologies, de la même volonté nationale et des mêmes objectifs que l’Iran ? Oui, Trump sera certainement très intéressé par un tel plan si les choses se dénouent. Je vous suggère vivement de promouvoir un engagement constructif entre les États-Unis et l’Iran. Et ce serait à certains égards, je vous le dis, aussi important que la normalisation des relations russo-américaines. Ce sera dans l’intérêt de l’Amérique.
Mike Billington : Très intéressant. Merci beaucoup. Je vous remercie d’avoir accepté de répondre à nos questions. Votre point de vue est très stimulant et perspicace, et je pense qu’il donnera lieu à d’autres discussions, au sein de notre organisation et avec nos associés dans le monde entier. Je vous remercie. Avez-vous un dernier mot à dire ?
MK Bhadrakumar : Mike, j’ai beaucoup apprécié notre conversation. Je soupçonne que nous sommes probablement sur la même longueur d’onde, et que vous le sentez comme moi. Je ne m’attendais pas à ce que vous soyez aussi réceptif aux idées que j’ai émises. Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien cela veut dire qu’il existe aux États-Unis des personnes réfléchies qui comprennent ces choses. Je pense donc que vous devriez user de votre influence pour contribuer concrètement à ces domaines. Et la présidence Trump, prenez-la comme une occasion en or. Ne vous laissez pas distraire par vos compatriotes, vos think tanks ni vos médias, les médias mainstream, etc. Trump a ouvert une porte, un chemin par lequel, si le pays le souhaite, il s’en trouvera transformé de façon phénoménale. Je n’avais vu dans le slogan MAGA, Make America Great Again, qu’une chimère. Mais je commence à penser que s’il continue... Tenez, j’ai vu ce matin, par exemple, la conférence de presse de Trump annonçant un investissement de 100 milliards de dollars pour fabriquer des puces en Arizona plutôt qu’à Taïwan. Combien de fois avez-vous vu ce genre de choses au cours de la présidence Biden ? Il fait donc plein d’heures supplémentaires, et son programme est extrêmement ambitieux. Ne l’handicapez surtout pas en créant des digressions, des distractions, etc., comme cela s’est produit pendant sa première présidence. C’est l’essence même de la démocratie : que quelqu’un puisse obtenir un mandat légitime de la part du peuple — et quel mandat ! Un mandat aussi fort donné par le Peuple, le Peuple américain — et c’est le sien ! Il faut le laisser gouverner, car les citoyens auront l’occasion, après quatre ans, de décider de poursuivre dans la même voie ou d’en prendre une autre ; c’est l’essence même de la démocratie. Un transfert pacifique du pouvoir ne semble plus être possible dans votre pays. Je trouve cela extrêmement frustrant.
Mike Billington : Je crois que ce que beaucoup de gens pensent de l’Europe, c’est ce que Vance a dit, à savoir que son problème n’est ni la Russie ni la Chine — c’est qu’elle ne croit plus en la voix des Peuples, qu’il n’y a plus de démocratie. Et il a cité la Roumanie et le parti AfD en Allemagne.
MK Bhadrakumar : Vous avez tout à fait raison, c’est bien cela le problème de l’Europe — vous avez mis le doigt dessus. C’est le même aux États-Unis, d’ailleurs. Voyez tous ces gens qui calomnient systématiquement Trump pour miner sa crédibilité. Ils devraient comprendre qu’il faut se comporter en adultes et laisser le processus de gouvernance se poursuivre, discuter d’une politique en termes objectifs et s’en tenir là. Il ne s’agit pas que de gagner des élections ! Il semble que le décor et la scène soient plantés de manière qu’à moins que Trump soit humilié et détruit, l’autre camp ne puisse espérer de renouveau. C’est une mentalité à somme nulle.
Mike Billington : Oui, exactement. L’idée du gagnant-gagnant, de la collaboration mutuelle et du respect de l’autre, issue de la paix de Westphalie, est totalement absente de la mentalité de ce monde « unipolaire ».
Dr. MK Bhadrakumar : Permettez-moi de vous remercier. Je vous souhaite beaucoup de succès dans vos entreprises. Vous savez, vous menez une vie très mouvementée et aspirez à des choses qui ne semblent pas humainement possibles : quels beau rêve vous avez ! Je vous admire, et je me sens très honoré que vous ayez investi cette heure à discuter rien qu’avec moi.
Mike Billington : Oui. Merci beaucoup.