« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Entretien avec le Dr Mahatir, ancien Premier ministre de Malaisie

Une politique non-alignée doit remplacer l’opposition entre Est et Ouest

14 novembre 2024

Tun Dato Seri Mahathir bin Mohamad a été Premier ministre de Malaisie pendant 22 ans, de 1981 à 2003, puis de nouveau de 2018 à 2020. Il a également été secrétaire général du Mouvement des non-alignés au niveau international en 2003 et a occupé de nombreux postes au sein du gouvernement et dans la sphère publique au cours de sa longue carrière en Malaisie. Le texte qui suit est une transcription éditée de l’entretien réalisé par vidéo.
Le Dr Mahatir partage ici son évaluation de la situation actuelle, notamment avec le rôle de plus en plus important joué par les BRICS, et revient sur la crise de 1997-1998 provoquée par les attaques spéculatives contre plusieurs devises asiatiques dont le Ringgit malaisien. Cette crise, qui avait fortement ébranlé plusieurs pays cibles, a eu pour effet collatéral de provoquer une réflexion et une remise en cause du système économique et financier dominant.

Michael Billington : En tant que rédacteur en chef d’Executive Intelligence Review , membre de l’Institut Schiller et de l’Organisation LaRouche, je suis très heureux d’avoir l’occasion de m’entretenir à nouveau avec vous.

Ce n’est pas votre premier entretien avec l’EIR. En 1999, Gail Billington, ma défunte épouse, vous a rendu visite à Kuala Lumpur, où elle a mené un long entretien. Et en 2014, j’ai eu l’occasion de vous rencontrer et de mener un entretien avec vous à Putrajaya, dans les locaux de votre fondation. Ces deux entretiens ont été publiés dans l’EIR. Mais cet entretien intervient à un moment où le danger est peut-être le plus grand de l’histoire récente, peut-être même de toute l’histoire de l’humanité, car nous nous dirigeons rapidement vers une guerre entre des puissances dotées d’armes nucléaires qui pourrait détruire la vie sur Terre. Les États-Unis ont ouvertement déclaré qu’ils souhaitaient « affaiblir », voire « détruire » la Russie, tandis que le président Poutine a répondu à la menace des États-Unis et de l’OTAN d’autoriser l’Ukraine à utiliser des missiles à longue portée de l’OTAN [pour frapper] profondément le territoire russe, en avertissant que cela serait considéré par la Russie comme une attaque de l’OTAN, et que la Russie répondrait de manière appropriée. Comme EIR, vous avez prévenu que le monde se dirigeait vers une telle crise cataclysmique, et nous y sommes maintenant. Vous avez déclaré au Nikkei, le service de presse japonais, en juin : « Nous nous dirigeons peut-être vers une troisième guerre mondiale, car si vous pressez trop la Russie et que vous semblez vouloir la conquérir, elle pourrait vouloir utiliser des armes nucléaires. Cela va nuire au monde entier ». Que pensez-vous de cette situation et que faut-il faire ?

Mahathir bin Mohamad
EIR

Mahathir bin Mohamad : Eh bien, ce qui est étrange, c’est que l’Alliance occidentale et la Russie étaient partenaires dans la guerre contre l’Allemagne nazie. Mais dès que l’Allemagne a été vaincue, l’Alliance occidentale a immédiatement formé l’OTAN en tant qu’alliance militaire dirigée contre son ancien partenaire, la Russie. C’est ainsi que la tension s’est accrue. Il semblerait que l’alliance occidentale ait toujours besoin d’un ennemi. C’est ainsi que la guerre froide s’est poursuivie. Et aujourd’hui, cette alliance veut toujours que les anciens pays du Pacte de Varsovie rejoignent l’OTAN. Il s’agit d’une menace pour la Russie et, bien sûr, l’Ukraine a une très longue frontière avec la Russie qui s’est opposée à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Je ne vois pas pourquoi l’Ukraine devrait y adhérer ; les relations avec la Russie sont bonnes et les relations avec l’Occident le sont également, il n’est donc pas nécessaire pour ce pays d’adhérer à l’OTAN. Mais cette alliance occidentale a insisté pour que l’Ukraine s’y joigne. La Russie a pris les devants et il y a maintenant une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Cette guerre ne peut être gagnée par l’Ukraine, car la Russie ne se laisserait pas vaincre. Nous pourrions donc en arriver à une situation où quelqu’un devrait céder, faute de quoi la guerre s’intensifierait et impliquerait l’alliance occidentale contre la Russie. La tentation peut être de penser que la guerre résoudrait ce problème, mais la guerre ne le résoudra pas. Cela ne peut conduire qu’ à des guerres impliquant plus de nations, à une troisième guerre mondiale. C’est ce que je crains.

M. Billington : En effet. Dans le même temps, Israël a prouvé qu’il échappait à tout contrôle du droit international, en commettant un génocide contre les Palestiniens et en essayant maintenant d’entraîner l’Iran dans une guerre plus vaste, s’attendant probablement à ce que les États-Unis s’y joignent. Le gouvernement actuel de la Malaisie s’est fermement prononcé contre les crimes israéliens, comme vous l’avez fait également. Cela aussi pourrait déboucher sur une guerre nucléaire. Comment proposez-vous que nous gérions l’ensemble de la crise du Moyen-Orient ?

Dr. Mahathir : Israël se comporte de la sorte simplement parce qu’il est assuré du soutien des États-Unis. Quiconque s’oppose à Israël risque d’avoir à affronter les États-Unis, et ce pays a apparemment soutenu le génocide israélien à Gaza. C’est très étrange, car normalement, les États-Unis parlent de droits de l’homme et d’autres choses du même genre. Mais en ce qui concerne Israël, le génocide perpétré par Israël à Gaza n’est possible que parce que les États-Unis ont utilisé leur droit de veto pour empêcher toute action à l’encontre d’Israël. Nous allons donc voir Israël se comporter comme une grande puissance et violer toutes les lois internationales, parce que derrière eux se trouvent les États-Unis.

M. Billington  : Il y a le troisième lieu de guerre possible entre les puissances nucléaires, à savoir l’Asie, car les États-Unis insistent pour provoquer un conflit avec la Chine et exigent que l’ASEAN (l’Association des pays de l’Asie du Sud-Est) et d’autres pays asiatiques se joignent à eux. Le Japon et la Corée ont déjà établi un lien militaire avec les États-Unis, et les Philippines, membre de l’ASEAN, ont permis aux États-Unis d’y installer des bases, tandis que Washington a même proposé des patrouilles navales conjointes en mer de Chine méridionale, ce qui conduirait rapidement à un affrontement militaire ouvert entre les États-Unis et la Chine. Que pensez-vous de cette situation dans votre arrière-cour ?

Dr. Mahathir : Les relations entre la Chine et Taïwan sont un peu étranges, car la Chine pourrait en fait conquérir Taïwan si elle le voulait. Mais elle estime que c’est inutile parce que Taïwan y investit beaucoup. Et les touristes chinois s’y rendent volontiers. En outre, Taïwan a accès à des technologies qui intéressent la Chine. La Chine continue donc à affirmer que Taïwan fait partie de la Chine, mais elle n’a rien fait pour montrer qu’elle s’emparera de Taïwan par la conquête. La situation devrait donc en rester là. Malheureusement, la présidente du Congrès américain [Nancy Pelosi] s’est rendue à Taïwan, et elle sait très bien que c’est reçu comme une provocation par les autorités chinoises. Et c’est bien ce qui s’est passé. La Chine voulait montrer ses capacités militaires, et les États-Unis ont dit à Taïwan qu’elle devait améliorer ses capacités militaires en achetant plus d’armes aux États-Unis. La tension s’est donc soudainement accrue, et nous en sommes maintenant à envisager la possibilité d’une confrontation violente entre Taïwan et la Chine, ce qui pourrait également impliquer les États-Unis. Bien entendu, la Chine se comporte parfois de manière étrange, en revendiquant par exemple la totalité de la mer de Chine méridionale comme faisant partie de la Chine, mais cela ne peut être réglé par la guerre. Cela ne peut être réglé que par la négociation, car en cas de guerre, les dommages causés à tous les pays de l’ASEAN et à la Chine seraient terribles. Je pense donc que les États-Unis tentent d’amener les pays de l’ASEAN à affronter la Chine. Mais ces pays sont très faibles et ne sont pas capables de lutter contre la Chine. La Malaisie, par exemple, veut avoir accès au marché chinois, tout comme les autres pays de l’ASEAN. Alors pourquoi devrions-nous affronter la Chine ? Oui, la Chine a des revendications contre Taïwan, mais elle n’en a pas envahi le territoire.

M. Billington  : Que pensez-vous de la situation avec les Philippines, et comment cela affecte-t-il le reste de l’ASEAN, en s’engageant de cette manière avec les Etats-Unis contre la Chine ?

Dr. Mahathir : Lorsque la Chine était un pays du tiers monde, très faible, la Malaisie a revendiqué un atoll dans la mer de Chine méridionale et y a construit des installations. Les Philippines ont fait de même pour Commodore Reef, mais elles se sont retirées. Lorsqu’elles se sont retirées, le récif de Commodore était inoccupé et les Chinois s’y sont installés en prétendant que la mer de Chine méridionale leur appartenait. Mais même une telle action de la Chine ne peut être réglée par une guerre contre un tel pays. Les Philippines ne sont pas en mesure de se battre contre la Chine. Et si les États-Unis s’en mêlent, il s’agira d’une nouvelle guerre mondiale. Il est donc préférable que la Chine et les Philippines négocient un accord entre elles sans impliquer les États-Unis.

Vaincre le nouvel impérialisme

M. Billington : Ce moment de grand danger est sous-tendu par la désintégration croissante du système financier occidental. Les économies physiques des États-Unis et des pays européens, en particulier l’Allemagne, s’effondrent. L’Allemagne, qui était autrefois le moteur industriel de l’Europe, est aujourd’hui en voie de désindustrialisation. Vous avez été au cœur de la lutte contre la domination de la spéculation et contre les spéculateurs pendant une grande partie de votre vie. Vous avez déclaré à Gail, lors de l’interview de 1999 : « Lorsque, pour la première fois, des pays ont décidé de laisser flotter leur monnaie et de permettre au marché de déterminer les taux de change - c’était dans les années 1970 -, j’ai eu le sentiment, même à cette époque, que la souveraineté des pays avait été perdue. »Vous savez sans doute que lorsque le président américain Richard Nixon a retiré le dollar de l’or et lancé les taux de change flottants en 1971, détruisant ainsi le système de Bretton Woods, LaRouche a déclaré que cela conduirait finalement à une dépression, à un effondrement économique et même à une guerre, peut-être même à une guerre nucléaire mondiale. Il a alors proposé un retour au système de Bretton Woods. Mais au lieu de cela, la déréglementation du système financier mondial s’est poursuivie. Est-il trop tard aujourd’hui pour revenir au système de Bretton Woods ?

Dr. Mahathir  : Il faut savoir qu’à Bretton Woods, le dollar américain était évalué à 35 dollars américains par once d’or. Aujourd’hui, il vaut 2 600 dollars américains par once d’or, ce qui signifie que le dollar américain s’est déprécié sur le marché. Ce n’est donc pas vraiment un bon étalon. Nous devrions utiliser l’or comme étalon et non le dollar américain. Mais comme vous le savez, les États-Unis bénéficient de l’utilisation du dollar pour le règlement des échanges commerciaux entre les nations. En particulier pour le pétrole, il faut régler en dollars américains, ce qui crée une demande de dollars américains et maintient donc leur valeur. Mais en réalité, le dollar américain n’a pas de valeur réelle. Il s’est fortement déprécié. Nous avons donc besoin d’une monnaie internationale basée sur l’or comme étalon. Je pense que cela contribuerait à stabiliser les échanges et le commerce entre les nations. Mais bien sûr, le commerce entre les nations ne peut être soutenu que si le monde est en paix et que les relations entre les pays sont stables. Ce qui se passe actuellement, c’est que les États-Unis ont provoqué la Russie et qu’il y a une guerre entre la Russie et l’Ukraine. Ils essaient également de provoquer une guerre entre Taïwan et la Chine. Toutes ces activités ne contribuent pas à stabiliser le monde.

M. Billington  : Je suis sûr que vous avez suivi de près les nations BRICS, qui vont se réunir à Kazan, en Russie, du 22 au 24 de ce mois, dans quelques semaines - dans quelques jours, en fait - et l’une des principales questions qui y seront débattues est la possibilité d’établir une nouvelle relation commerciale. Non pas une nouvelle monnaie pour les nations, mais une nouvelle monnaie à utiliser pour le commerce. Pensez-vous que cela répondra à la question que vous venez de soulever ?

Dr. Mahathir : Quoi qu’il en soit, il doit s’agir d’une monnaie stable. La stabilité, je pense, est assurée par une évaluation de la monnaie par rapport à l’or. Si l’on se contente d’un accord sur l’utilisation d’une nouvelle monnaie, il n’y aura pas de stabilité, car la monnaie se dépréciera par rapport à l’or. Nous avons donc besoin d’une monnaie basée sur l’or.

M. Billington : Dans cette interview de 1999, vous avez également dit à Gail que la domination croissante de la spéculation, des marchés, « aboutira certainement à un nouvel impérialisme, plus nocif et plus débilitant que l’ancien ». Et vous avez ajouté que nous assistions à « un nouveau type d’impérialisme, où l’arme utilisée est en réalité le capital, un capital qui peut être utilisé pour appauvrir les pays au point qu’ils doivent mendier de l’aide. Et lorsqu’ils supplient, on peut alors leur imposer des conditions ». La situation semble s’être encore aggravée depuis votre commentaire de 1999. Qu’en pensez-vous ?

Dr. Mahathir : Comme vous le savez, l’idée d’un nouvel impérialisme vient de Sukarno [président Sukarno, président de l’Indonésie de 1950 à 1967]. Il a été le premier à inventer le mot « néocolonialisme ». Ce néocolonialisme est basé sur la gestion du commerce, le commerce entre les pays. Par exemple, la Malaisie produit du caoutchouc, mais le marché se trouve à Londres, et la Malaisie ne tire pas tous les bénéfices de sa production de caoutchouc, parce que tout le commerce se fait à Londres. C’est donc là qu’ils peuvent augmenter ou diminuer la valeur du caoutchouc. Et lorsqu’ils le font, cela affecte la Malaisie. Il en va de même pour la monnaie. Comme vous le savez, une monnaie est censée fluctuer en fonction du marché. Mais ce n’est pas vraiment le marché. Ce sont les cambistes. Ils gagnent de l’argent en vendant à découvert. Ils créent de l’argent qu’ils n’ont pas, vendent la monnaie sur le marché et la valeur de la monnaie se déprécie. Ensuite, bien sûr, ils achètent la monnaie dévaluée pour la livrer au premier client qui l’a achetée à un prix plus élevé. C’est ce qui s’est passé pendant la crise monétaire. C’est pourquoi nous avons décidé qu’ils ne devaient pas s’occuper de notre monnaie. C’est à nous de fixer notre valeur, pas aux cambistes.

M. Billington : C’est vrai. En fait, à cet égard, vous vous êtes engagé dans un conflit très célèbre avec le FMI, les fonds spéculatifs et les cambistes qui menaient une guerre financière contre la Malaisie et d’autres pays en développement, dans les années 1990. Pouvez-vous décrire ce que vous avez fait et les résultats obtenus ?

Dr. Mahathir : Comme vous le savez, en 1997 et 1998, les cambistes ont dévalué la monnaie malaisienne. Le comportement de la monnaie malaisienne, en particulier sa dépréciation, nous a laissés perplexes, jusqu’à ce que nous découvrions que les cambistes étaient en cause. Donc, si ce sont les cambistes, nous n’avons pas besoin d’adhérer aux pratiques internationales. Nous avons estimé qu’il fallait cesser les opérations de change. Et c’est ce que nous avons fait. Et en effet, lorsque nous avons fixé le taux de change, les négociations en devises ont cessé, complètement. Mais pour cela, il faut être financièrement solide. La Malaisie disposait d’une épargne considérable. Ainsi, lorsque nous avons agi de la sorte, nous n’avons pas pu accéder au dollar américain au prix auquel nous avons fixé le taux de change. Mais nous avions suffisamment de dollars dans notre épargne pour répondre aux exigences du commerce.

M. Billington : Dans le cadre de ce conflit, vous avez prononcé un discours lors d’une conférence du FMI à Hong Kong, dans lequel vous avez parlé de ce que vous venez de décrire. Vous avez décrit la spéculation sur les devises, ses effets sur le Ringgit malaisien, et vous avez expliqué votre décision d’imposer un contrôle des devises. L’ Asian Wall Street Journal (qui n’est plus publié, mais qui l’était à l’époque en tant qu’édition asiatique) a publié en première page, le jour même de ce fameux discours à Hong Kong, un article intitulé « Le rapport LaRouche aide à alimenter les attaques malaisiennes contre Soros ». L’article prétendait que votre attaque contre Soros « provenait d’une source inhabituelle de publications dirigées par Lyndon LaRouche, Jr. » qu’ils décrivaient comme un « excentrique » et un « théoricien de la conspiration ». Ils ne mentionnent pas les choses que Soros a dites à votre sujet, lorsqu’il vous a qualifié de « menace pour son propre pays » et a prédit que vos politiques entraîneraient la ruine de la Malaisie. Cela s’est-il produit ? Et comment voyez-vous ce processus dans la perspective actuelle ?

Dr. Mahathir : Nous avons essayé de trouver le responsable et nous avons découvert que Soros avait attaqué l’Italie, la lire italienne, par exemple. Il a d’ailleurs été déclaré persona non grata en Italie. Il s’est également attaqué à la livre sterling. C’est donc Soros qui est responsable de la modification de la valeur des monnaies, et c’est lui qui doit être tenu pour responsable de la dévaluation du Ringgit. Lors de cette réunion, j’ai mentionné son nom, mais il l’a nié. Je ne sais pas si c’est vrai ou non. Quoi qu’il en soit, nous avons conclu que les cambistes étaient responsables de la dévaluation de notre monnaie et qu’il fallait prendre des mesures pour les empêcher d’effectuer des transactions en monnaie malaisienne.

M. Billington : Et cela a fonctionné.

Dr. Mahathir : Oui, nous l’avons fait. Plus tard, même le FMI a reconnu que ce que la Malaisie avait fait était juste.

Résoudre les problèmes communs de l’humanité

M. Billington : Helga Zepp-LaRouche, l’épouse de feu Lyndon LaRouche, qui dirige aujourd’hui l’Institut Schiller et le mouvement international LaRouche, a insisté sur le fait que rien de moins que ce qu’elle appelle « une nouvelle architecture de sécurité et de développement pour toutes les nations » ne peut inverser ce déclin dans la guerre et la misère économique. Elle compare cela à la paix de Westphalie de 1648, qui a mis fin aux guerres de religion en Europe en établissant la notion d’États-nations souverains, au sein desquels les intérêts de chaque nation doivent inclure les intérêts des autres. Que pensez-vous de cela ?

Dr. Mahathir : Je n’ai pas étudié ses écrits en profondeur, mais je pense qu’il y a de la substance dans ce qu’elle dit. Je pense qu’aujourd’hui, nous sommes plus connectés que jamais. Ainsi, tout ce qui se passe dans un pays affecte tous les autres pays du monde. D’une part, le monde est devenu un grand marché, et vous pouvez gagner des tonnes d’argent en commerçant avec le monde entier. Mais d’un autre côté, bien sûr, ce qui se passe dans un pays peut affecter les autres pays du monde. Et lorsque les États-Unis prennent une décision, cela nous affecte. Nous devons donc être constamment attentifs à ce que font les autres pays, car tout ce qu’ils font nous affectera d’une manière ou d’une autre. Par exemple, lorsqu’ils appliquent des sanctions à un pays, ce dernier n’est pas le seul à en souffrir. Les autres pays qui commercent avec lui en pâtissent également. Et la Malaisie, en tant que nation commerçante, souffre beaucoup chaque fois que des sanctions sont appliquées à un pays, même à la Russie ou à l’Iran. Nous souffrons même si l’intention n’était pas de nous punir pour quoi que ce soit. Nous n’avons rien fait de mal. Mais le fait est que lorsque des sanctions sont appliquées, d’autres pays doivent en payer le prix.

M. Billington : Helga a également proposé ce qu’elle appelle les « Dix principes d’une nouvelle architecture internationale de sécurité et de développement ». Elle affirme que les populations du monde occidental ont été tellement endoctrinées par la banalité, en particulier depuis le début de la contre-culture rock-drogue-sexe dans les années 1960, que nous devons introduire la raison et la culture classique pour sortir de cette crise. Elle aborde donc la nécessité du développement de tous les pays, de l’éducation pour tous, des soins de santé pour tous, etc. Mais elle inclut également le 10e principe suivant : « L’hypothèse de base du nouveau paradigme est que l’homme est fondamentalement bon et capable de perfectionner à l’infini la créativité de son esprit et la beauté de son âme. Il est la force géologique la plus avancée de l’univers, ce qui prouve que la légalité de l’esprit et celle de l’univers physique sont en correspondance et en cohésion, et que tout mal est le résultat d’un manque de développement et peut donc être surmonté ». Elle a déclaré que cette idée est fondamentale dans toutes les grandes religions du monde, mais qu’elle s’est perdue dans les idéologies hédonistes qui dominent l’Occident aujourd’hui. Que pensez-vous de cela, monsieur ?

Dr. Mahathir : Si vous regardez le monde d’aujourd’hui, il s’est rétréci. Nous sommes devenus très petits. Nous sommes tous voisins les uns des autres et nous avons plus que jamais besoin des Nations unies pour résoudre nos problèmes. Malheureusement, les Nations unies ont été conçues pour soutenir les grandes puissances qui ont gagné la guerre il y a 70-80 ans. Je pense que le monde ne devrait pas être freiné par ce qui s’est passé il y a 70-80 ans. Nous ne devrions pas avoir de droit de veto pour qui que ce soit dans quelque pays que ce soit. Le vote est accordé à tous de manière égale, qu’ils soient riches ou pauvres, qu’ils soient travailleurs ou capitalistes. Chacun dispose d’une voix. Au sein des Nations unies, nous constatons que cinq pays sont supérieurs au reste du monde. Chacun d’entre eux peut frustrer 190 autres pays. C’est totalement antidémocratique. Par conséquent, si nous voulons un monde plus stable et plus pacifique, nous devons nous débarrasser de ces droits de veto et peut-être modifier certaines dispositions des Nations unies, voire créer une nouvelle organisation où personne ne détiendrait de droit de veto.
On parle toujours d’une sorte de gouvernement mondial. Aujourd’hui, il existe de nombreux problèmes communs qui nous affectent tous, tous les pays. Par exemple, le changement climatique touche tout le monde, la pandémie COVID-19 a affecté le monde entier. Nous ressentons les effets de maladies très communes, d’une crise monétaire et de tout le reste. Par conséquent, si chaque pays peut s’occuper des simples délits et crimes qui se produisent dans son pays, en ce qui concerne les problèmes internationaux communs au monde entier, nous avons besoin d’une nouvelle autorité qui ait du poids et qui puisse s’occuper de ces problèmes. Par exemple, il est inacceptable qu’Israël puisse commettre un génocide ouvertement et que le monde ne puisse rien faire. Cela montre que nous ne comprenons pas que le monde est devenu petit et que tout ce qui se passe dans n’importe quelle partie du monde affecte le reste du monde.

M. Billington : Je suis sûr que vous savez que l’Assemblée générale des Nations unies a tenu un vote qui a exigé à une écrasante majorité qu’Israël mette fin à l’occupation, pas seulement au génocide actuel, évidemment à la guerre, mais aussi à l’occupation de territoires, qui est illégale depuis le début. Ce vote a eu lieu à l’Assemblée générale, mais celle-ci n’a aucun pouvoir d’exécution. Comme vous l’avez indiqué, les grandes puissances qui tirent profit de cette situation, et en particulier les États-Unis, ignorent tout simplement ce genre de chose, et rien ne s’est donc produit. Avez-vous des recommandations à faire à ce sujet ?

Dr. Mahathir : Eh bien, dans le cas d’autres pays, en Bosnie, par exemple, et aussi dans de nombreux pays africains, l’ONU envoie une force de maintien de la paix pour séparer les combattants. Mais dans le cas de Gaza : Aucune force de maintien de la paix n’a été envoyée à Gaza, et les Israéliens sont livrés à eux-mêmes, pour faire ce qu’ils veulent. En fait, lorsque [le président américain] Biden a proposé un cessez-le-feu, [le premier ministre israélien] Netanyahou l’a ignoré et a poursuivi, voire intensifié, les massacres. Et maintenant, le conflit s’est étendu au Liban. Je ne peux pas imaginer qu’un pays aussi petit qu’Israël puisse défier les sentiments du monde entier, l’opinion du monde entier. Et cela ne peut se produire que parce que derrière Israël, il y a une grande puissance qui a un droit de veto, qui fait échouer l’ensemble des Nations unies.

M. Billington : Vous êtes actuellement en conflit avec le Premier ministre malaisien, Anwar Ibrahim. En fait, vous êtes engagé depuis de très nombreuses années dans divers types de conflits avec Anwar Ibrahim. Comme vous le savez probablement, j’ai beaucoup écrit à ce sujet dans l’EIR. Il a été accusé par plusieurs de vos propres journaux nationaux d’utiliser la Commission anti-corruption malaisienne pour ouvrir des enquêtes sur ses adversaires et leurs familles. Et cela vous inclut, ainsi que Daim Zainuddin, qui était votre ministre des Finances à l’époque de votre conflit avec le FMI, et même deux de vos fils. Selon la presse, vous auriez déclaré : « Il s’agit d’un abus de pouvoir : C’est un abus de l’État de droit », tout en rejetant les demandes du FMI et des spéculateurs. Anwar, qui était à l’époque votre vice-premier ministre, s’est ouvertement opposé à vous et a soutenu que vous deviez accepter les exigences du FMI, de George Soros et des spéculateurs. Si j’ai bien compris, vous l’avez renvoyé. Certains disent qu’Anwar veut maintenant se venger. Quel est l’état d’avancement de l’enquête en cours ?

Dr. Mahathir : Je soutiens toute initiative visant à réduire la corruption dans ce pays. La corruption est bien sûr une très mauvaise pratique qui affecte le développement de la Malaisie. Mais ce que nous avons appris, c’est que, d’une part, l’opposition est accusée de corruption, mais que, d’autre part, les personnes qui la soutiennent voient les accusations portées contre elles abandonnées. Par exemple, le vice-premier ministre devait répondre de 47 chefs d’accusation devant la justice. Soudain, les accusations ont été abandonnées. Au même moment, il m’a accusé publiquement d’avoir volé l’argent du gouvernement, d’avoir abusé de mon pouvoir, ce qui n’est pas le cas. Je lui ai donc demandé de prouver que j’avais volé de l’argent. Il a dit que j’avais volé des milliards. Je lui ai demandé de me fournir des preuves. Je ne sais pas où sont ces milliards, car je n’ai jamais volé de milliards de dollars. Pouvez-vous en apporter la preuve ? lui ai-je demandé. Je l’ai donc traduit en justice et je lui ai demandé de prouver ce qu’il avançait. Il n’a pas été en mesure de fournir la moindre preuve pendant toute l’année écoulée, mais au lieu de cela, il a pris des mesures à l’encontre de mes enfants. Je veux dire que ce n’est pas juste. Il est évident que sa lutte contre la corruption n’est pas sincère, car il exempte ses propres partisans, mais il a pris des mesures contre ceux qui se sont opposés à lui, même s’il n’y a aucune preuve qu’ils ont été impliqués dans la corruption. Je le mets au défi de prouver que j’ai de l’argent. Je suis prêt à donner tout l’argent qu’il dit que j’ai à des œuvres caritatives, à 100 %. Il a dit qu’il n’en avait que la moitié, mais je suis prêt à donner 100 % si vous pouvez prouver que j’ai de l’argent.

Les BRICS et le mouvement des non-alignés

M. Billington  : Permettez-moi de revenir un peu en arrière. Vous avez mentionné Sukarno comme ayant soulevé la question du nouvel impérialisme ou de la nouvelle forme de colonialisme. Comme vous le savez certainement, en 1955, il a convoqué la réunion connue sous le nom de Conférence de Bandung, la Conférence Asie-Afrique, qui était la première réunion d’anciennes colonies, aujourd’hui des pays, sans la présence de leurs maîtres coloniaux. Lors de cette célèbre réunion, il a lancé un appel en faveur de ce qui est devenu le mouvement dit des non-alignés. Cet esprit a été ravivé récemment par de nombreuses personnes, dont la Malaisie, qui a participé à un effort visant à relancer le mouvement des non-alignés. Il est également ravivé sous la forme de la nouvelle association des BRICS et des très nombreux pays du Sud qui aspirent à rejoindre les BRICS. Leurs principes de base sont très similaires aux cinq principes de coexistence pacifique adoptés par les pays lors de la conférence de Bandung. Helga Zepp-LaRouche le rappelle souvent : le discours de Sukarno à cette occasion était essentiellement un appel à un nouvel ordre mondial fondé sur ce type de principe, qui consiste à honorer les droits de tous les pays. Quel est votre point de vue sur l’histoire du mouvement des non-alignés et sur la forme actuelle de ce mouvement avec les BRICS ?

Dr. Mahathir : Le monde est toujours divisé en deux blocs qui s’affrontent, l’Est et l’Ouest. D’autres pays ont le sentiment d’être poussés à rejoindre l’un ou l’autre. Mais ces pays ne veulent pas être impliqués dans la confrontation entre les États-Unis, la Chine et la Russie. C’est pourquoi il faut à nouveau penser au non-alignement, comme le proposait Sukarno. Aujourd’hui, c’est toujours d’actualité. Nous voulons sortir de cette confrontation parce qu’elle n’est pas bonne pour nous. Nous voulons un monde stable où nous pourrons nous développer grâce au commerce avec le monde entier. Mais diviser le monde en deux parties, puis appliquer des sanctions et même entreprendre une action militaire et tout cela, c’est très, très négatif. Ce ne sont pas les moyens de résoudre les problèmes du monde. Nous avons besoin d’un monde stable. Nous n’avons pas besoin de blocs, Est ou Ouest, mais nous avons besoin d’un monde où tout le monde est égal. Et ils devraient tous résoudre leurs problèmes par l’intermédiaire des Nations unies, sans droit de veto. C’est ce dont nous avons besoin. Mais comme nous ne pouvions pas changer les Nations unies, ils ont formé les BRICS. Et là encore, c’est une autre façon de ne pas s’aligner.

M. Billington : Pensez-vous que la Malaisie rejoindra les BRICS lors de la réunion de ce mois-ci ?

Dr. Mahathir : Oui, elle a posé sa candidature. Je ne sais pas quels sont les critères d’adhésion, mais il est certain que dans l’esprit, la Malaisie croit au non-alignement.

M. Billington : Très intéressant. Avez-vous d’autres réflexions à livrer à nos lecteurs et à nos sympathisants ? Je sais que vous avez suivi l’EIR par intermittence pendant une grande partie de votre vie. Que pensez-vous maintenant de nos lecteurs ?

Dr. Mahathir : Je pense que cette confrontation entre l’Est et l’Ouest devrait cesser. Nous ne devrions pas diviser le monde en deux. Et nous devrions avoir des Nations unies qui fonctionnent et qui n’ont pas de droit de veto. Et bien sûr, lorsqu’un pays est considéré comme récalcitrant, comme les Israéliens, le monde doit prendre des mesures pour mettre fin à ces massacres. Ils ont déjà tué 42 000 Palestiniens et maintenant d’autres Palestiniens vivant au Liban ont été pris pour cible, et le monde montre essentiellement qu’il n’a pas le pouvoir de faire quoi que ce soit. Il n’est pas raisonnable que des personnes civilisées acceptent ce genre de massacre et ne fassent rien pour y remédier.
M. Billington : Oui. Nous sommes certainement déterminés à résoudre les problèmes fondamentaux auxquels l’humanité est confrontée. Comme je l’ai dit au début, nous vivons peut-être le plus grand moment de danger auquel la race humaine ait jamais été confrontée, étant donné que nous sommes à l’ère nucléaire et que certains dirigeants pensent pouvoir résoudre les problèmes par la guerre, en particulier au moyen d’armes nucléaires. Cela signifierait la fin de la civilisation. Nous vous remercions donc de continuer à vous battre pour faire entendre votre voix. Nous appelons les citoyens des États-Unis et de tous les pays occidentaux à reconnaître que leur propre destin dépend de la collaboration avec la Russie et la Chine, et non de la guerre avec elles, mais de la coopération mondiale dont nous avons besoin pour avoir un monde pacifique.
Je vous remercie donc chaleureusement. Nous diffuserons largement cette interview. De très nombreuses personnes sont impatientes d’entendre ce que vous avez à dire. Cela fait longtemps que nous n’avons pas eu l’occasion de nous exprimer de la sorte, mais je peux vous assurer que c’est très apprécié par le mouvement grandissant que nous représentons. Helga Zepp-LaRouche a également lancé une initiative appelée Coalition internationale pour la paix, qui se réunit chaque semaine depuis 70 semaines maintenant, soit plus d’un an. Entre 1 000 et 2 000 personnes, provenant de 40 à 50 pays, assistent à ces réunions tous les vendredis après-midi, pratiquement chaque semaine. L’idée est que les personnes qui croient en la paix peuvent avoir des idées politiques différentes, mais que ces idées politiques ne signifieront rien si nous avons une guerre nucléaire puisque que personne ne sera là pour profiter de la victoire, et c’est pourquoi nous devons nous réunir et coopérer pour apporter une solution pacifique à ces conflits. C’est pour cela que nous nous battons et on ne vous cache pas que votre voix, au sein de la Coalition internationale pour la paix, serait très précieuse.

Dr. Mahathir : Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est qu’il y a trop d’ogives dotées de matériel nucléaire. Et une fois que vous activez du matériel nucléaire, vous ne pouvez pas revenir en arrière. On ne peut même pas s’en débarrasser comme d’un déchet. Il y a aujourd’hui ces problèmes de déchets nucléaires, pour lesquels nous ne pouvons rien faire, et qui continueront à nuire aux gens avec les radiations et ce genre de choses.

M. Billington : Merci beaucoup. C’est un plaisir de vous revoir. J’espère avoir l’occasion de revenir un jour en Malaisie. Je reviendrai à Putrajaya pour vous présenter mes respects. Je vous remercie de votre attention.

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