« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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16 septembre 2024
Jack Matlock, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Union soviétique, est intervenu à plusieurs reprises dans les réunions de la Coalition internationale pour la paix afin de situer la nature des enjeux cruciaux qui se jouent actuellement. En poste à Moscou, au moment de la chute du mur de Berlin, il a non seulement été un témoin direct des événements qui ont façonné les relations entre les deux puissances depuis cette époque, mais il nous permet de mettre en perspective l’histoire récente de la confrontation Est Ouest, insistant sur les moyens qu’offre la diplomatie pour empêcher l’humanité de s’autodétruire.
Il s’entretient avec notre collègue de l’Institut Schiller international Mike Billington, également responsable Asie du magazine Executive Intelligence Review, pour lequel il a mené cette interview.
Mike Billington : Je suis très heureux d’accueillir aujourd’hui le professeur Jack Matlock. Tout au long de sa carrière, il a joué un rôle central dans les relations entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Maîtrisant aussi bien la langue russe qu’ukrainienne, il a commencé sa carrière comme directeur des Affaires soviétiques au département d’État américain. Il a ensuite été ambassadeur en Tchécoslovaquie avant d’être nommé ambassadeur en URSS en 1987, poste qu’il a occupé jusqu’en 1991, une période marqué par l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide. A ce titre il a assisté le président des Etats-Unis lors des rencontres en tête-à-tête avec les dirigeants russes.
Il est l’auteur de plusieurs livres sur cette période, dont les plus célèbres s’intitulent Autopsie d’un empire et Reagan et Gorbachev : comment s’est terminée la guerre froide, le sujet de notre entretien aujourd’hui. Il enseigne dans de nombreuses universités, y compris à l’Institute for Advanced Study de Princeton, qui a accueilli d’autres grands esprits tels qu’Albert Einstein et Kurt Gödel, entre autres [1].
Nous sommes donc très heureux d’avoir l’occasion de nous entretenir avec vous aujourd’hui, professeur Matlock. Permettez-moi tout d’abord de vous demander de commenter les relations actuelles, extrêmement dégradées, entre les États-Unis et la Russie.
Je vais vous lire trois citations et vous demander de les commenter.
— La première est celle du général de division Apti Alaudinov, commandant des forces spéciales tchétchènes de l’armée russe. Il adresse ses commentaires à la population américaine. Il a déclaré : « Vous ne voyez ni n’entendez probablement pas que vos dirigeants font tout ce qu’ils peuvent pour déclencher une guerre nucléaire, pour que la Russie franchisse la ligne rouge et commence à se protéger à l’aide de toutes ces armes nucléaires. Si vous ne voulez pas que cela se produise, exprimez-vous. Descendez dans la rue et arrêtez votre gouvernement. »
— Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, a déclaré que l’escalade ukrainienne en cours dans la région de Koursk était une « tentative de pousser la Russie à des actions asymétriques, disons à l’utilisation d’armes nucléaires. »
— Enfin, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré que « la doctrine nucléaire russe est en train d’être affinée en ce moment » et il a averti que l’affirmation des États-Unis selon laquelle ils essaient d’éviter une escalade est « une ruse - l’Occident ne veut pas éviter l’escalade ; l’Occident, comme on dit, cherche les ennuis. » Que pensez-vous de ces déclarations ?
Jack Matlock : De toute évidence, nous sommes entrés dans une phase très dangereuse, car la Russie a considéré les actions des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN comme des actions agressives qui menacent sa sécurité nationale. La Russie est une puissance nucléaire dotée d’un arsenal nucléaire qui semble tout à fait équivalent, sinon peut-être même supérieur, à celui des États-Unis ; un arsenal qui est bien plus important que celui de nos alliés de l’OTAN, la France et la Grande-Bretagne. Il me semble extrêmement dangereux de s’engager dans ce qui est, en fait, une guerre non déclarée contre une puissance nucléaire qui perçoit, à tort ou à raison, que sa souveraineté et même son existence politique sont menacées. Je pense donc qu’il s’agit d’une situation dangereuse. Non pas que l’une ou l’autre des deux parties finisse par utiliser des armes nucléaires, mais je pense qu’une situation comme celle-ci peut facilement déboucher, à cause d’une simple mauvaise interprétation, sur un échange nucléaire.
Une fois que les deux parties sont positionnées et ont mis leurs armes nucléaires en état d’alerte, il est très facile de se tromper de signaux. Cela s’est produit à plusieurs reprises pendant la guerre froide, et nous avons eu la chance que ces signaux n’aient pas été pris en compte.
Je dirais également que ce que nous ignorons dans notre guerre non déclarée actuelle contre la Russie, c’est que la Russie dispose de nombreux autres moyens de nous atteindre, qui seraient très difficiles à accepter. Par exemple, ses capacités en matière de cyberguerre sont certainement équivalentes à celles des États-Unis ou de n’importe quel membre de l’OTAN. De plus, ces attaques sont possibles d’une manière qui laisse planer l’ambiguïté sur leur origine. Deuxièmement, la Russie a certainement la capacité de détruire les satellites de communication qui sont essentiels pour une grande partie des combats actuels. Il me semble donc que courir le risque de ce genre de choses approche de la folie.
M.Billington : En 2010, vous avez prononcé un discours intitulé « La Perestroïka vue de Washington ». C’était il y a 14 ans. Il s’agissait d’une analyse des relations entre les États-Unis et l’URSS, en particulier entre Gorbatchev et le président Reagan. Vous décriviez Gorbatchev comme représentant un changement significatif dans le leadership soviétique : de la vieille génération conservatrice de Brejnev à une génération plus jeune.
Vous avez dit que le président Reagan avait essayé d’améliorer les relations et de discuter du contrôle des armements avec Moscou, et qu’il était impatient de rencontrer le nouveau président et d’établir des relations avec lui. Cela a conduit à une série de réunions entre les dirigeants et, finalement, à un accord de limitation des armements. Quel a été l’impact de ces événements sur la paix mondiale à l’époque ?
J.Matlock : Je dirais que nous avons commencé, au début de l’administration Reagan, avec des relations pour le moins très tendues avec l’Union soviétique. La guerre froide semblait avoir été quelque peu atténuée au cours d’une période que nous appelons ’Détente’, plus tôt [à partir de 1969]. Mais après l’invasion soviétique de l’Afghanistan [1979], notre président Carter a mis fin à la plupart des liens que nous avions avec l’Union soviétique, pour, en fin de compte, punir les Soviétiques de leur invasion.
En fait, le président Reagan était arrivé au pouvoir avec un message anticommuniste très fort à l’intention de la population. D’autre part, lorsqu’il est devenu président, il était très désireux d’entrer en contact avec les dirigeants soviétiques. Même lorsqu’il était à l’hôpital à la suite d’une tentative d’assassinat [1981], il a écrit un message manuscrit aux dirigeants soviétiques pour tenter d’établir une relation personnelle. Deux ou trois d’entre eux n’ont pas répondu, jusqu’à ce que Gorbatchev devienne secrétaire général et que Reagan l’invite à une réunion. Le vice-président George Bush s’est rendu aux funérailles de Konstantin Chernenko [défunt secrétaire général du parti communiste de l’URSS]. Finalement, Gorbatchev a accepté une rencontre à Genève. À partir de ce moment-là, nous avons essayé, aux États-Unis, de développer une meilleure communication avec Gorbatchev. Auparavant, les deux parties s’étaient en quelque sorte accusées l’une l’autre, annonçant des propositions qui visaient souvent à mettre la partie adverse sur la défensive. Et il y était peu question de réelle diplomatie.
Mais Reagan a décidé en 1983 qu’ il était temps d’engager sérieusement le dialogue avec les dirigeants soviétiques. Je suis entré dans l’administration avec pour mission d’élaborer une stratégie de négociation. En bref, ce que nous avons fait, au lieu de lancer de nombreuses accusations publiques, c’est d’établir un dialogue. Dans un discours prononcé en janvier 1983, Reagan a lancé un appel à la négociation et, au lieu de formuler de nombreuses exigences, il a demandé une coopération pour réduire les armements, pour réduire les confrontations armées dans les zones tierces, pour améliorer les droits de l’homme. Au lieu de dire « vous êtes fautifs, vous devez faire des réformes », nous disions « nous devons coopérer pour améliorer les droits de l’homme ». Je voulais dire « vous devez faire tomber le rideau de fer » qui, à l’époque, isolait l’Union soviétique du reste du monde. Mais ce que Reagan a dit, c’est que nous devions coopérer pour construire une meilleure relation de travail, sans utiliser de mots qui pourraient paraître offensants.
Lors de sa première rencontre avec Gorbatchev... Il a écrit ses propres réflexions à ce sujet. Il a clairement indiqué que l’essentiel était d’établir la confiance entre eux, afin de réduire les armements. Et si nous voulions améliorer les droits de l’homme, nous devions le faire en privé plutôt qu’en public.
Et la dernière question, la dernière phrase, presque, dans l’essai qu’il a écrit sur ce qu’il a dit, c’est qu’il ne faut pas appeler cela une victoire. Quoi qu’il arrive, la situation s’améliorera. Au cours des trois années suivantes, cette diplomatie a fonctionné. Cela a pris environ trois ans, avec des hauts et des bas. Mais à la fin de l’administration Reagan, en décembre 1988, lorsqu’ils ont pu croiser leur chemin, Reagan a déclaré qu’ils s’étaient rencontrés en tant que partenaires, pour créer un monde meilleur. À l’époque, je pense que la diplomatie avait entraîné un changement dans la politique soviétique - un changement fondamental : Gorbatchev essayait de réformer l’Union soviétique. Il ne pouvait pas le faire si les pressions de la guerre froide se poursuivaient. C’était donc une grande motivation.
Mais l’une des choses que, par la suite, les gens ont mal comprises à propos de la fin de la guerre froide, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une victoire de l’Occident sur l’Union soviétique, mais d’une victoire qui concernait le monde entier. En effet, tout le monde en a profité, y compris l’Union soviétique. Cela s’est fait par la diplomatie, et non par la force des armes. Mais plus tard, nous avons commencé à dire : « Oh, on a été victorieux, l’Union soviétique a été vaincue », puis, plus tard, « la Russie a été vaincue ». Tout a été inversé.
M.Billington : Vous avez utilisé le terme utilisé par Gorbatchev « un nouveau mécanisme économique », auquel vous faites référence dans vos articles. De quoi s’agit-il et quel est le point de vue de Reagan à ce sujet ?
J.Matlock : En fait, les changements économiques ont été graduels, progressifs. Au début, les changements instaurés par Gorbatchev n’ont pas fonctionné - sa campagne anti-alcool et sa tentative d’instaurer une plus grande discipline au travail - se sont tous deux retournés contre lui. Mais il a d’abord essayé d’introduire des réformes en utilisant le parti communiste, et il s’est rendu compte qu’il n’y parvenait pas. Il a donc progressivement commencé à essayer de retirer au parti le contrôle total du pays. C’était une question complexe. Vous avez évoqué « le point de vue de Reagan » : Je pense que l’essentiel du point de vue de Reagan était qu’il détestait le communisme et qu’il pensait que c’était un système épouvantable. Mais, ce à quoi il s’opposait, c’était aux tentatives soviétiques de l’imposer à l’étranger. Son idée était que, si c’est ce qu’ils veulent [chez eux], c’est leur affaire. En d’autres termes, il n’a pas commencé par essayer de changer la structure politique interne de l’Union soviétique. Il voulait changer leur comportement extérieur. Il était donc plus important pour notre diplomatie que Gorbatchev modifie sa politique étrangère et coopère de plus en plus au contrôle des armements. Gorbatchev et Reagan avaient tous deux pour objectif de débarrasser le monde des armes nucléaires. Ils étaient peut-être les deux seuls dirigeants à penser que c’était possible, ils le pensaient tous les deux, et ils nous ont fait franchir plusieurs étapes dans ce sens.
A l’époque, nous nous disions : « Eh bien, Gorbatchev dit qu’il procède à des réformes étape par étape ». Les tentatives précédentes de réforme du système avaient échoué. Nous, les anciens, savions que Khrouchtchev, plus tôt, avait entamé des réformes et les avait ensuite annulées. Nous nous disions donc : « Voyons comment cela va se passer ; encourageons-les, mais on ne peut pas être sûr de ce que cela va donner ». Mais je dirais que les changements politiques, et en particulier les négociations sur les questions que nous avons mis de l’avant, ont été plus importants que les tentatives de réforme de l’économie, en ce qui concerne nos politiques.
M.Billington : Vous avez également fait référence à un débat dans les principaux cercles soviétiques, qui a attiré votre attention, sur « les intérêts communs de l’humanité ». De quoi s’agit-il et qu’en pensez-vous ?
J.Matlock : Il s’agit d’un changement profond et fondamental dans la politique étrangère soviétique, mais aussi dans sa politique intérieure. Depuis la révolution communiste - la révolution bolchevique -, la politique intérieure et extérieure du pays était censée reposer sur l’idée marxiste de la lutte internationale des classes - la lutte des travailleurs ou du prolétariat contre les capitalistes ou la bourgeoisie. La théorie voulait que le prolétariat se soulève, élimine la bourgeoisie et crée un pays socialiste qui évoluerait vers un pays communiste. C’était l’idéologie officielle à partir du moment où les bolcheviks ont gagné la guerre civile en Russie. Il s’agissait d’une politique fondamentalement antagoniste à l’égard de l’Occident. Et même lorsqu’ils ont déclaré avoir réalisé le socialisme chez eux, ils ont continué à dire que la lutte des classes internationale s’appliquait à la politique étrangère. En d’autres termes, la guerre froide reposait en réalité sur une idéologie selon laquelle le monde allait créer un système communiste mondial unique par le biais d’une révolution contre la bourgeoisie. C’est cette question fondamentale qui est à l’origine de la guerre froide.
Et maintenant, lorsque Gorbatchev a déclaré que nous devions agir dans l’intérêt commun de l’humanité, il contredisait directement Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Lénine et Joseph Staline. Il changeait la politique étrangère, car sous le marxisme, il n’y avait pas d’intérêts communs de l’humanité ; il n’y avait que des intérêts de classe. Et en même temps, Gorbatchev disait qu’il ne devait y avoir aucune restriction à la liberté de choix, ce qui signifie que chaque pays devait être en mesure de déterminer sa propre politique étrangère. C’était donc absolument profond.
M.Billington : C’est à peu près à ce moment-là que Ronald Reagan a rencontré Gorbatchev, ainsi que le président élu George H.W. Bush. Vous citez Reagan qui, après cette rencontre, a déclaré qu’elle avait été « un énorme succès » et que « Gorbatchev avait l’air de nous considérer comme des partenaires dans la construction d’un monde meilleur ». Votre commentaire était que la guerre froide était virtuellement terminée. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
J.Matlock : Pour les raisons que je viens d’expliquer, cela signifiait que, sur le plan idéologique, à mon avis, la guerre froide était terminée. Et cela a préparé le terrain pour les événements de 1989 et de l’année suivante, qui a été qualifiée d’ « année miraculeuse », l’année où les Européens de l’Est ont renversé le système communiste - pacifiquement dans la plupart des pays, bien que la Roumanie ait connu une certaine violence. Mais c’était un changement que Gorbatchev a non seulement accepté, mais encouragé. Je dirais que, d’un point de vue idéologique, la guerre froide a pris fin en décembre 1988 pour finalement se traduire dans les faits en décembre 1990.
Cela m’amène à une autre observation, à savoir que de nombreuses personnes pensaient que la guerre froide avait pris fin lorsque l’Union soviétique s’était effondrée. L’important est qu’elle a pris fin au moins deux ans avant l’effondrement de l’Union soviétique, et que cet effondrement s’est produit non pas sous la pression de l’Occident, mais en raison des pressions internes à l’Union soviétique. Celle-ci n’aurait probablement pas éclaté si la guerre froide n’avait pas pris fin, car les pressions de la guerre froide maintenaient le système en place.
M.Billington : Les cinq questions suivantes proviennent directement de Helga Zepp-LaRouche. Premièrement, la jeune génération ne comprend généralement pas bien l’importance de la fin pacifique de la guerre froide. Pour la plupart des gens, l’inimaginable s’était produit : le bloc soviétique s’était dissous, il n’y avait plus d’ennemi. Il aurait été possible de créer un ordre de paix pour le 21e siècle. Romano Prodi, le leader politique italien, a proposé : « une Europe unie de Lisbonne à Vladivostok ». Pouvez-vous, en tant que témoin contemporain de ces événements, nous dire quel était le climat politique à ce moment-là ? Et s’agit-il d’une grande chance historique qui a été manquée ?
J.Matlock : Je pense que c’est vrai. Au départ, nous avons proposé un Partenariat pour la paix avec les pays d’Europe de l’Est, y compris avec la Russie et les États successeurs de l’Union soviétique. Si nous avions continué à suivre cette voie, même si nous avions préservé l’OTAN telle qu’elle était, mais que l’OTAN avait interagi avec les autres dans le cadre du Partenariat pour la paix, alors, je pense, cela aurait permis la création d’une structure de sécurité européenne plus complète. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Et cela ne s’est pas produit parce qu’au lieu du Partenariat pour la paix, les États-Unis ont finalement opté pour l’expansion de l’OTAN. Je pense que c’était une énorme erreur.
J’ai témoigné, à l’époque, devant la commission sénatoriale qui, à ce moment-là, était dirigée par le sénateur Joseph Biden. Il me semblait en effet que ce dont l’Europe de l’Est et la Russie avaient besoin, c’était d’une relation pacifique avec l’Europe et d’une intégration croissante de leurs économies sur la base de la libre entreprise et du système occidental. Je savais que la transition dans l’ex-Union soviétique allait être extrêmement difficile, comme elle l’a été en Europe de l’Est, mais plus encore. Et il me semblait que si l’on commençait à étendre l’OTAN - qui était censée être une alliance défensive pour empêcher une invasion soviétique de l’Europe occidentale à une époque où elle dominait encore l’Europe de l’Est, mais ce n’était plus le cas. L’URSS s’était effondrée, la Russie ne représentait plus que la moitié de la population de l’URSS et une armée en plein désarroi. Autrement dit, elle ne pouvait pas constituer une menace.
Par conséquent, lorsque vous commencez à étendre l’OTAN, cela implique qu’il y a une menace de la part d’autres personnes. Et il m’est apparu clairement que cela allait rendre impossible l’instauration d’un système plus démocratique en Russie, si la Russie avait le sentiment que les États-Unis agissaient d’une manière qui les menaçait militairement, en s’installant dans des régions, en se faisant des alliés - des alliés militaires - de pays et de régions qui avaient été traditionnellement dominés par la Russie.
Je dirais qu’au début, les présidents russes ont accepté cela, à contrecœur, mais ils ont clairement fait savoir que cela ne devait pas continuer - en particulier dans les Balkans. L’essentiel était... Ce n’était pas tant l’existence d’une garantie américaine que toute attaque contre l’un des membres de l’OTAN serait considérée comme une attaque contre eux-mêmes. Cela ne les dérangeait pas tant que cela. L’ambassadeur russe de l’époque m’a dit. « Écoutez, vous savez, nous n’allons pas menacer ces pays. Nous nous moquons de savoir si vous leur donnez cette garantie. Ce qui est délicat, c’est d’y installer des bases militaires, ce que nous ne pouvons pas accepter. »
Mais c’est précisément ce qui s’est passé. Bien que le traité d’unification de l’Allemagne ait stipulé qu’il n’y aurait pas de bases étrangères sur le territoire de l’ancienne République démocratique allemande, ni d’armes nucléaires, des plans ont commencé à être élaborés pour installer ultérieurement des bases dans les pays d’Europe de l’Est. L’installation de bases de missiles anti-balistiques (ABM) en Pologne et en Roumanie s’est avérée particulièrement délicate. On a prétendu qu’il fallait installer ces bases pour se protéger d’éventuelles attaques de missiles en provenance de l’Iran. Eh bien, à l’époque, l’Iran n’avait pas de missiles capables de le faire et n’avait pas de griefs à l’encontre de nos alliés d’Europe de l’Ouest. C’était en quelque sorte une raison absurde.
Deuxièmement, les missiles effectivement déployés pouvaient, moyennant un changement de logiciel, devenir offensifs. Cela s’est également produit au moment où les États-Unis se sont retirés unilatéralement de la plupart des accords de contrôle et de réduction des armements que nous avions négociés avec l’Union soviétique sous l’administration Reagan et la première administration Bush. Nous nous sommes donc éloignés des accords mêmes qui nous ont permis de mettre fin à la guerre froide, et ce sans aucune raison valable que je puisse déceler.
Je pense que l’Union soviétique ne pouvait voir dans cette politique qu’une provocation , en particulier lorsqu’il s’agissait de la question de l’adhésion à l’OTAN d’anciennes républiques soviétiques telles que la Géorgie et l’Ukraine, qui ne remplissaient pas les critères normaux d’adhésion à l’OTAN. En fait, lorsque les États-Unis ont persuadé leurs alliés de l’OTAN de déclarer que la Géorgie et l’Ukraine finiraient par devenir membres de l’OTAN - c’était en 2008 - à cette époque, je dirais que les deux tiers de la population ukrainienne ne voulaient pas faire partie de l’OTAN - et la raison pour laquelle nous voudrions faire entrer un pays dans l’OTAN, alors que les deux tiers de sa population ne veulent pas en faire partie, a toujours été un mystère pour moi.
Dans le même temps, les États-Unis et les membres de l’UE ont déployé des efforts croissants pour tenter d’éloigner l’Ukraine et la Géorgie de la Russie. Pendant des siècles, ces territoires ont fait partie de la Russie. La Russie avait permis leur libération de l’Union soviétique – sous le président russe Eltsine. Mais l’hypothèse de départ était qu’ils vivraient certainement dans une relation de coopération avec la Russie, tout en étant indépendants. Je pense que la tentative d’éloigner l’Ukraine de la Russie a été une erreur fondamentale de la part des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN.
M.Billington : Helga [Zepp-LaRouche] a posé quelques questions spécifiques à propos de l’Allemagne. Permettez-moi de les mentionner. Elle a dit que le chancelier Kohl, à l’époque, avait signé 22 accords avec Gorbatchev, qui incluaient une garantie de sécurité pour la Russie. Mais ces accords ont été levés par la suite. Comment voyez-vous la façon dont le cours de l’histoire a été fixé à ce moment-là ?
J.Matlock : En fait, le président Bush et son secrétaire d’État ont assuré à Gorbatchev que s’il acceptait l’unification allemande, il n’y aurait pas de changement dans la juridiction mutuelle de l’OTAN à l’est - pas un pouce d’élargissement à l’est ! Le ministre allemand des Affaires étrangères [Hans-Dietrich Genscher] de l’époque et le Premier ministre britannique [Margaret Thatcher] ont donné à Gorbatchev les mêmes assurances. Ces assurances n’ont jamais été formulées dans un traité juridique formel. Elles faisaient partie des négociations et, à l’époque, il n’y avait pas d’intention de s’étendre vers l’est. Lorsque le traité qui a permis l’unification de l’Allemagne a été négocié, il prévoyait qu’aucune troupe étrangère ne serait stationnée dans le pays et qu’aucune arme nucléaire n’y serait installée.
Ce traité est toujours en vigueur : ces armes ne peuvent pas être installées dans l’ancienne République démocratique allemande, sur ce territoire. Pourtant nous avons commencé à installer ces armes dans des pays de l’OTAN situés encore plus à l’est. Je dirais qu’il s’agit là d’une violation flagrante des assurances données par plusieurs gouvernements occidentaux au cours de la période précédant l’unification allemande. J’ai assisté à un certain nombre de ces [négociations] lorsque ces assurances ont été données. Et maintenant que les dossiers ont été déclassifiés et sont clairement disponibles, on peut voir dans les documents historiques que ces assurances ont été données.
M.Billington : Helga mentionne également que le 5 mai 1990, lors de ce que l’on a appelé les négociations « deux plus quatre », le secrétaire d’État James Baker a déclaré que tous les droits et devoirs des quatre puissances devaient être transférés à une Allemagne parfaitement souveraine. En d’autres termes, il ne fallait pas tenter de singulariser l’Allemagne et d’imposer des restrictions discriminatoires à un État souverain, ce qui ne pouvait qu’engendrer des ressentiments, de l’instabilité et des conflits. Mais, comme vous le savez certainement, le récent accord bilatéral entre les États-Unis et l’Allemagne, qui prévoit le stationnement de missiles américains à moyenne portée en Allemagne en 2026, ne constitue-t-il pas une singularisation, puisqu’il n’inclut aucun autre allié ? Ne remettez-vous pas en cause ce concept ?
J.Matlock : Je pense que le déploiement d’armes nucléaires sur le territoire allemand ne faisait pas partie de l’accord qui a unifié l’Allemagne. Si ce déploiement avait lieu dans des parties de l’Allemagne autres que l’ancienne République démocratique allemande, il ne violerait pas spécifiquement l’accord qui a unifié l’Allemagne, parce qu’il ne dit rien sur ce que peuvent faire les autres parties de l’Allemagne. Et, bien sûr, les bases américaines étaient là à l’époque et le sont toujours. Je pense cependant que c’est une chose extraordinairement dangereuse à faire. C’est peut-être légal, mais c’est dangereux. Et je m’interroge sur la santé mentale du gouvernement allemand qui accepterait cela. Car si ces armes sont utilisées, qui en souffrira ? L’Allemagne, pour l’amour du ciel - et pas les États-Unis !
Nous avons déjà eu l’occasion de déployer ces missiles dans le passé afin d’inciter la Russie à retirer les siens, de portée intermédiaire, qui pourraient frapper l’Allemagne et nos autres alliés européens. Et nous avons réussi. Ce fut l’un des grands succès de la guerre froide. Mais depuis, les États-Unis se sont retirés de ce traité, qui n’est donc plus valable. Mais le problème est que le déploiement et l’utilisation éventuelle d’armes nucléaires en Europe centrale et orientale représentent un danger bien plus grand pour l’Allemagne que pour les États-Unis. Je ne comprends pas pourquoi un gouvernement allemand accepterait cela.
M.Billington : L’ancien inspecteur général de la Bundeswehr, le général Harold Kujat, a récemment déclaré que la guerre en Ukraine menaçait de devenir ce qu’il a appelé « la catastrophe principale du XXIe siècle ». Cependant, du côté de l’Occident, on n’envisage même pas l’option de la diplomatie pour résoudre cette crise. Que pensez-vous de la disparition de la diplomatie comme moyen de résolution des conflits ?
J.Matlock : De toute évidence, la diplomatie a disparu. Nous en sommes réduits à menacer publiquement, et, encore plus grave, à alimenter une guerre qui s’avère catastrophique pour l’Ukraine. Contrairement à la plupart des personnes qui s’expriment sur ce sujet, je connais très bien l’Ukraine. Non seulement je parle couramment le russe, mais je peux aussi comprendre et lire l’ukrainien, et j’y suis allé à de nombreuses reprises. J’ai été un grand partisan de la préservation du patrimoine ukrainien. Chaque fois que j’étais ambassadeur et que je prononçais des discours publics en Ukraine, je les lisais en ukrainien et non en russe.
Cependant, le gouvernement ukrainien actuel est sur une voie suicidaire s’il maintient son hostilité envers la Russie. L’invasion de l’Ukraine n’aurait jamais dû avoir lieu et n’aurait pas eu lieu si les États-Unis et l’OTAN avaient donné l’assurance juridique que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN. Cette assurance aurait dû être donnée depuis le début. Ce que les gens oublient, c’est la façon dont les pays réagissent à ce qu’ils considèrent comme une alliance militaire hostile à leur frontière. Les États-Unis sont entrés dans la Première Guerre mondiale contre l’Allemagne en partie parce que cette dernière tentait de conclure avec le Mexique [en 1917] un traité hostile aux États-Unis. Nous avons considéré qu’il s’agissait d’une cause de guerre. Pourquoi ne comprenons-nous pas qu’essayer de soustraire l’Ukraine à l’influence russe et y installer des bases militaires serait, dans leur cas, absolument inacceptable et un enjeu de sécurité nationale ?
Ce qui se passe, c’est que l’Ukraine subit de plus en plus de dommages, et plus la guerre se prolonge, plus les dégâts seront importants. Les gens doivent comprendre que nous n’avons pas été attentifs aux événements qui se sont passés en Ukraine ; la façon dont ce pays, avec l’encouragement de l’Occident, a été de plus en plus hostile aux russophones de l’Est. Les russophones représentaient 45% de la population ukrainienne au moment de l’indépendance. Lors de cette indépendance, la constitution ukrainienne garantissait des droits égaux aux russophones, aux Ukrainiens et aux personnes parlant d’autres langues minoritaires. Ces droits ont été progressivement retirés, et de plus en plus de tentatives ont été faites, qui étaient offensantes pour les habitants de l’Est.
Puis, en 2014, un coup d’État a été perpétré contre le dirigeant, le président élu, avec le soutien des États-Unis et des représentants de l’UE. De toute évidence, pour tout dirigeant russe, et pas seulement pour Vladimir Poutine, il s’agissait d’un acte hostile absolument intolérable, auquel il fallait réagir. En particulier, ils n’allaient pas perdre leur base navale en Crimée. Il ne faut pas oublier non plus que ces frontières, que les Ukrainiens disent vouloir retrouver, ont été créées non pas par la nature, mais par la décision de deux hommes, Adolf Hitler et Joseph Staline - à l’exception de la Crimée.
La Crimée a été ajoutée par Nikita Khrouchtchev, dirigeant communiste de l’Union soviétique, comme une chose qui n’avait en fait aucune importance à l’époque, de sorte qu’il ne s’agissait pas de frontières historiques prééminentes. L’ironie de la chose, c’est que les Ukrainiens, en grande partie les Occidentaux, dont la pensée est dominée par les néo-nazis, ont tendance à l’ignorer ou, lorsque Poutine souligne ce fait, nous disons qu’il ment. Il ne ment pas. Le fait est que la Russie avait de nombreuses raisons de résister militairement lorsqu’elle voyait l’implication croissante des États-Unis et de l’Occident dans la politique intérieure de l’Ukraine, et qu’elle essayait également de soustraire entièrement l’Ukraine à toute influence russe. C’est une tragédie pour l’Ukraine.
Je dirais en outre que les sanctions économiques que les États-Unis et l’UE ont imposées à la Russie sont normalement des sanctions qui ne sont imposées qu’en temps de guerre. Et selon la Constitution des États-Unis, seul le Congrès peut déclarer une guerre. Le Congrès n’a pas déclaré la guerre, mais à plusieurs reprises, le président a simplement pris des mesures qui, en vertu du droit international, ne sont normalement autorisées qu’en temps de guerre.
En outre, je dirais que les sanctions économiques contre la Russie ne produisent pas l’effet qu’elles devaient avoir. Elles visaient à détruire l’économie russe, mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Elles ont seulement eu tendance à la rendre plus autonome et, bien sûr, à la faire se tourner vers la Chine, l’Iran et même la Corée du Nord. En d’autres termes, il s’agit de questions qui, auparavant, faisaient l’objet d’une coopération avec l’Occident. C’est quelque chose qui, à long terme, sera très désavantageux pour les États-Unis et l’Europe occidentale.
Encore une fois, je ne comprends pas comment les dirigeants actuels n’en soient pas conscients. J’ai qualifié notre politique, et je qualifierais également la politique de nos alliés de l’OTAN en Europe, de myopie et de vision étroite - myopie parce qu’elle ne regarde pas le passé, et vision étroite parce qu’elle exclut toute preuve qui contredirait le discours diffusé par l’ordre dominant actuel. En outre, j’ai parfois dit qu’elle était ’autiste’ pour cette même raison. Elle se concentre sur certaines choses et en ignore d’autres. Et je pense que cela ne va pas bien se terminer pour les États-Unis ou leurs alliés militaires.
M.Billington : En ce qui concerne l’Allemagne. Une dernière chose dans la ligne de ce que vous venez de dire, à savoir que vous avez trouvé inexplicable la décision allemande d’accepter ces missiles américains sur leur territoire. Que souhaiteriez-vous dire au peuple allemand face à ce danger, à la lumière de l’histoire spécifique de l’Allemagne avec la Russie, à la fois en ce qui concerne l’URSS et la Seconde Guerre mondiale, mais aussi avec la Russie en ce qui concerne l’unification de l’Allemagne ?
J.Matlock : Je ne comprends pas pourquoi les dirigeants allemands suivent les politiques qu’ils mènent. Je ne comprends tout simplement pas, parce que je ne pense pas que ce soit dans l’intérêt de l’Allemagne. Et, bien sûr, ce que nous entendons et ce que le public américain entend : « Oh, nous avons le devoir de défendre la démocratie en Ukraine » - c’est absurde ! L’Ukraine est loin d’être une démocratie. Son gouvernement est le fruit d’un coup d’État. Ce gouvernement n’a pas respecté certains accords clés, comme les accords de Minsk, qui auraient permis d’éviter la guerre et de maintenir le Donbass en Ukraine. Il a constamment violé ces accords. Dans le même temps, les États-Unis se sont éloignés des accords de contrôle des armements que nous avions créés et conclus dans les années 1980 et 1990 et qui protégeaient l’Allemagne et l’aidaient à s’unifier.
Les États-Unis ont soudain entamé une croisade pour s’impliquer dans ce qui est, en fait, un conflit familial entre Slaves de l’Est sur l’emplacement de la frontière entre l’Ukraine et la Russie, qui n’a jamais eu le moindre effet sur la sécurité de l’Allemagne, des États-Unis ou des autres alliés de l’OTAN. Aujourd’hui, les gens disent : « Oh, si Poutine réussit en Ukraine, il attaquera immédiatement les États baltes et la Pologne ». C’est absolument absurde ! Il n’y a aucune preuve de cela. Il s’agit simplement d’échafauder un procès d’intention fait à la Russie.
Mais si vous regardez les fondamentaux, vous pouvez voir que, à tort ou à raison, l’effort actuel est de restaurer les frontières de l’Ukraine dessinées arbitrairement par Hitler, Staline et Khrouchtchev, qui à l’époque étaient une façon de soumettre l’Ukraine plutôt que de la libérer. La tentative de restaurer ces [frontières] est non seulement impossible, mais en fait, revient à en faire un objectif et le soutenir avec des armes qui ne sont pas seulement utilisées en Ukraine, mais maintenant de plus en plus contre la Russie, je pense que cela s’approche de la folie pour quiconque réfléchit vraiment au passé et à ce que sont ces nations.
Permettez-moi également d’ajouter que je pense que le peuple américain soutient toujours la fourniture d’armes à l’Ukraine, alors qu’on lui présente une image totalement erronée de la situation. Ils disent : « Oh, nous devons soutenir un pays démocratique contre l’oppression. » L’Ukraine n’est pas un pays démocratique et il est impossible pour une puissance étrangère de créer une démocratie dans un autre pays. C’est tout simplement irrationnel. Mais la plupart des gens, bien sûr, aux États-Unis comme en Europe, ne pensent pas vraiment à l’histoire et à ce qui se passe dans ces autres régions. Ils tirent des conclusions à partir de grandes généralisations qui, après examen, ne reposent sur aucune base factuelle. Je pense donc qu’il s’agit du dilemme de notre époque. Nous avons des gouvernements qui, soutiennent intentionnellement une vision erronée de ces choses, ce qui est incroyablement dangereux.
M.Billington : Revenons à la Russie. Lors de l’investiture de George Bush en 1989, vous avez rédigé un mémorandum de Moscou dans lequel vous disiez que vous n’étiez « pas optimiste sur le fait que les réformes de la perestroïka amélioreraient grandement l’économie soviétique ». Et vous avez ajouté : « Je prévoyais des problèmes pour gérer les signes croissants de conflits ethniques au sein de l’Union soviétique. » Vos craintes se sont-elles confirmées ?
J.Matlock : Bien sûr. Ce sont ces mouvements ethniques - mouvements nationalistes - qui ont provoqué l’éclatement de l’Union soviétique. Mais j’ajouterais que cela s’est fait sous la direction du dirigeant russe élu, Boris Eltsine. Ainsi, l’idée que la Russie a toujours été impérialiste est tout simplement absurde. Ce n’est tout simplement pas vrai. En fait, ces autres républiques doivent remercier Boris Eltsine, le président russe. Eltsine était bien plus intéressé par la revanche sur Gorbatchev et sa destitution que par la préservation de l’Union soviétique. Mais à l’époque, l’idée était qu’ils auraient une relation très coopérative. En fait, l’URSS a été remplacée par l’ « Union des États souverains ». C’est juste qu’elle ne disposait pas d’un réel pouvoir d’unité. Mais je suis sûr qu’à l’époque la plupart des gens qui ont voté pour l’indépendance n’ont pas anticipé l’évolution ultérieure, à savoir qu’ils auraient des armées indépendantes et des frontières avec la Russie qui feraient de ces deux pays des ennemis. Les choses ont évolué plus tard, avec l’encouragement de certains pays d’Europe occidentale et des États-Unis, pour essayer, en fait, d’éloigner ces États de la Russie. Je pense que ce n’était dans l’intérêt de personne.
George Bush lui-même était favorable à la proposition de Gorbatchev d’une fédération volontaire. Lorsqu’il s’est adressé au Parlement ukrainien, la Verkhovna Rada, en août 1981, il a mis en garde les Ukrainiens contre ce qu’il a appelé le « nationalisme suicidaire » et leur a recommandé d’adhérer au traité d’union de Gorbatchev. À l’époque, les États-Unis ne souhaitaient donc pas voir l’Union soviétique se désintégrer, et l’idée qu’il s’agissait d’une victoire occidentale dans la guerre froide est erronée. Il y a donc beaucoup d’histoire qui semble avoir été soit oubliée, soit totalement déformée, et qui alimente la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
M.Billington : Ce à quoi vous venez de faire référence, c’est ce que vous avez appelé le traité d’union que Gorbatchev proposait avec les anciennes républiques ?
J.Matlock : Oui. Comme je l’ai dit, le président Bush a recommandé aux Ukrainiens et, implicitement, aux autres républiques soviétiques non baltes d’accepter le traité d’union de Gorbatchev. C’est Boris Eltsine, le dirigeant russe, qui a mené la révolte contre cela.
M.Billington : Permettez-moi de passer maintenant aux États-Unis. Vous avez écrit un commentaire fascinant cette année, revenant sur un discours que vous avez prononcé en 1982, alors que vous étiez ambassadeur en Tchécoslovaquie, à l’occasion de la fête du 4 juillet de cette année-là. Dans ce commentaire que vous avez écrit cette année, vous rappelez combien vous étiez optimiste et quelle vision optimiste vous aviez des États-Unis sur de nombreuses questions de l’époque, concernant la liberté de pensée en Amérique, le respect de la souveraineté de toutes les nations et la paix dans le monde en général. Puis vous opposez ces points à la réalité opposée que nous connaissons aujourd’hui, en pointant les guerres de changement de régime en Irak, en Libye et en Syrie ; le génocide à Gaza ; l’effondrement total de la diplomatie ; et le démantèlement des traités de contrôle des armements - qui sont tous des points que vous avez mentionnés ici aujourd’hui. Vous attribuez ce déclin aux « néoconservateurs » et vous concluez, j’ai trouvé cela très impressionnant à la toute fin, en écrivant : « Oh Seigneur, que nous est-il arrivé ? » Avez-vous tiré une conclusion à cette question ?
J.Matlock : Eh bien, j’ai écrit cela en particulier parce que, alors que nous condamnons, à bien des égards, ce qui se passe à Gaza, les États-Unis ont continué à fournir les armes que l’État israélien, sous sa direction actuelle, utilise, ce qui répond, à mon avis, à toutes les définitions d’un génocide. Je pense que les racines de cette situation remontent à notre politique intérieure, où de nombreuses personnes soutiennent Israël à tout prix, sans tenir compte du fait qu’Israël viole très fréquemment presque toutes les normes que nous attendons d’un État-nation, dans le cadre de notre « nouvel ordre mondial » ou « nouvel ordre fondé sur des règles ».
Bien sûr, suite à l’intrusion du Hamas en Israël et à ses actes terroristes, on peut dire que oui, Israël avait le droit de se défendre contre eux. En fait, il ne l’a pas fait. Il avait retiré la plupart de ses défenses de cette frontière, même si ses services de renseignement devaient savoir quelque chose des capacités du Hamas. Mais utiliser cette attaque comme excuse pour la destruction génocidaire de Gaza et la destruction croissante de la Cisjordanie, je pense que c’est tout simplement inacceptable. Je dirais que, dans ces domaines, la politique des États-Unis a toujours été d’essayer de décourager les colons en Cisjordanie, car le contrôle israélien de la Cisjordanie et des frontières de Gaza n’est pas légal au regard du droit international.
Dans ce cas, les États-Unis, je crois, et beaucoup d’autres, ont le pouvoir de dire « Non, ne faites pas ça », en leur enlevant les moyens de le faire. Mais si notre président a déclaré qu’il n’était pas d’accord avec le Premier ministre israélien, etc., il a néanmoins refusé de prendre la seule mesure qui permettrait d’éviter que cela ne se produise, à savoir mettre fin à l’approvisionnement ou à la protection d’Israël aussi longtemps que ce pays participera à la destruction de la bande de Gaza. Mais j’attribue cela à notre politique interne, parce qu’un trop grand nombre des principaux partisans et financiers de nos candidats, dans les deux partis, se sont engagés à faire pour Israël tout ce qu’Israël veut. Et je considère cela plus comme une question de politique intérieure ou comme un résultat de celle-ci que, évidemment, comme une tentative de soutenir un nouvel ordre mondial.
M.Billington : Dans un article que vous avez écrit et qui portait principalement sur le rôle des agences de renseignement, vous avez affirmé que Donald Trump avait remporté l’élection de 2016 parce qu’il était clair pour les électeurs que « la secrétaire Clinton, si elle était présidente, poursuivrait et intensifierait nos interventions militaires donquichottesques et destructrices à l’étranger. » Cela risque-t-il d’être le cas cette année aussi, compte tenu des circonstances actuelles ?
J.Matlock : Je ne suis pas sûr de l’avoir dit de cette manière. Je pense que Clinton a perdu l’élection parce qu’elle a fait preuve, je dirais, de mépris et de dédain à l’égard d’une grande partie de notre électorat dans le Midwest et le Sud, en les qualifiant de « déplorables ». J’ai été consterné par la victoire de Trump. Maintenant, je ne pense pas que ce soit principalement à cause des questions de politique étrangère. Je pense qu’il s’agissait davantage de questions de politique intérieure et du résultat de ce que nous appelons désormais notre lutte culturelle au sein des États-Unis.
Cela dit, je pense que la principale chose à laquelle je m’opposais à propos de la secrétaire d’État Clinton était sa politique étrangère agressive. Mais maintenant, dans le cas de Trump, je pense qu’il s’est avéré, je dirais, très dangereux en tant que président. Il est totalement imprévisible. On pourrait penser qu’il est meilleur sur telle ou telle question que quelqu’un d’autre, mais on ne peut pas compter là-dessus.
Je ne sais pas comment cette élection va se dérouler. Je pense qu’elle sera très serrée. Mais je dirais qu’elle se joue à 98 %, voire 99 %, sur des questions intérieures. Notre électorat ne prête tout simplement pas attention à la politique étrangère. Si vous regardez les questions que nos électeurs disent aux sondeurs, la politique étrangère est peut-être sur la liste de 4 % de notre électorat. Je pense qu’il faut comprendre cela. Il s’agit donc d’une élection qui n’est pas motivée par la politique étrangère - et c’est ce qui est tragique, car aux États-Unis, nous ne débattons pas des vraies questions qui se posent. Et nous sommes nourris d’une approche particulière par, je dirais, un groupe à Washington qui contrôle les médias et le gouvernement ; nous sommes nourris de ce que je pense être une vision erronée de la politique étrangère. Mais, en général, les électeurs américains vont voter en fonction de leur perception des questions intérieures : des questions comme l’inflation, l’immigration et bien d’autres. Et ce sont ces questions qui seront déterminantes. Malheureusement, la politique étrangère ne joue pas un grand rôle.
M.Billington : Vous avez écrit sur John Quincy Adams en 2018, en faisant référence au discours qu’il avait prononcé devant la Chambre des représentants en 1821. Il s’agit du célèbre discours dans lequel il dit que « les États-Unis ne vont pas à l’étranger à la recherche de monstres à détruire ». Mais vous écrivez ensuite : « Il est temps que nous commencions à retrouver notre chemin. Les autres ne sont pas à blâmer pour notre désarroi politique. C’est bel et bien de notre ressort. » Voyez-vous une lumière au bout du tunnel sur cette question ?
J.Matlock : Je ne vois pas de solution, je dirais à court terme, mais je crois que les événements vont nous forcer à aller dans cette direction. Reconnaissons que les États-Unis sont, à mon avis, beaucoup trop engagés sur le plan international. Non seulement nous alimentons une guerre économique de facto inefficace et, dans une certaine mesure, une guerre militaire contre la Russie, mais nous alimentons aussi un effort génocidaire de la part d’Israël au Proche-Orient, qui nous amène au bord d’une guerre majeure dans cette région. Dans le même temps, notre armée se prépare à une guerre avec la Chine, ce qui est absurde - et nous le faisons, non pas en taxant notre peuple, mais en empruntant de l’argent.
Nous avons aujourd’hui une dette d’environ 33 000 milliards de dollars, dont une grande partie est due à d’autres pays. Au niveau national, notre économie est gonflée par la planche à billets. Je pense que, de toute évidence, les forces en présence vont nous obliger à modifier certaines de ces politiques. La question de savoir si nous pouvons le faire avant que l’une d’entre elles ne conduise à une catastrophe majeure est une autre question. Je l’espère. Et il me semble qu’en fin de compte, le peuple américain ne soutiendra pas l’implication directe des États-Unis dans une guerre qui leur est livrée aux États-Unis. Je ne peux pas prévoir l’avenir, mais je pense que la situation actuelle ne peut pas durer, que ce soit sur le plan économique ou militaire. Si nous voulons résoudre ces problèmes sans causer davantage de dommages et de dangers pour l’humanité, nous devons revenir à la diplomatie. Il sera difficile d’y parvenir du jour au lendemain, mais cela nécessitera un changement de mentalité.
M.Billington : Permettez-moi de poser une dernière question, qui porte sur la communauté du renseignement elle-même. En 2018, ans un article, vous avez fait référence au fait que vous avez vous-même une habilitation de sécurité supérieure et que vous avez eu de nombreuses occasions de mesurer la crédibilité des analyses de la communauté du renseignement. Vous avez écrit que le soi-disant rapport officiel de la communauté du renseignement qui prétendait avoir prouvé que la Russie avait interféré dans l’élection de 2016 était, selon vous, du même ordre que l’affirmation selon laquelle Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive - qui s’est révélée par la suite totalement fausse. Vous remerciez Bill Binney et Ray McGovern à la fin de cet article pour leur aide dans la recherche.
Vous savez peut-être que Donald Trump a demandé à son chef de la CIA, Mike Pompeo, d’être informé par Bill Binney de la preuve apportée par ce dernier que l’affirmation de la communauté du renseignement selon laquelle la Russie avait piraté les ordinateurs du DNC était fausse. Il a effectivement informé Pompeo à ce sujet, mais ce dernier a refusé d’y donner suite, ce qui a eu les conséquences que l’on sait. Ce problème a-t-il été résolu au sein de la communauté du renseignement, ou avez-vous des propositions à faire pour y remédier ?
J.Matlock : Tout d’abord, la communauté du renseignement, en tant que telle, n’a pas pris cette décision. On a prétendu que c’était le cas, mais en lisant le rapport, on s’aperçoit qu’il n’y avait que trois agences - le FBI, la NSA et la CIA - et des analystes sélectionnés. Le département d’État et les agences de renseignement du département de la défense n’ont pas été impliqués. L’affirmation selon laquelle il s’agissait d’une décision de la communauté du renseignement était donc tout simplement erronée, et toute personne ayant lu le rapport pouvait s’en rendre compte, si elle l’avait compris. Et pourtant, nos médias l’ont diffusé comme s’il s’agissait d’un rapport des services de renseignement. En fait, les services de renseignement du département d’État avaient refusé de le signer, car ils n’y croyaient tout simplement pas.
Vous m’interrogez maintenant sur la situation actuelle. J’ai beaucoup de respect pour l’actuel directeur de la CIA [William Burns], mais en fait, la CIA et les autres agences de renseignement ne sont pas censées faire de la politique. Elles ont été créées pour conseiller le président. Et normalement, elles ne sont pas censées donner des conseils politiques. Les conseils politiques proviennent du département d’État ou, pour les questions militaires, du département de la Défence. À l’heure actuelle, je constate qu’à certains égards, cette situation est en train de s’améliorer.
Mais le problème est, je dirais, qu’à l’heure actuelle, nous avons beaucoup trop d’agences impliquées. La confusion survient souvent lorsque les agences nationales essaient de dicter la politique étrangère, de sorte que dans de nombreux cas, certains des problèmes - par exemple, les problèmes liés à l’expulsion de diplomates et autres - proviennent la plupart du temps de la pression exercée, non pas par la CIA, mais par le FBI aux États-Unis : ’le FBI pense que si vous avez des espions ici, ils sont votre plus grande menace’... mais ce n’est pas forcément le cas.
Je n’aime pas particulièrement l’espionnage et je pense que lorsque vous prenez des espions sur le fait, ils doivent être expulsés. Mais cette idée de fermer tous les établissements diplomatiques et ainsi de suite - qui va être réciproque, et qui l’a été - au final, n’a fait qu’épuiser les instruments dont nous disposons pour la diplomatie, en particulier avec la Russie. Je pense que c’est dommage. Mais ce n’est pas tant une agence en particulier qui me gêne. Je ne sais pas quel genre de conseils la CIA donne actuellement au président. Je ne peux tout simplement pas porter de jugement à ce sujet. Mais je sais que le président et le secrétaire d’État ont certainement le droit et le devoir de se faire leur propre opinion et de ne pas se laisser influencer par les rapports des services de renseignement sur les questions politiques.
M.Billington : Merci beaucoup. Souhaitez-vous ajouter quelque chose à ce qui vient d’être dit ?
J.Matlock : Je pense que nous avons fait le tour de la question. Donnons-nous le moyen de revenir à un monde dans lequel les pays les plus puissants agissent pour promouvoir la paix plutôt que de prendre parti sur des questions locales qui impliquent la pauvreté et conduisent à la violence. Au lieu d’alimenter la violence, nous et nos alliés d’Europe occidentale devons trouver des moyens de réduire la violence et de coopérer.
La dégradation rapide de l’environnement, qui est à l’origine de toutes sortes de phénomènes tels que les migrations de masse, etc., est un des problèmes majeurs auxquels nous allons devoir faire face. Par conséquent, si nous ne trouvons pas un moyen de régler ce problème, nous ne pourrons pas faire face aux problèmes plus importants auxquels nous sommes confrontés.
M.Billington : Permettez-moi de conclure en disant que, comme vous le savez, Helga Zepp-LaRouche a demandé la formation de ce qu’elle appelle un « Conseil de la raison », c’est-à-dire se donner les moyens de réunir des esprits sages de notre civilisation, issus de tous les pays qui se sont établis grâce à ce qu’ils ont apporté à l’humanité dans leur vie- et former ainsi un Conseil permettant d’ aborder le genre de désastres que vous avez décrits avec beaucoup de force ici aujourd’hui d’une manière qui peut avoir pour effet de faire reconnaître aux nations que nous devons revenir à une architecture saine et diplomatique de la sécurité et du développement pour tous les pays. Nous vous encourageons certainement à participer à ce type d’effort, auquel je pense que vous avez contribué par le biais de cette discussion, et dont nous pouvons continuer à discuter à l’avenir.
J.Matlock : Je pense que c’est une bonne idée.
[1] Biographie de Jack Matlock : https://slaviccenters.duke.edu/programs/ambassador-jack-f-matlock/about