« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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20 novembre 2021
par Odile Mojon
Les ministres de l’éducation de France, d’Italie, de Grèce et de Chypre ont signé le 15 novembre une « Déclaration commune des ministres européens en charge de l’éducation visant à renforcer la coopération européenne autour du latin et du grec ancien ». Celle-ci a été officialisée lors du colloque « Europe et langues anciennes : nouvelles questions, nouvelles pratiques » pour la « Première journée européenne des Langues et Cultures de l’Antiquité ». Dans une interview accordée au Point, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale et initiateur du projet, a notamment déclaré : Je suis convaincu que nous devons à la fois proposer l’apprentissage des langues anciennes à davantage d’élèves et raffermir les liens entre cet enseignement et les autres disciplines pour en montrer la richesse et les apports.
Indéniablement, les propos du Ministre redonne vie à des évidences que l’on croyait perdues. Surtout, ils laissent espérer que l’Humanisme européen qu’il évoque dans son interview puisse être de nouveau conçu, non pas comme une référence livresque mais bien comme une source à laquelle s’abreuver, à l’image des Humanistes des XVème et XVIème siècles lorsqu’ils allèrent à la source de l’antiquité, en étudiant les langues et les textes anciens pour en tirer la « substantifique moelle » et la transcrire en des termes « modernes ».
On ne peut toutefois qu’être perplexe devant la déclaration de Jean-Michel Blanquer lorsque l’on voit avec quelle obstination les études littéraires, et tout particulièrement les lettres classiques, ont été marginalisées et acculées, pour ces dernières, à une extinction programmée. A tout le moins, on ne peut qu’être frappé par la remarquable continuité, entre les différents ministres de l’Education qui se sont succèdés depuis les années Mitterrand, pour détricoter l’école publique et, en l’espèce, pour dévaloriser les filières littéraires au profit des enseignements scientifiques basés sur la prédominance des mathématiques et faisant miroiter aux élèves l’accès privilégiés aux carrières les plus socialement intégrées et les mieux rémunérées. Aujourd’hui, sauf un tour de passe-passe de ce numérique si cher aux derniers ministres de l’Education nationale, où trouvera-t-on les professeurs de latin et de grec dont le nombre diminue chaque année, les départs à la retraite n’étant pas compensés par le recrutement de jeunes professeurs ?
Par ailleurs, la philosophie affichée par Jean-Michel Blanquer est en contradiction flagrante avec son action au ministère de l’Education nationale. Plus que tout autre, il a travaillé à organiser la mutation insidieuse de l’école publique vers une école appendice de l’entreprise, sans parler de sa fascination bien connue pour les sciences cognitives
dont il veut faire un élément moteur de sa conception de l’enseignement. Ici se déploie l’illusion que l’« apprenant » se réduirait en fin de compte à un système d’informations modélisable sur lequel on peut agir de l’extérieur en utilisant les outils numériques imaginés et développés dans le cadre des neuro-sciences. Faut-il souligner combien cette vision, qui penche davantage du côté de la cybernétique de Norbert Wiener, se trouve en opposition directe avec la dimension de « science avec conscience » (pour paraphraser François Rabelais) qui est la marque de fabrique de l’Humanisme auquel se réfère pourtant M. Blanquer ?
Pour autant, il faut accueillir positivement, bien d’avec des réserves, ce qui s’apparente à un changement de cap, quand bien même il ne se limiterait qu’aux langues anciennes, car il y a le feu en la maison. S’il est vrai que cette initiative aurait notamment pour objectif de contrer le « wokisme » américain qui commence à se répandre dans les pays européens, il est de toutes manières incontestable que les choix effectués depuis des années en matière d’éducation - avec ou sans wokisme - dessinent une perspective désastreuse : effondrement des niveaux, incapacité pour les élèves de structurer leur pensée, immaturité, incapacité de penser l’« autre », etc.
Il est clair qu’au moment où des idéologies égarées entendent prendre le pouvoir sur le savoir, cela ne peut mener qu’à des décisions aussi ineptes qu’incohérentes comme l’illustrent la décision prise par certaines universités américaines telles que l’université de Princeton, l’une des huit écoles formant la Ivy League, de supprimer pour leurs étudiants en langues classiques l’étude obligatoire du grec et du latin...
Nous avons d’autres valeurs en héritage puisqu’il s’agit également d’une transmission et d’une perpétuelle appropriation : le culte du vrai et du beau, l’exigence du logos, qui se révèle si nécessaire à notre époque où la déraison fait feu de tout bois. nous dit Jean-Michel Blanquer. Rajoutons le troisième élément, hélas oublié dans ce triptyque socratique : le bien, avec toute l’exigence généreuse d’attention à chacune et à chacun qui en est son expression vivante.