« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Visioconférence des 26 et 27 juin 2021

Chine, Russie, leur avenir dans l’ordre mondial - Rôle de l’Inde

1ère session

9 juillet 2021

M. Atul Aneja (Inde), éditeur du India Narrative.com .

Je tiens tout d’abord à remercier l’Institut Schiller de m’avoir invité à cette conférence d’une importance exceptionnelle.

Le sujet de mon intervention porte sur l’engagement de la Russie et de la Chine dans le cadre d’un nouvel ordre mondial, et sur ce que l’Inde peut y apporter.

Nous vivons une époque difficile, turbulente mais néanmoins passionnante. La pandémie de Covid-19 est loi d’être terminée, mais comme les autres pandémies du passé, elle finira par s’éteindre. A quoi ressemblera le monde post-Covid et quel rôle des pays comme l’Inde, la Chine et la Russie joueront-ils dans l’élaboration d’un nouvel ordre mondial ? Plus précisément, quel rôle spécifique l’Inde peut-elle jouer de par ses relations avec la Russie et la Chine ?

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de dire tout d’abord que même avant l’apparition de la pandémie, les grandes lignes d’un nouvel ordre mondial étaient déjà visibles.

Le monde unipolaire dominé par les États-Unis, qui avait commencé avec la chute du mur de Berlin en 1989, a déjà pris fin, avec un déclin marqué de la puissance économique et militaire, et même du prestige (soft power) des États-Unis. Parallèlement, on assiste à une montée relative des économies et des pays émergents comme la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud (BRICS). En effet, le monde unipolaire a cédé la place à un monde multipolaire, le centre de gravité se déplaçant rapidement au-delà de l’Occident, même si l’Union européenne et les États-Unis continueront à jouer un rôle unique et influent dans un monde de plus en plus multipolaire.

Ce qui est tout aussi vrai, c’est que l’Occident ne pourra pas dominer le monde, comme ce fut peut-être le cas depuis l’aube de la révolution industrielle. La montée du monde multipolaire s’accompagne également d’un phénomène de montée des « Etats-civilisations », incarnés par la Chine, la Russie, l’Inde et l’Iran, entre autres.

Quel rôle spécifique l’Inde peut-elle et doit-elle jouer dans un monde multipolaire en évolution rapide, dont la Chine et la Russie sont les pôles principaux ?

Avant tout, l’Inde elle-même, en tant qu’État-civilisation, doit s’impliquer plus profondément en Chine et en Russie. Elle doit, par exemple, renouer des liens profonds au niveau culturel et spirituel. N’oublions pas que le bouddhisme s’est répandu de l’Inde vers la Chine par l’ancienne « Route de la soie », qui reliait par voie terrestre la côte ouest de l’Inde à la lointaine province chinoise du Gansu, via la région du Xinjiang. Des commerçants, des moines et des personnalités politiques ont cheminé sur cette ancienne Route de la soie, faisant naître une osmose culturelle unique, comme en témoignent les magnifiques grottes de Dunhuang, rappelant l’art des grottes d’Ajantâ. Ce phénomène se reproduisit un peu partout en Chine. Les universités indiennes telles que Nalanda invitaient les érudits et les moines chinois à venir approfondir leurs connaissances temporelles et spirituelles sur le bouddhisme. Ayant voyagé à travers plusieurs régions de l’Inde, (le moine bouddhiste chinois) Xuanzang (VIIe siècle) incarne le symbole de l’interfécondation des cultures indienne et chinoise. Pour sa part, le moine indien Kumarajiva (IVe siècle) joua un rôle essentiel dans la traduction en mandarin des textes bouddhistes rédigés en sanskrit. Il a voyagé non seulement en Chine, mais a également contribué à l’implantation du bouddhisme en Corée du Sud puis au Japon.

Conscients de leur héritage spirituel commun, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président chinois Xi Jinping ont tenté d’ajouter une dimension plus civilisationnelle aux relations surtout numériques de notre monde contemporain, notamment lors de leurs rencontres à Xi’an en 2015, à Wuhan en 2018 et, plus récemment, à Chennai. La relation entre les deux pays connut, hélas, une interruption temporaire, en raison d’un différend frontalier qui n’est pas près de disparaître. Cependant, tôt ou tard, les puissants courants historiques de la multipolarité et la soif d’un renouveau de la civilisation post-occidentale sont susceptibles de ramener les deux voisins sur le terrain de la coopération culturelle, économique et politique.

Il existe également des liens profonds entre l’Inde et la Russie. Léon Tolstoï a exercé une forte influence sur Gandhi en ce qui concerne sa philosophie de la non-violence, devenue pour l’Inde le modèle de la lutte pour se libérer de la domination coloniale britannique. Les entreprises indiennes ont participé au rapprochement des deux nations. Je pense notamment aux maisons de repos construites par les Marwaris, une communauté d’affaires indienne, sur les rives de la mer Caspienne, à Astrakhan, en Russie. Pendant la Guerre froide, l’Inde et l’Union soviétique avaient des relations très proches, qui ont perduré par la suite.

Forte de son expérience historique, l’Inde peut aider la Chine et la Russie en faisant de l’Eurasie (terme préférable à celui de région indo-pacifique) l’axe principal de sa politique étrangère. Cela implique de participer aux nouvelles règles qui sont en train de reconnecter l’Eurasie dans le contexte de la renaissance de l’ancienne Route de la soie, ou du Pont terrestre eurasiatique, tel que l’ont conçu Mme Helga Zepp-LaRouche et son défunt mari, Lyndon LaRouche.

Comment l’Inde peut-elle s’intégrer à ce réseau de connectivité eurasiatique ? Il existe au moins trois couloirs pouvant la relier à l’Eurasie. Premièrement, l’Inde pourrait se connecter à la Chine, via le corridor Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar ou le corridor BCIM. Cette route relierait Kolkata en Inde à Kunming en Chine par un corridor de 2500 km passant par le Bangladesh, le Myanmar avant de se terminer en Chine. Connectée à la Russie et à l’Asie centrale, l’Inde peut relier par mer le port de Mumbai au port iranien de Chabahar, sur l’océan Indien. De là, le trajet terrestre s’étend vers le nord de l’Afghanistan pour rejoindre l’Ouzbékistan, l’Asie centrale et la Russie. L’Inde, l’Iran et la Russie sont également partenaires dans le corridor international de transport nord-sud, ou INSTC. Là encore, cette route terrestre et maritime part de Mumbai en Inde et passe par Bandar Abbas en Iran, un corridor terrestre qui va de Bandar Anzali, sur la côte iranienne de la mer Caspienne, à Astrakhan, du côté russe de la Caspienne. Des routes terrestres relient ensuite l’INSTC à l’arrière-pays russe, des lignes secondaires se dirigeant vers l’Azerbaïdjan et l’Arménie, dans le Caucase.

Au début de cette année, l’Inde avait proposé d’intégrer la route de Chabahar avec la route de l’INSTC, pour former un vaste réseau dont l’un des embranchements mènerait également à l’extrême-orient russe, riche en ressources. L’Inde est également en négociation avec la Russie pour rejoindre l’Union économique eurasiatique (UEEA).

Outre l’expansion des transports et d’autres formes de liaisons, l’Inde peut accélérer le processus d’intégration politique et économique avec la Chine et la Russie dans le cadre multilatéral des BRICS.

Avec l’institutionnalisation significative des BRICS, la création de leur banque basée à Shanghai et la Nouvelle Banque de développement, l’Inde peut passer à l’étape suivante, non seulement en se rapprochant de la Russie et de la Chine, mais aussi dans d’autres zones géographiques, notamment en Amérique latine et en Afrique, en tissant des liens plus étroits avec deux poids lourds régionaux, le Brésil en Amérique latine et l’Afrique du Sud en Afrique. En progressant dans cette voie, on pourrait favoriser un ordre mondial des BRICS, dans lequel les économies émergentes du monde se retrouveraient, elles aussi, à la grande table de la gouvernance mondiale.

Au sein des BRICS comme en dehors, l’Inde peut jouer un rôle majeur dans le développement d’un nouvel ordre mondial de santé publique au service de l’humanité entière, et pas seulement de l’élite mondiale.

Que peut faire l’Inde dans le secteur de la santé qui puisse bénéficier au monde ? Avant que la deuxième vague de Covid-19 ne frappe l’Inde, ce pays, qui est le plus grand producteur de vaccins de la planète, était en bonne voie pour fournir des vaccins bon marché, en particulier aux pays du Sud.

Sous le slogan « Vaccine Maitri » (ou « amitié vaccinale »), l’Inde était en passe d’exporter des vaccins vers les pays en développement, notamment en Asie du Sud et en Afrique. Bien qu’interrompu, ce processus peut et doit redémarrer grâce aux importants investissements internationaux qui affluent en Inde dans ce secteur. Compte tenu de son vaste réservoir de ressources humaines, l’Inde peut devenir la plaque tournante mondiale de la vaccination, en produisant en masse des vaccins bon marché afin de fournir tous les pays.

Face à l’inégalité des infrastructures de santé dans le monde, l’Inde pourrait devenir la base expérimentale du concept de santé holistique, qui couvre également l’éducation diététique et nutritionnelle. L’Inde et la Chine peuvent également travailler ensemble, tirant parti du très ancien système indien, conçu pour opérer dans toutes les conditions météorologiques, et du système de médecine chinoise. Le yoga en Inde et le tai-chi de la Chine peuvent également s’associer pour mettre en évidence les dimensions morales et spirituelles de la santé holistique.

En approfondissant ses liens avec la Chine et la Russie, l’Inde peut jouer un rôle majeur dans le développement d’un système mondial multipolaire mature, intégré et coopératif, couvrant les dimensions politiques, économiques et culturelles d’un nouvel ordre mondial.

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