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II. Coopération gagnant-gagnant : projets en cours et à venir
Paul Bonnenfant
2 novembre 2017
Paul Bonnenfant, ancien directeur de recherche au CNRS, affecté à l’IREMAM (Aix en Provence).
Bonjour.
Dans les quinze minutes qui me sont imparties, je voudrais dégager quelques grands traits de la situation yéménite actuelle.
Après le printemps yéménite pacifique de 2011 qui chasse le président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978, Al-Hadi est élu à l’élection présidentielle de 2012, pour une période de transition de deux ans. Il est reconnu par la communauté internationale, ce qui donne une légitimité à ses partisans, que j’appellerai pour simplifier les « Hadistes ».
En septembre 2014, des groupes armés issus du nord du pays, les Houthistes, de confession zaydite, une branche du chiisme, alliés pour la circonstance avec l’ancien président Saleh, prennent la capitale, Sanaa. Cela les fait qualifier de « rebelles ». Le président Hadi parvient à s’enfuir en mars 2015.
Le fait majeur de la période qui suit est l’élargissement du conflit : d’un conflit intérieur entre nord et Sud du Yémen, on passe à un conflit entre Yémen et Arabie saoudite.
Le 26 mars 2015 en effet, l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition de pays arabes sunnites (Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats arabes unis, Égypte, Jordanie, Maroc et Soudan), lance contre les Houthistes une offensive nommée « Tempête décisive », à laquelle succédera l’opération « Redonner l’espoir ».
« Au niveau du droit international, l’intervention saoudienne est légale, mais elle implique le respect d’obligations. Celles-ci obligent à protéger les civils, à cibler des installations exclusivement militaires, à éviter de bombarder en zone urbaine, et à protéger les belligérants ayant déposé leurs armes. Or plusieurs des raids menés par l’Arabie saoudite ont occasionné des pertes civiles »1, j’y reviendrai un peu plus loin.
Nous avons ainsi, contre le Yémen, un des vingt pays les plus pauvres du monde, une coalition formée par quelques-uns des États les plus riches du monde (Arabie saoudite, Qatar, Emirats, Koweït) appuyés pour les armements par quelques-unes des plus grandes puissances industrielles de la planète (États-Unis et France) et par des conseillers militaires états-uniens et français.
Depuis deux ans et demi déjà, depuis mars 2015, les Houthistes combattent les Hadistes qui sont appuyés par la coalition déjà citée. Mais la situation est beaucoup plus compliquée et varie beaucoup selon les régions, car elle dépend du degré d’intervention et de pouvoir qu’ont au Yémen deux groupes islamistes armés concurrents : Daëch et Al-Qaïda dans la péninsule arabique, l’AQPA.
Pour l’instant, l’impasse diplomatique est totale : « Trois cycles de négociations ont eu lieu entre le gouvernement yéménite hadiste et les rebelles houthistes depuis le début du conflit. Ces négociations, placées sous l’égide des Nations unies, avaient débuté le 18 avril 2016 au Koweït. Elles ont été définitivement rompues au début d’août 2016 » 2.
Ce qui est intéressant derrière tout cela, c’est d’étudier :
1. Les raisons de l’engagement de l’Arabie saoudite au Yémen
Il faut en effet resituer les choses dans un contexte historique. Déjà, depuis un siècle, le Yémen a souvent fait l’objet de visées hégémoniques de la part de l’Arabie saoudite.
A partir de 1902, le roi Abd al-Azîz Âl Saoud commence la formation de son futur royaume, à partir du centre, le Najd. Il conquiert le Hijâz dans les années 1920, puis une partie du sud-ouest arabique dans les années 1930, et ses troupes font des incursions assez profondes au Yémen, jusqu’à al-Hudayda et Zabîd, dans la plaine côtière sur la mer Rouge.
Plus tard, et c’est très important, de 1962 à 1969, le royaume saoudien appuie militairement les troupes royalistes qui soutiennent l’imam du Yémen, tandis que l’Egypte de Nasser appuie les Républicains. Il en résulte sept ans de guerre civile qui aboutiront à la création de la République arabe du Yémen, dite aussi Yémen du Nord.
Première raison de l’engagement saoudien contre le Yémen : le Yémen est une république. Cela ne plait pas à l’Arabie saoudite d’être entourée par trois républiques musulmanes : la Palestine où il y a aussi des Chrétiens, la république islamique d’Iran et le Yémen.
Deuxième raison. Le Yémen est un pays musulman partiellement chiite. Depuis plus d’un millénaire, le Yémen a été souvent dirigé par des chefs d’État zaydites, le zaydisme étant une des branches du chiisme. Cela pèse sur le conflit actuel car l’Arabie saoudite a peur que l’Iran ne s’engage plus fortement aux côtés des Houthistes chiites zaydites.
Troisième raison. Peut-être une certaine convoitise de l’Arabie saoudite à l’égard des richesses minérales potentielles du Yémen, notamment pétrole et gaz, dans une partie commune de désert.
Quatrième raison. Le territoire du Yémen est également convoité par l’Arabie saoudite pour fournir au pétrole et au gaz saoudiens un accès direct à l’océan Indien. En effet, l’Arabie saoudite est un pays enclavé. Elle voudrait bien contrôler les deux détroits menant à l’océan Indien, le détroit d’Hormuz dont elle n’est pas riveraine et qui est contrôlé par l’Iran, et Bâb al-Mandab au sud de la mer Rouge. A défaut du contrôle de ces deux détroits, les Saoudiens aimeraient bien construire des oléoducs et des gazoducs directement vers l’océan Indien à travers le Yémen.
Cinquième raison. Le Yémen est tenu en partie par Daëch et par Al-Qaïda dans la péninsule arabique. L’Arabie saoudite voudrait remettre de l’ordre.
Sixième raison, plus subtile. Il existe un lien très fort entre le Hadramawt et certaines richissimes familles saoudiennes qui en sont originaires, surtout à Djedda, depuis au moins le milieu du 19e siècle.
Toutes ces raisons font craindre que l’Arabie saoudite ne fasse durer très longtemps son engagement militaire au Yémen, malgré son enlisement dans le conflit depuis deux ans, et l’absence complète, actuellement, d’une solution politique qui soit en vue.
2. Les conséquences du conflit
Le Yémen compte 27 millions d’habitants environ.
Selon l’Organisation mondiale de la Santé (l’OMS), le 29 septembre 2017, le conflit a fait environ 9 000 morts et 49 000 blessés. Il y a environ trois millions de personnes déplacées.
De nombreuses infrastructures essentielles ont été détruites : centrales d’électricité, stations de pompage d’eau, châteaux d’eau, ponts routiers.
Dès le mois d’avril 2017, Françoise Sivignon, présidente de Médecins du Monde, s’inquiétait de l’inaction des États occidentaux face à la grave crise humanitaire qui touche la Corne de l’Afrique et le Yémen.
« Le Yémen est confronté à la plus grande crise alimentaire au monde », a déclaré le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. Il a fait état de 17 millions de Yéménites touchés par l’insécurité alimentaire, soit les deux tiers de la population nationale, dont 7 millions sont menacés de famine et ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence, en particulier 460 000 enfants.
Antonio Guterres s’est montré d’autant plus pessimiste que les récoltes s’annoncent faibles, du fait du manque de pluie, de la dégradation des équipements causée par les combats et de la pénurie générale des produits nécessaires aux cultures.
L’ONU note aussi que « la réponse humanitaire ne sera pas suffisante. Il faut un accès libre et sans entrave à tous les ports, y compris celui de Hodeida », principal port aux mains des Houthistes.
Pour l’OMS, 124 000 cas en juin 2017, 425 000 le 29 juillet, avec plus de 2 000 morts. Il pourrait y avoir 600 000 cas d’ici à la fin de l’année 2017, selon le Comité international de la Croix-Rouge. La situation est encore plus grave pour Médecins sans Frontières : entre le 27 avril 2017 et le 27 août, plus de 575 000 cas de choléra selon cette ONG.
Mais on a tendance à gonfler les chiffres dans le Nord houthiste, pour en accuser les bombardements de la coalition saoudienne, et à les minimiser dans le Sud hadiste, pour montrer que les autorités tiennent les choses en main.
« Tout le pays est touché, au Nord comme au Sud. Mais il est important de remarquer que la carte des zones où les chiffres du choléra sont les plus élevés, correspond à peu près aux parties du pays où la malnutrition est la plus élevée ».
Une des causes de l’épidémie de choléra est l’absence d’hygiène, liée au manque d’eau et à l’effondrement du système de santé. L’Arabie saoudite a notamment dirigé des bombardements volontaires contre des châteaux d’eau, des installations de pompage, des hôpitaux et des centres de santé. Médecins sans Frontières signale par exemple le bombardement volontaire de plusieurs hôpitaux. Le bombardement de l’hôpital de Haydân (gouvernorat de Sa‘ada) en avril 2016, était volontaire. Celui de l’hôpital de ‘Abs (gouvernorat de Hajja) était également volontaire, le 15 août 2016 : il a causé 19 morts et 24 blessés. A cette occasion, il faut rendre hommage au courage et à l’abnégation des équipes de Médecins sans Frontières.
Le Yémen compte un grand nombre de villes de fondation très ancienne, souvent plus que millénaire. Trois d’entre elles ont été classées sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco ; le noyau historique de Sanaa la capitale, sur les hauts plateaux ; Shibâm dans le Hadramawt ; et enfin Zabîd dans la plaine côtière sur la mer Rouge.
Sanaa a beaucoup souffert des bombardements, et on peut voir sur plusieurs sites internet des maisons détruites dans le noyau historique. J’ignore si des mosquées historiques ont souffert.
La ville de Ta‘izz est au cœur des combats depuis deux ans, car elle se trouve à un carrefour géographique et stratégique entre les régions tenues respectivement par les Houthistes et les Hedistes. La ville fut la capitale d’une très brillante dynastie yéménite, celle des Rasoulides (XIIIe-XVe siècles), et on peut craindre que de très beaux monuments de cette époque ne soient victimes de bombardements ou de combats de rue.
Par ailleurs, il est possible que de nombreux sanctuaires du Yémen soient volontairement pris pour cible par les Saoudiens, car le wahhâbisme qu’ils prêchent et propagent est en lutte contre le culte des saints, accusé « d’associationnisme » par les Wahhâbites saoudiens : on ne doit adorer qu’Allah, et non pas honorer les saints enterrés ou honorés dans ces mausolées. Par exemple, dès 1925, les troupes saoudiennes ont détruit à Djedda le bâtiment supposé être le tombeau d’Ève, femme d’Adam et mère de l’humanité.
Parmi les sanctuaires qui pourraient être détruits, beaucoup se trouvent au Hadramawt, en particulier le tombeau du prophète Houd, qui fait l’objet de pèlerinages et de rites de circumambulation qui attirent de grandes foules.
Dans la région de Ma’rib, des bombardements ont détruit des monuments préislamiques de premier ordre au point de vue historique, mais sans aucun intérêt stratégique. C’est le cas du temple Almaqah à Sirwah, presqu’entièrement détruit. Le barrage de Mârib a lui aussi été endommagé.
Des objets anciens, en particulier des manuscrits et des sculptures, peuvent procurer de gros profits et payer des armes, ou simplement un peu de nourriture ou de rares médicaments. Il est difficile d’évaluer l’importance des disparitions dans le désordre qui règne actuellement au Yémen. Mais il y a eu la destruction volontaire par les Saoudiens d’un musée tout neuf dans la ville de Dhamâr. Plus au nord, à Saada, il y a eu le bombardement volontaire d’une partie d’une mosquée ayant 1100 ans d’existence, dans un complexe de bâtiments dédiés au fondateur du zaydisme au Yémen. Ces destructions ciblées par la coalition donnent l’impression d’être volontaires, pour diminuer voire effacer l’identité religieuse et culturelle du Yémen, qui est très forte, mais pas dans la norme du puritanisme wahhâbite qui règne depuis un siècle et demi en Arabie saoudite. Et cela est d’autant plus plausible que l’UNESCO a donné à l’Arabie saoudite une liste précise de sites à ne pas bombarder, avec leurs localisations GPS précises.
L’Arabie saoudite et ses alliés se rendent coupables de crimes de guerre au Yémen.
Dans son rapport mondial 2017, Human Rights Watch a rapporté de possibles crimes de guerre impunis dans le conflit yéménite.
Les forces houthistes pratiquent de nombreuses violations des droits de l’homme : détentions forcées, disparitions, lancement de roquettes dans des attaques aveugles au Yémen du Sud, tuant beaucoup de civils.
Mais c’est la coalition menée par l’Arabie saoudite qui est la première accusée par l’ONG : « La coalition a attaqué illégalement des maisons, des marchés, des hôpitaux, des écoles, des commerces civils et des mosquées ».
En fait, l’Arabie saoudite est coupable au Yémen de crimes de guerre. En juillet 2016, Amnesty international a demandé à François Hollande de suspendre les transferts d’armes et les soutiens militaires à l’Arabie saoudite, responsable de crimes de guerre au Yémen. La fourniture d’armes à l’Arabie saoudite est un soutien donné à une des pires dictatures du monde, à un pays où les droits des hommes et des femmes sont le moins reconnus, à un pays aussi qui soutient le terrorisme international par des canaux plus ou moins secrets.
3. Que peut faire la France ?
La France déclare solennellement attacher la plus grande importance au Traité international sur le commerce des armes (TCA), adopté le 2 avril 2013 par l’ONU. Ce traité est le premier instrument juridiquement contraignant encadrant le commerce international des armes. La France et l’Allemagne l’ont ratifié.
L’objectif principal du traité est d’amener les États à adopter des règles de comportement responsable, transparent et proportionné en matière de transferts d’armes conventionnelles. Le traité doit encourager le contrôle aux exportations selon les normes internationales existantes. Il devrait permettre de :
— limiter la fourniture d’armes et de munitions dans les zones d’instabilité ; — préserver la paix, la sécurité et la stabilité régionales ; — éviter les violations du droit international humanitaire et des droits de l’être humain.
Ces belles intentions et déclarations françaises sont complètement contredites par les faits.
En France, le très officiel Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France en 2015 parle de réussite économique. Il met en avant les « performances de nos exportations », le « renforcement de la filière industrielle », le succès « historique » qui fait de la France le deuxième exportateur mondial en 2015, année durant laquelle la France a enregistré 16 milliards d’euros de contrats d’armement dont 75 % des prises de commande à destination du Moyen-Orient3.
Pour ma part, je déplore que le président Hollande ait décoré de la Légion d’honneur, en mars 2016, le ministre de l’Intérieur saoudien, Mohammed ben Nayef, prince héritier de l’Arabie saoudite. C’est peut-être un honneur pour ce prince, mais sûrement pas un honneur pour la Légion d’honneur.
Le Rapport au Parlement n’écrit pas un mot sur les populations qui en subissent les effets, notamment au Yémen où les civils sont sous le feu des chars Leclerc et des Mirage 2000 que la France a vendu respectivement aux Émirats arabes unis et au Qatar les années précédentes ! L’Arabie saoudite, le leader de la coalition, est le premier client de la France sur la période 2009-2015. On peut dire sans se tromper qu’une bonne partie des bombes, des obus et des missiles qui harcèlent, tuent et blessent le peuple yéménite et détruisent son patrimoine historique sont d’origine française. Voilà un point précis qui dépend de la France, qui dépend de nous.
Je vous remercie.