« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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I. L’alternative à la géopolitique de la guerre
Sébastien Drochon
2 novembre 2017
Sébastien Drochon, équipe scientifique de l’Institut Schiller
Je voudrais ici introduire mon propos par une citation.
Une citation qui vise à montrer en quoi l’exploration spatiale et tout ce qu’elle implique occupent une place majeure quand il s’agit d’orienter les efforts des gouvernements vers les objectifs communs de l’humanité et de mettre fin à la géopolitique stérile et destructrice.
C’est un combat que nous menons ici et que la Chine tente de mener à sa manière. L’espace est un des moyens par lequel nous pourrions accélérer l’issue de ce combat. En voici une explication :
« Le concept de voyage spatial comporte d’énormes répercussions, parce qu’il met l’homme au défi sur pratiquement tous les fronts de son existence physique et spirituelle. L’idée de voyager vers d’autres corps célestes reflète au plus haut degré l’indépendance et l’agilité de l’esprit humain. Elle donne une ultime dignité aux efforts techniques et scientifiques de l’homme. Par-dessus tout, elle touche à la philosophie de son existence même. Il en résulte que le concept de voyage spatial outrepasse les frontières nationales, refuse de reconnaître des différences d’origine historique ou ethnique, et pénètre les convictions sociologiques et politiques à une vitesse fulgurante. »
L’auteur de cette citation est Krafft Ehricke, un grand penseur allemand, ingénieur en aéronautique et pionnier, avec Herbert Von Braun, des vols spatiaux habités. C’était un grand optimiste qui rejoignait totalement la pensée chinoise, au moins sur une idée : celle qui veut que la véritable signification du mot « crise » soit celle de « chance dangereuse ».
Krafft Ehricke partait du principe que les lois de l’univers sont telles que lorsque nous sommes confrontés aux limites intrinsèques d’un système donné et poussés à le changer, l’univers nous fournit obligatoirement les moyens de dépasser ces limites et de résoudre ce qui nous apparaît comme une crise mais qui n’est, en réalité, qu’un moment transitoire dans un processus de croissance continue.
Pour Ehricke, cela s’est toujours avéré vrai, aussi bien dans l’évolution du vivant que dans celle de la civilisation humaine.
A condition cependant que l’être humain se comporte en être créateur, heureux de chercher à connaître ce qu’il ignore encore ;
A condition qu’il se donne les moyens de découvrir et de maîtriser de nouvelles lois fondamentales de l’univers pour croître et se développer ;
Qu’il ne pas soit tétanisé par le doute existentiel face à la perspective du changement. Car c’est toujours en refusant de croître et de s’élever à un niveau de développement supérieur que toute civilisation s’est vu disparaître.
En résumé, pour Krafft Ehricke, et je le cite à nouveau :
« Soit nous surmontons nos problèmes et croissons, soit nos problèmes iront croissant et nous coulerons. »
Ceci nous amène donc à ce qui nous intéresse ici, à savoir notre futur, et à ce qui sera nécessaire pour l’assurer, c’est-à-dire notre aventure en tant qu’humanité dans l’espace.
Notre futur est dans l’espace, si nous coopérons pour la paix. Notre futur, en tant qu’espèce humaine, en tant qu’humanité, passe irrémédiablement par l’exploration spatiale. C’est elle qui définit notre horizon et nous offre le panorama le plus large sur notre destinée en tant qu’espèce.
Cet horizon ne doit cependant pas se déclamer en de grands objectifs jetés pêle-mêle au grand public comme de la poudre aux yeux, sans garantir, derrière, les moyens pour les réaliser. J’envoie donc ici un petit message à MM. Elon Musk et Jeff Bezzos, entre autres, de même qu’à ceux qui ont la naïveté de croire en leurs prétentions de rendre Mars habitable dès 2030 ou 2040 :
« On n’offre pas l’espoir d’une nouvelle terre de l’autre côté d’un vaste océan avec, pour seule embarcation, un frêle bateau muni d’une petite rame ou d’un simple moteur. »
Non, explorer sérieusement l’espace demandera bien plus que de grandes déclarations.
Il demandera nécessairement le concours et la coopération des États et des grandes agences qui les représenteront.
Il demandera des moyens gigantesques qui ne seront fournis qu’à l’issue un combat politique sans compromis, de nos gouvernements et de nos concitoyens, contre la géopolitique et l’austérité financière.
Sur ce plan-là, la Chine semble décidée à mener le combat. Son programme spatial est certes militaire et comporte nécessairement quelques aspects géostratégiques, mais la Chine est aujourd’hui consciente que son avenir économique et celui de son programme spatial dépendent essentiellement du concours des autres nations au sein d’un programme civil conjoint, bien plus vaste et plus ambitieux.
J’ai pu moi-même m’entretenir avec plusieurs ingénieurs de l’Agence spatiale européenne et du CNES. Ils sont tous unanimes : nous devons coopérer avec la Chine pour réaliser la prochaine étape de l’aventure spatiale, à savoir l’installation de l’homme en orbite lunaire et sur la Lune. Là encore, c’est la Chine qui tire la communauté internationale vers ces nouveaux objectifs.
Elle a permis à l’humanité (après trente ans d’absence) d’atteindre à nouveau la Lune en y envoyant en 2013 le petit rover Yutu.
Elle se prépare déjà aux étapes ultérieures en prévoyant le retour d’échantillons lunaires, ou encore l’alunissage d’un autre rover sur la face cachée de la Lune en 2019.
Ces initiatives pourraient paraître banales et peu ambitieuses comparées au rêve de voir la planète Mars habitée dès 2030, mais elles constituent pour la communauté scientifique et spatiale internationale les jalons essentiels qui garantiront, à terme, et dans un temps encore assez lointain, les premiers pas de l’homme sur la planète Mars.
Maintenant pourquoi ? Pourquoi la Lune et plus particulièrement la face cachée de la Lune s’avèrent si importantes ?
D’abord pour des raisons scientifiques évidentes. La face cachée de la Lune s’avère être un poste radio-astronomique unique pour observer l’univers avec des yeux neufs, en captant les rayonnements du cosmos dans la gamme des très basse fréquences. Je m’explique ici, pour aborder quelques notions techniques qui méritent que l’on s’arrête un instant.
Nos yeux ne voient qu’une infime partie du spectre électromagnétique (le spectre visible des rayons lumineux). Mais les instruments que nous avons développés au cours de notre histoire nous ont permis d’accéder à un spectre plus large, allant des basses fréquences radio jusqu’à la détection des rayonnements les plus énergétiques de très haute fréquence, les rayons X et Gamma, issus des phénomènes extrêmement violents dans notre galaxie et au-delà.
Mais les rayonnements de très basses fréquences (inférieures à 30 MHz et de longueur d’onde supérieure à 10 mètres) qui nous parviennent du cosmos, nous sont restés quasiment invisibles jusqu’à aujourd’hui.
Car l’atmosphère terrestre est en réalité opaque à ces rayonnements (comme vous le voyez sur le graphique ici) et on ne peut donc pas les observer correctement à partir du sol.
Aussi, les instruments requis pour les mesurer depuis l’espace sont en fait trop imposants pour être installés sur de simples satellites.
En 1997, l’Agence spatiale européenne préconisait la construction d’une structure constituée d’un ensemble d’antennes comme celle que voici, organisées de telle manière à pouvoir observer pour la première fois notre système solaire et certaines régions de notre galaxie dans cette gamme de très basses fréquences, depuis la face cachée de la Lune...
Pourquoi la face cachée de la Lune ? D’une part parce que la Lune ne possède pas d’atmosphère, et parce qu’elle offre un sol relativement stable pour y installer sur une vaste surface l’ensemble de la structure requise.
Aussi parce que cette zone de l’espace ne fait jamais face à la Terre et se trouve par conséquent isolée des émissions électromagnétiques parasites dues à l’activité humaine terrestre.
Enfin, la mesure de ces rayonnements offre un intérêt scientifique sans précédent. Elle permettrait d’identifier des phénomènes nouveaux encore mal connus comme par exemple :
Voyez sur cet image, à titre d’exemple, ce que montre l’observation d’une galaxie dans le spectre visible, comparé à une galaxie observée dans une gamme de fréquence radio bien moindre (bien que toujours loin des très basses fréquences dont nous parlons ici). Rien qu’ici, le phénomène qui apparaît est stupéfiant en terme d’échelle.
Cela nous laisse supposer bien des découvertes futures si l’on décide de construire ces nouveaux télescopes sur la face cachée de la Lune.
Nous aurions alors de nouveaux yeux pour découvrir ce que nous ignorons encore. Et nous pourrions ainsi mieux comprendre l’environnement cosmique dans lequel nous désirons à l’avenir faire voyager nos instruments de mesure et nos équipages. Sans compter le foisonnement d’hypothèses nouvelles qui surgiraient sur les grandes questions cosmologiques. Questions dont nous n’avons pas encore percé tous les mystères.
La face cachée de la Lune comporte un autre intérêt car on y trouve le plus grand et le plus profond cratère du système solaire, le bassin Pôle-Sud Aitken. Ce bassin offrirait un site idéal pour étudier la géologie lunaire. Mais aussi pour mener des expériences uniques sur des conditions de vide et de froid extrêmes, étant donné que dans cette région polaire très profonde (6 km), certaines parties sont certainement restées isolées du rayonnement solaire depuis plusieurs millions d’années.
Notez que le projet de base scientifique lunaire (autrement appelé MoonVillage ou Village lunaire) proposé par l’actuel directeur de l’Agence spatiale européenne, Johan Dietrich Wierner et promu par la spationaute française Claudie Haigneré, concorde tout à fait avec ces objectifs de recherche.
Cette future station pourrait succéder à l’actuelle station spatiale internationale et peut-être aussi, entre temps, à une station spatiale intermédiaire en orbite autour de la Lune.
En tout cas, la toute récente découverte d’une grotte géante de 200 m de large et de 50 km de long, vestige de l’activité volcanique dans le sous-sol lunaire, permet aujourd’hui d’envisager l’implantation de ces futures installations habitées.
Protégées des rayonnements cosmiques, des vents solaires, des micrométéorites et des forts gradients de température sur la surface lunaire, ces futures installations scientifiques représenteront les premiers jalons d’une exploration plus intense de la Lune, jusqu’à y envisager, à moyen terme, une exploitation industrielle. Et c’est par ces étapes seulement, en faisant de la Lune notre tremplin, qu’une exploration plus vaste de notre système solaire pourra se faire.
Cependant, ce tremplin n’est viable que si nous réalisons en même temps des percées scientifiques et technologiques fondamentales dans les modes de propulsion spatiale.
Pour permettre aussi bien une efficacité des missions robotisées ou bien encore pour garantir des vols habités lointains sans risquer la vie de nos astronautes, il nous faudra écourter la durée des missions.
Pour cela, la propulsion nucléaire envisagée pour les vols interplanétaires depuis une orbite lunaire sera la clé.
Plus dense que la propulsion chimique, le nucléaire fournira bien plus d’énergie par quantité de matériaux/carburant apporté et, par ce biais, une poussée sur un temps bien plus long pour atteindre de plus grandes vitesses de croisière ; tout en fournissant l’énergie électrique nécessaire pour alimenter l’équipement embarqué.
L’agence spatiale russe Roscosmis annonce déjà son ambition de tester à Terre un moteur nucléaire dès 2018. La NASA, quant à elle, travaille sur un prototype de moteur thermique nucléaire qui permettrait, selon elle, d’atteindre Mars en seulement 39 jours !
Enfin, à terme, la propulsion par la fusion thermonucléaire, encore plus dense, rendra accessible les régions les plus éloignées de notre Système solaire. Sachant que, là-aussi, la Lune est d’un grand intérêt étant donné qu’une quantité importante d’Helium 3, combustible pour la fusion, y est présente.
Dans ce domaine, le moteur à propulsion à fusion dirigée du Dr Michael Paluzsek, président de la division « Système satellite » de Princeton, fait partie des pistes à explorer de toute urgence. Le prototype de ce moteur, encore en phase de test, pourrait gagner en efficacité et passer à la phase supérieure de fusion à plus haute température, permettant la viabilité de la technologie.
Cela nécessiterait aujourd’hui un apport de seulement 20 millions de dollars, ce qui n’a toujours pas été obtenu par manque d’intérêt pour le projet.
Ces percées n’ont pourtant pas de prix. Car elles contribueraient à faire passer l’humanité à un nouveau stade de son développement en garantissant l’élévation globale de son niveau scientifique et culturel.
Si l’on veut bien y porter notre regard, avec les yeux du futur, le programme spatial chinois, dans la dynamique des Nouvelles Routes de la soie, nous y emmène.
A condition que les États-Unis et les autres nations d’Europe et du monde y participent.
Et ce, en ne jouant plus suivant les vieilles règles de la géopolitique et de l’austérité financière destructrice, mais selon les principes de coopération mutuelle gagnant/gagnant proposée aujourd’hui par la Chine et ses alliés des BRICS. C’est en ce sens que nous pouvons ici nous inspirer une fois encore de notre ami Krafft Ehricke qui, dans sa troisième loi de l’astronautique affirme la chose suivante : « En s’étendant dans l’univers, l’homme accomplit sa destinée en tant qu’élément de la vie, doté du pouvoir de raison et portant en lui la sagesse de la loi morale ». A nous, donc, de faire en sorte que cette raison et cette sagesse humaine puissent tracer la piste de décollage vers une nouvelle Renaissance, sur Terre, jusqu’aux confins de notre Système solaire.
Notre avenir en dépend.
Merci à vous.