« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Friedrich List
12 juillet 2022
Ce texte de Friedrich List est la deuxième partie de son Système national d’économie politique, ouvrage majeur publié en 1841.
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L’ouvrage célèbre d’Adam Smith a pour titre De la nature et des causes de la richesse des nations. Le fondateur de l’école régnante a ainsi indiqué avec exactitude le double point de vue sous lequel on doit envisager l’économie des nations aussi bien que celle des particuliers. Les causes de la richesse sont tout autre chose que la richesse elle-même. Un individu peut posséder de la richesse, c’est-à-dire des valeurs échangeables ; mais s’il n’est pas capable de produire plus de valeurs qu’il n’en consomme, il s’appauvrira. Un individu peut être pauvre, mais, s’il est en état de produire au-delà de sa consommation, il deviendra riche.
Le pouvoir de créer des richesses est donc infiniment plus important que la richesse elle-même ; il garantit non seulement la possession et l’accroissement du bien déjà acquis, mais encore le rétablissement de celui qu’on a perdu. S’il en est ainsi des simples particuliers, c’est plus vrai encore des nations, qui ne peuvent pas vivre de rentes. L’Allemagne a été dans chaque siècle désolée par la peste, par la famine ou par la guerre civile et étrangère ; mais elle a toujours sauvé une grande partie de ses forces productives, et ainsi elle a toujours recouvré promptement quelque prospérité, tandis que l’Espagne riche et puissante, mais foulée par les despotes et par les prêtres, l’Espagne en pleine possession de la paix du dedans est tombée dans une pauvreté et dans une misère toujours plus profondes. Le même soleil éclaire encore les Espagnols ; ils possèdent toujours le même sol, leurs mines sont encore aussi riches, c’est toujours le même peuple qu’avant la découverte de l’Amérique et avant l’établissement de l’Inquisition ; mais ce peuple a peu à peu perdu sa puissance productive, et c’est pour cela qu’il est devenu pauvre et misérable. La guerre de l’émancipation a coûté à l’Amérique du Nord des centaines de millions ; mais la conquête de son indépendance a immensément accru sa puissance productive ; aussi, dans l’espace de peu d’années après la paix, a-t-elle acquis infiniment plus de richesses qu’elle n’en avait jusque-là possédées. Comparez l’état de la France en 1809 et en 1839, quelle différence ! Et pourtant la France a perdu depuis 1809 la domination sur une partie considérable du continent européen, subi deux invasions dévastatrices, et payé des milliards en contributions de guerre et en indemnités.
Un esprit aussi pénétrant que l’était Adam Smith ne pouvait pas méconnaître entièrement la différence qui existe entre la richesse et ses causes, ni l’influence décisive de ces causes sur la condition des peuples. Dans son introduction, il dit en termes nets que « le travail est le fonds qui fournit à une nation ses richesses, et que l’accroissement de ces richesses dépend principalement de la force productive du travail, c’est-à-dire du degré d’habileté, de dextérité et d’intelligence qu’on apporte dans l’application du travail, et de la proportion existante entre le nombre de ceux qui sont employés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas ». On le voit, Smith avait parfaitement reconnu que la condition des peuples dépend principalement de la quantité de leurs forces productives.
Mais il paraît qu’il n’est pas dans l’ordre de la nature qu’une science sorte tout achevée de la tête d’un seul penseur.
Évidemment, l’idée cosmopolite des physiocrates, celle de la liberté générale du commerce, de sa grande découverte de la division du travail l’absorbèrent trop pour lui permettre de poursuivre cette idée de la force productive. [...]
Le haut prix qu’il attachait à son idée de la division du travail l’a conduit à représenter le travail comme le fonds de toutes les richesses des nations, bien que lui-même ait vu clairement et qu’il déclare que la productivité du travail dépend du degré d’habileté et d’intelligence avec lequel le travail est employé. Nous le demandons, est-ce raisonner scientifiquement, que donner pour cause à un phénomène ce qui n’est que le résultat d’une multitude de causes plus profondes ?
Il est hors de doute que la richesse ne saurait être acquise autrement qu’à l’aide d’efforts de l’esprit et du corps ou du travail ; mais ce n’est pas là assigner une cause d’où l’on puisse tirer des déductions utiles ; car l’histoire apprend que des nations entières, malgré les efforts et l’économie des citoyens, sont tombées dans la pauvreté et dans la misère. [...]
Quelle est donc la cause du travail et quelle est celle de la paresse ? On pourrait avec plus d’exactitude donner pour causes de la richesse les membres de l’homme, sa tête, ses mains et ses pieds ; du moins serait-on ainsi beaucoup plus près de la vérité ; il s’agirait alors de savoir ce qui fait que ces têtes, ces mains et ces pieds s’appliquent à la production et que leurs efforts sont fructueux. Qu’est-ce autre chose que l’esprit qui anime les individus, que l’ordre social qui féconde leur activité, que les forces naturelles dont l’usage est à leur disposition ? Plus l’homme comprend qu’il doit songer à l’avenir, plus ses idées et ses sentiments le portent à assurer la destinée de ceux qui lui touchent de plus près et à les rendre heureux ; plus il est habitué dès le bas âge à la réflexion et à l’activité, plus ses instincts généreux ont été cultivés, son corps et son esprit exercés ; plus il a eu dans son enfance de beaux exemples sous les yeux, plus il a occasion d’employer ses forces intellectuelles et physiques à l’amélioration de son sort ; moins il est entravé dans son activité légitime, plus ses efforts sont heureux et plus les résultats lui en sont garantis ; plus l’ordre et l’activité lui donnent de titres à l’estime et à la considération publiques moins enfin, son esprit est en proie aux préjugés, à la superstition, à l’erreur et à l’ignorance ; plus il appliquera sa tête et ses membres à la production, plus il sera capable de produire, et mieux il saura tirer parti des fruits de son travail. Sous tous ces rapports, le principal est l’état de la société dans laquelle l’individu a été élevé et se meut ; il s’agit de savoir si les sciences et les arts y fleurissent, si les institutions et les lois y engendrent le sentiment religieux, la moralité et l’intelligence, la sûreté pour les personnes et pour les biens, la liberté et la justice, si, dans le pays, tous les éléments de la prospérité matérielle, agriculture, industrie manufacturière et commerce, sont également et harmonieusement développés, si la puissance nationale est assez grande pour assurer aux individus la transmission des progrès matériels et moraux d’une génération à l’autre, et pour les mettre en état non seulement d’utiliser en totalité les forces naturelles du pays, mais encore, au moyen du commerce extérieur et des colonies, de disposer des forces naturelles des pays étrangers.
Adam Smith a si peu compris la nature de ces forces en général qu’il ne considère même pas comme productif le travail intellectuel de ceux qui s’occupent de la justice et de l’ordre, qui donnent l’instruction, qui entretiennent le sentiment religieux, qui cultivent la science ou l’art. Ses recherches se restreignent à cette activité de l’homme qui produit des valeurs matérielles. Il reconnaît que le pouvoir productif de cette activité dépend de l’adresse et de l’intelligence avec lesquelles on l’emploie, mais ses investigations sur les causes de cette adresse et de cette intelligence ne le conduisent pas au-delà de la division du travail, qu’il explique uniquement par l’échange, par l’accroissement du capital matériel et par l’extension du marché. Ainsi sa doctrine devient de plus en plus matérialiste, particulière et individuelle. S’il avait poursuivi l’idée de force productive sans se laisser dominer par celle de valeur, de valeur échangeable, il serait arrivé à comprendre qu’à côté d’une théorie des valeurs, une théorie indépendante des forces productives est nécessaire pour expliquer les phénomènes économiques. Mais il s’est égaré jusqu’à expliquer les forces morales par des circonstances purement matérielles, et de là découlent toutes les absurdités et toutes les contradictions dont son école, ainsi que nous le montrerons, est coupable jusqu’à ce jour, et qui sont la cause unique pour laquelle les leçons de l’économie politique ont trouvé si peu d’accès dans les meilleurs esprits. [...]
Des exemples tirés de l’économie privée mettent dans tout son jour la différence qui existe entre la théorie des forces productives et la théorie des valeurs.
Si, de deux pères de famille pareillement propriétaires, économisant chacun la même somme de l 000 thalers par an, et ayant chacun cinq fils l’un place ses épargnes et retient ses fils au travail manuel, tandis que l’autre emploie les siennes à faire de deux de ses fils des agriculteurs intelligents, et à préparer les trois autres à des professions conformes à leur aptitude, le premier agit suivant la théorie des valeurs, et le second d’après celle des forces productives. Au moment de sa mort, celui-là sera plus riche que celui-ci en valeurs échangeables ; mais quand aux forces productives, ce sera tout le contraire. La propriété de l’un sera divisée en deux parts, et chacune d’elles, plus habilement exploitée, donnera un produit net égal à celui que la totalité donnait auparavant ; en même temps les trois autres fils auront dans leurs talents de larges moyens d’existence. La propriété de l’autre sera divisée en cinq parts, et chacune d’elle sera aussi mal cultivée que l’ensemble l’avait été jusque là. Dans l’une des familles ont été éveillées et développées beaucoup de forces morales, beaucoup de talents destinés à s’accroître de génération en génération ; et chaque génération nouvelle possédera ainsi plus de ressources pour acquérir de la richesse que celle qui l’a précédée. Dans l’autre famille, au contraire, la stupidité et la pauvreté croîtront à proportion que la propriété se divisera davantage. C’est ainsi que le planteur augmente, au moyen des esclaves, la somme de ses valeurs échangeables, mais ruine la force productive des générations à venir. Toute dépense pour l’instruction de la jeunesse, pour l’observation de la justice, pour la défense du pays, etc., est une destruction de valeurs au profit de la force productive. La majeure partie de la consommation d’un pays a pour but l’éducation de la génération nouvelle, le soin de la force productive à venir.
Le christianisme, la monogamie, l’abolition de l’esclavage et du servage, l’hérédité du trône, les inventions de l’imprimerie, de la presse, de la poste, de la monnaie, des poids et des mesures, du calendrier et des montres, la police de sûreté, l’affranchissement de la propriété territoriale et les moyens de transport, sont de riches sources de la force productive. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à comparer l’état de l’Europe avec celui de l’Asie. Pour se faire une juste idée de l’influence que la liberté de penser et la liberté de conscience exercent sur les forces productives d’une nation, on n’a qu’à lire l’une après l’autre l’histoire d’Angleterre et l’histoire d’Espagne. La publicité des débats judiciaires, le jury, le vote des lois par un parlement, le gouvernement soumis à un contrôle public, l’administration des communes et des corporations par elles-mêmes, la liberté de la presse, les associations dans un but d’utilité générale communiquent, dans les États constitutionnels, aux citoyens comme au pouvoir, un degré d’énergie et de force qui s’acquerrait difficilement par d’autres moyens. On ne saurait guère imaginer de loi ou d’institution publique qui n’exerce plus ou moins d’influence sur l’accroissement ou sur la diminution de la puissance productive.
Si l’on présente le travail corporel comme la cause unique de la richesse, comment expliquera-t-on ce fait, que les nations modernes sont incomparablement plus riches, plus populeuses, plus puissantes et plus prospères que les nations de l’antiquité ? [...] Ce fait, nous l’expliquons par tous les progrès que le cours des siècles écoulés a vus s’accomplir dans les sciences et dans les arts, dans la famille et dans l’État, dans la culture de l’esprit et dans la capacité productive.
L’état actuel des peuples est le résultat de l’accumulation des découvertes, des inventions, des améliorations, des perfectionnements, des efforts de toutes les générations qui nous ont précédés ; c’est là ce qui constitue le capital intellectuel de l’humanité vivante, et chaque nation n’est productive que dans la mesure où elle a su s’assimiler cette conquête des générations antérieures et l’accroître par ses acquisitions particulières ; qu’autant que les ressources naturelles, l’étendue et la situation géographique de son territoire, le nombre de ses habitants et sa puissance politique lui permettent de cultiver chez elle, supérieurement et harmonieusement, toutes les branches de travail, et d’étendre son action morale, intellectuelle, industrielle, commerciale et politique sur d’autres nations moins avancées et sur le monde en général.
L’École voudrait nous faire croire que la politique et la puissance de l’État n’ont rien de commun avec l’économie politique. [...] Il suffit de lire l’histoire de Venise, celle de la Ligue hanséatique, celle du Portugal, de la Hollande et de l’Angleterre, pour comprendre à quel point la richesse matérielle et la puissance politique réagissent l’une sur l’autre. [...]
Faute de pénétrer dans la nature des forces productives, et d’embrasser l’ensemble de la civilisation des peuples, l’École méconnaît en particulier l’importance d’un développement parallèle de l’agriculture, de l’industrie manufacturière et du commerce, de la puissance publique et de la richesse nationale, et surtout celle d’une industrie manufacturière indépendante et développée dans toutes ses branches. Elle commet l’erreur d’assimiler l’industrie manufacturière à l’agriculture, et de parler en général du travail, des forces naturelles, du capital, etc., sans avoir égard aux différences qui existent entre l’une et l’autre. Elle ne voit pas qu’entre le pays purement agriculteur et le pays agriculteur et manufacturier la différence est beaucoup plus grande qu’entre un peuple de pasteurs et un peuple de cultivateurs. Sous le régime de l’agriculture pure et simple règnent l’arbitraire et la servitude, la superstition et l’ignorance, le manque de civilisation, de relations, de moyens de transport, la pauvreté, l’impuissance politique enfin. Dans un pays purement agriculteur, la plus faible partie seulement des forces intellectuelles et corporelles est mise en jeu et développée, la plus faible partie des forces naturelles dont il dispose est employée, il ne s’accumule que peu ou point de capital. Comparez la Pologne avec l’Angleterre ; les deux pays ont été autrefois au même degré de culture, et aujourd’hui quelle différence ! Les manufactures et les fabriques sont les mères et les filles de la liberté civile, des lumières, des arts et des sciences, du commerce intérieur et extérieur, de la navigation et des voies de transport perfectionnées, de la civilisation et de la puissance politique. Elles sont le moyen principal d’affranchir l’agriculture, de l’élever au rang d’industrie, d’art, de science, d’augmenter la rente de la terre, les profits agricoles, le salaire du manouvrier, et de donner au sol de la valeur. L’École a attribué cette puissance civilisatrice au commerce extérieur ; en cela elle a pris l’intermédiaire pour la cause. Ce sont les manufactures étrangères qui fournissent au commerce étranger les marchandises qu’il nous apporte, et qui consomment les produits agricoles et les matières brutes que nous livrons en échange. Si les relations avec des manufactures éloignées exercent une action si bienfaisante sur notre agriculture, combien doit être plus féconde l’influence des manufactures qui sont avec nous dans une intimité à la fois locale, commerciale et politique, qui nous demandent non pas seulement une faible partie, mais la majeure partie des denrées alimentaires et des matières brutes qui leur sont nécessaires, dont les produits ne sont pas renchéris pour nous par des frais de transport considérables, dont les relations avec nous ne peuvent être interrompues, ni par l’ouverture de nouveaux marchés aux manufactures étrangères, ni par la guerre, ni par les prohibitions !
Voyons maintenant dans quelles erreurs, dans quelles contradictions étranges l’École est tombée, pour avoir borné ses recherches à la richesse matérielle ou aux valeurs échangeables, et en n’admettant comme force productive que le travail corporel.
D’après elle, celui qui élève des porcs est dans la société un membre productif ; celui qui élève des hommes est un membre improductif. [...] Un Newton, un Watt, un Kepler ne sont pas aussi productifs qu’un âne, qu’un cheval, qu’un bœuf de charrue, travailleurs que récemment M. Mac Culloch a rangés parmi les membres productifs de la société humaine. [...] Il dit que l’homme est un produit du travail tout aussi bien que la machine qu’il fabrique, et il lui semble que, dans toutes les recherches économiques, l’homme doit être envisagé de ce point de vue. Smith, dit-il, a compris la justesse de ce principe, mais il n’en a pas tiré la conséquence légitime. Une des conséquences que lui-même en tire, c’est que manger et boire sont des occupations productives. [...]
La prospérité d’un peuple ne dépend pas, comme Say le pense, de la quantité de richesses et de valeurs échangeables qu’il possède, mais du degré du développement des forces productives. Si les lois et les institutions ne produisent pas directement des valeurs, elles produisent du moins de la force productive, et Say est dans l’erreur quand il soutient qu’on a vu des peuples s’enrichir sous toutes les formes de gouvernement, et que les lois ne peuvent pas créer de richesses.
Le commerce extérieur de la nation ne doit pas être apprécié, comme celui du marchand, exclusivement d’après la théorie des valeurs, c’est-à-dire par la seule considération du profit matériel du moment ; la nation doit en même temps embrasser du regard l’ensemble des rapports d’où dépendent son existence, sa prospérité et sa puissance dans le présent et dans l’avenir.
La nation doit faire le sacrifice et supporter la privation de richesses matérielles, pour acquérir des forces intellectuelles ou sociales ; elle doit sacrifier des avantages présents pour s’assurer des avantages à venir. Pour une nation, ainsi que nous croyons l’avoir historiquement établi, une industrie manufacturière développée dans toutes ses branches est la condition d’un haut degré de civilisation, de prospérité matérielle et de puissance politique. S’il est vrai, comme nous croyons pouvoir le démontrer, que, dans l’état actuel du monde, une jeune industrie manufacturière, dénuée de protection, ne saurait soutenir la concurrence d’une industrie affermie depuis longtemps, d’une industrie protégée sur son propre territoire ; comment, avec des arguments empruntés à la théorie des valeurs, peut-on entreprendre de prouver qu’une nation, de même qu’un particulier, doit acheter les marchandises dont elle a besoin là où elle les trouve au meilleur marché ; qu’on est insensé de fabriquer soi-même ce qu’on pourrait se procurer au dehors à plus bas prix ; qu’on doit abandonner l’industrie du pays aux efforts des particuliers ; que les droits protecteurs sont des monopoles dont les industriels sont pourvus aux dépens de la nation ?
II est vrai que les droits protecteurs renchérissent au commencement les articles fabriqués : mais il est également vrai et l’École même l’admet, qu’à la longue, chez un peuple capable d’un vaste développement industriel, ces articles peuvent être produits à meilleur marché qu’on ne peut les importer du dehors. Si donc ces droits protecteurs entraînent un sacrifice de valeurs, le sacrifice est compensé par l’acquisition d’une force productive, qui non seulement assure à la nation pour l’avenir une quantité infiniment supérieure de richesses matérielles, mais encore l’indépendance industrielle en cas de guerre. À l’aide de l’indépendance industrielle et de la prospérité qui en résulte, la nation acquiert les moyens de se livrer au commerce extérieur, et d’étendre sa navigation ; elle élève sa civilisation, elle perfectionne ses institutions au-dedans, elle affermit sa puissance au-dehors. [...]
À quel point s’est fourvoyée l’École en appréciant, d’après la théorie des valeurs, des rapports qui doivent être principalement envisagés du point de vue de la théorie des forces productives, on le verra ressortir avec clarté du jugement que J.B. Say porte sur les primes qu’accorde une nation étrangère dans le but de favoriser son exportation ; il soutient que ce sont des cadeaux qu’elle fait à notre pays. Supposons donc que la France considère comme suffisant un droit protecteur de 25 pour cent pour ses fabriques encore incomplètement affermies, mais que l’Angleterre alloue des primes de sortie de 30 pour cent ; quelle serait la conséquence du cadeau que l’Angleterre aurait ainsi fait à la France ? Pendant quelques années les consommateurs français obtiendraient à bien meilleur marché qu’auparavant les articles fabriqués dont ils ont besoin ; mais les fabriques françaises seraient ruinées et des millions d’hommes réduits à la mendicité, ou obligés, soit de s’expatrier, soit de se livrer à l’agriculture. Dans l’hypothèse la plus favorable, les consommateurs acquis jusque-là aux agriculteurs français deviendraient leurs concurrents, la production agricole augmenterait en même temps que diminuerait la consommation. De là nécessairement, en France, dépréciations des produits agricoles et des propriétés, appauvrissement et affaiblissement du pays. Le cadeau de l’Angleterre en valeurs serait chèrement payé en forces productives ; il ressemblerait au présent que le sultan a coutume de faire à ses pachas, lorsqu’il leur envoie un cordon de soie précieux. [...]
Souvent les Anglais sont dans le cas de faire des cadeaux aux étrangers ; la forme est différente, et il n’est pas rare qu’ils soient généreux contre leur gré ; les étrangers ne doivent pas moins se demander si le présent est acceptable. En possession, dans le monde du monopole manufacturier et commercial, leurs fabriques se trouvent de temps en temps dans cet état qu’ils désignent par le mot glut (engorgement), et qui provient de ce qu’ils appellent overtrading (excès de la spéculation). Alors chacun jette sur les bateaux à vapeur tout ce qu’il a de marchandises en magasin. Elles sont vendues au bout de huit jours à Hambourg, à Berlin et à Francfort, au bout de trois semaines à New York, où elles sont offertes à 50 pour cent au-dessous de leur valeur réelle. Les fabricants anglais éprouvent une souffrance temporaire, mais ils sont sauvés et ils s’indemnisent plus tard par de meilleurs prix. Les fabricants allemands et américains sont punis pour les failles des Anglais ; ils sont ruinés. Le peuple anglais voit le feu, entend le bruit de l’explosion, c’est dans d’autres pays que le désastre éclate ; et, lorsque les habitants de ces pays gémissent sur leurs blessures qui saignent, le commerce intermédiaire soutient que ce sont les conjonctures qui ont fait le mal. Quand on réfléchit combien de fois, par de telles conjonctures, l’ensemble de l’industrie manufacturière, le système de crédit, l’agriculture elle-même, en un mot toute l’économie des peuples qui admettent la libre concurrence de l’Angleterre, ont été ébranlés de fond en comble, quand on songe que plus tard ces mêmes peuples ont largement indemnisé les fabricants anglais en leur payant de plus hauts prix, n’est-il pas permis de douter que la théorie des valeurs et les maximes cosmopolites doivent servir de règle au commerce entre les nations ? L’École n’a pas jugé à propos d’expliquer les causes et les effets de ces crises commerciales. [...]
N’ayant point fait la distinction entre la force productive et la valeur échangeable, et ayant subordonné la première à la seconde au lieu de l’étudier séparément, elle ne pouvait pas se rendre compte de la différence qui existe entre la force productive agricole et la force productive manufacturière. Elle ne voit pas que l’industrie manufacturière, en surgissant dans un pays agriculteur emploie et utilise une masse de forces de l’esprit et du corps, de forces naturelles et de forces instrumentales, ou de capitaux comme l’École les appelle, qui jusque-là étaient restées inactives, et qui, sans elle, auraient toujours dormi. L’École s’imagine que l’introduction de l’industrie manufacturière dérobe ces forces à l’agriculture pour les porter sur les fabriques, tandis qu’une puissance en majeure partie nouvelle a été créée, puissance qui, bien loin d’avoir été acquise aux dépens de l’agriculture, aide celle-ci à prendre un plus grand essor.