« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
Accueil > Approfondir > Economie physique
Par Yves Paumier
7 octobre 2025
Creuser le seuil de Camarinal est la seule intervention pertinente pour éviter à temps un effondrement écologique de la Méditerranée. Cela permettra aux autres programmes écologiques indispensables mais multiples, plus locaux ou spécialisés, de se mettre en place et de prendre le relais. En tant qu’organisme vivant global, la Méditerranée ne peut se contenter de promesses de règlements écologiques. Les catastrophes s’accumulent, les vagues de chaleur n’en étant qu’un des aspects. La faille provient d’une approche dispersée et progressive à chacun des problèmes listés. Il faut au contraire une intervention physique, puissante et décisive, consistant ici à raboter le seuil de Camarinal, l’endroit unique où s’échangent les eaux atlantiques et méditerranéennes.
La Méditerranée est une mer intérieure presque fermée qui fut le berceau de nombreuses civilisations (d’où son nom de ‘mer au milieu des terres’). Elle est confrontée à une dégradation inquiétante reconnue. En raison de son enclavement relatif et du faible renouvellement de ses eaux, elle accumule tout ce que lui apporte l’activité humaine et perd son potentiel d’équilibre interne. Du fait que le renouvellement des eaux de la Méditerranée est lent et différencié selon la profondeur et l’éloignement de Gibraltar, toute substance rejetée en mer peut donc y rester plusieurs décennies. L’accumulation des polluants et la stratification des masses d’eau condamne ainsi la ‘Grande Bleue’ à l’appauvrissement de sa biodiversité.
Plus mécaniquement, les vagues de chaleur de ses eaux stabilisent des épisodes de canicule ou d’orage sur les pays riverains. Les grands incendies de forêts récurrents en sont partiellement la conséquence (les désinvestissements en restant la cause première). La Méditerranée est qualifiée de « point chaud du changement climatique » par un rapport préliminaire de L’ONU. 500 millions d’habitants sont concernés.
Les causes sont identifiées : fleuves, villes côtières et industries déversent chaque année des tonnes de polluants dans la mer. Notre pharmacie et l’agriculture y ajoutent des molécules puissantes que le plancton va devoir ingurgiter.
À cela s’ajoute l’augmentation des rejets liés aux usines de dessalement, qui produisent de l’eau douce pour les populations riveraines (4 millions de m3 chaque jour) mais, en contrepartie, rejettent dans la mer des saumures concentrées et des résidus chimiques.
L’évaporation annuelle, estimée à 3500 km³, n’est pas compensée par l’apport des rivières et les précipitations, ce qui aggrave encore le déséquilibre hydrique.
Le diagnostic d’asphyxie et d’empoisonnement est donc contemporain.
Le détroit de Gibraltar est le seul point d’échanges entre l’océan Atlantique et la Méditerranée. Au fond de ce détroit se trouve le seuil de Camarinal, un plateau sous-marin situé à 280 mètres de profondeur (voir figure ‘Seuil de Camarinal’), véritable goulet d’étranglement pour les masses d’eau qui entrent en surface et sortent en profondeur de la Méditerranée. En limitant les échanges, il freine le renouvellement des eaux et contribue ainsi à l’asphyxie de la mer intérieure au lieu de laisser l’eau s’échapper vers l’océan Atlantique.
Historiquement, ce seuil fut un facteur déterminant dans l’évolution géologique et écologique de la Méditerranée. Lors de périodes anciennes, la fermeture du détroit de Gibraltar a parfois conduit à l’assécher, avec des conséquences dramatiques pour la faune et la flore. Aujourd’hui, bien que le détroit soit ouvert, la topographie du seuil réduit le volume des échanges entre les deux masses d’eau, or c’est l’unique point d’échange.
La Méditerranée concentre aujourd’hui plusieurs menaces qui se conjuguent pour fragiliser son écologie. La pollution entraîne l’eutrophisation des eaux et la prolifération d’algues nuisibles. Le vivant (pris dans le sens où l’entendait Lyndon LaRouche [1] doit alors fonctionner à des niveaux plus primitifs, s’adapter par le bas, se désertifier, et la biodiversité s’en ressent.
Multiplier les usines de dessalement pour répondre aux besoins impérieux en eau douce est la règle pour tous les pays riverains. Mais ce processus ne se fait pas sans rejets de saumures, légèrement chargées en produits chimiques. Ces rejets, dans un espace aussi confiné que la Méditerranée, contribuent par leur volume à perturber le vivant, même si la stratification des eaux cache encore le problème.
La surpêche continue de réduire les stocks halieutiques et compromet la durabilité de la ressource marine. Des accords sur le thon rouge méditerranéen ont fini par être signés, et sont respectés malgré la défiance initiale des pêcheurs professionnels. En pleine crise professionnelle, les scientifiques ont gagné et les quotas sont imposés. Cette année, si les navires ne sont partis que pour une semaine, ils sont rentrés les cales pleines ! La raréfaction évidente et catastrophique avait poussé tout le monde vers la solution.
L’idée de bien commun et de ressources partagées entre les hommes, ainsi qu’entre la nature et l’homme, a heureusement fonctionné. Reproduire cette démarche à d’autres espèces, mais aussi contre d’autres invasives, est le travail en cours qui prendra des décennies.
Il y a beaucoup à faire, avec tant de partenaires et de conditions spécifiques, pour assainir la Méditerranée. La bonne santé d’un corps, selon Claude Bernard [2], lui permet de dominer plus ou moins rapidement ses dégénérescences et les agressions externes. Quand l’économie impose l’urgence, comme pour le thon, les règlements naissent vite. Mais malgré les preuves d’efficiences locales, les accords internationaux sur la protection de l’environnement marin et les zones protégées tardent, comme les plans de gestion des pêches.
Et quand la géopolitique s’en mêle, on devine immédiatement que le pire est à craindre. On voit même que tous les efforts d’améliorations continues et sectorisés sont condamnés à une certaine impuissance globale ; or C’est à cela que Jean Aubouin [3] avait dédié sa vie. Il faut donc intervenir physiquement sur la dynamique globale de la mer pour espérer lui faire recouvrer une bonne santé. Il faut un grand projet physique de rupture, pour échapper au piège des connaissances en silo.
Une intervention physique sur le seuil de Camarinal, seul lieu d’échanges conséquents, apparaît comme la solution primaire stratégique indispensable. C’est une action d’ordre géologique dans le sens de Vladimir Vernadski [4] : le destin de la Méditerranée est de devenir une mer fermée, l’homme renverse cette tendance.
Il s’agit de creuser le seuil de Camarinal de quelques mètres sur une largeur de quelques dizaines kilomètres. Le seuil agissant comme un barrage naturel, l’objectif est d’en abaisser la crête. Cette simple opération augmentera efficacement les échanges entre les eaux atlantiques et méditerranéennes. Chaque mètre gagné dans la profondeur du seuil contribuerait à accélérer le renouvellement des eaux.
Ce travail de rabotage est connu dans le secteur du BTP : tout constructeur d’autoroute entreprend régulièrement ce type de chantier pour ouvrir une tranchée dans une colline. Des engins miniers adaptés aux grandes profondeurs ont été conçus pour récolter les nodules polymétalliques (voir illustration robot de fond d’océan). Néanmoins, au seuil de Camarinal, un autre niveau de compétences et de technicités est exigé. Le résultat attendu est fantastique, avec un nouveau débit généré supérieur à celui de l’Amazone !
Un temps de renouvellement des eaux de la Méditerranée réduit d’une dizaine d’années offre un bénéfice écologique incommensurable. La température de surface ne baissera que marginalement, mais suffisamment pour la résilience du vivant. Cela se traduira par une meilleure qualité du phytoplancton. La dilution des polluants sera plus dynamique, plus vertueuse. A ce stade, rien n’est modélisable, et les succès locaux apparaîtront dans un premier temps de manière imprévisible. Les saumures de dessalement de la Méditerranée occidentale auront enfin une échappatoire. Elles auront toujours leurs effets locaux en profondeur, mais leur effet cumulatif sur le bassin occidental de la Méditerranée sera cassé.
Le volume raboté sur la crête du seuil de Camarinal peut être estimé comme suit, sachant que l’étude topologique et hydrodynamique déterminera exactement où il faut en faire plus ou moins : • La profondeur intéressante à raboter est celle que les engins de draguage peuvent faire aisément, soit moins de 10 mètres. Nous prendrons neuf mètres. • La longueur intéressante de la crête à araser est d’une petite trentaine de kilomètres, avec quelques reliefs au centre. J’ai retenu 24 km (24= 7+10+7 en trois chantiers indépendants), et j’ai pris arbitrairement dix mètres de large pour la tranchée (les calculs topologiques définitifs seront à refaire, la moyenne est indicative). (fig : Chantier d’arasement)
Le volume à déplacer est donc de 2,2 millions de m^3, (9*24000*10=2160000), ce qui est raisonnable, et faible par rapport au résultat. Précisons que les sédiments arrachés sont immédiatement entraînés dans les profondeurs abyssales atlantiques par un phénomène naturel.
La section gagnée au niveau du seuil sera de 216.000 m^2 (9*24000=216000). Or le débit d’eau qui passe dans le détroit est de 1,5 ou 1,2 m^3/s selon les mesures. En première approximation, le nouveau débit généré sera de 260.000 m^3/s (1,2*216000=259200).
Ce débit généré (260.000 m^3/s) est supérieur à celui du plus grand fleuve du monde, l’Amazone (209.103 m^3/s). Mais pour rester modeste, le volume d’eau atlantique entrant en Méditerranée est le quadruple (1.000.000 m^3/s selon Universalis). On voit bien que la géométrie est reine ici : comme la section du détroit de Gibraltar est large et très peu épaisse, l’approfondir marginalement (4%) a un effet puissant. Accélérer de quelques années seulement le renouvellement des eaux méditerranéennes aura donc un effet déterminant. Sur ce schéma du seuil, la hauteur de 250 mètres est amplifiée, or la largeur est de l’ordre de 30 km. De plus, la lame d’eau sortante profonde y croise la lame d’eau atlantique superficielle. Raboter les aspérités va réduire la traînée et multiplier les débits.
Les technologies nécessaires à la réalisation de ce projet existent déjà. Les industries pétrolières et minières offshore disposent des outils et de l’expérience nécessaires pour intervenir à de telles profondeurs. Les robots dragueurs et les systèmes de pompage sont à adapter à cette nouvelle fonction. L’évacuation des déblais sera facilitée par la topologie du lieu et par l’entraînement vers les abysses océaniques des eaux froides et salées de la Méditerranée profonde.
Le coût d’un tel chantier, estimé à une douzaine de milliards d’euros, est comparable à celui de projets pétroliers offshore d’envergure. Sa rentabilité écologique et sociale le justifie largement, et pour ceux qui ne savent mesurer que financièrement, les assureurs traduisent cela en termes de prime catastrophe climatique pour les riverains de la Grande Bleue.
Le chantier impose la construction d’une (ou deux, voire trois) flotte de navires spécialisés, car à Gibraltar, nous sommes sur le détroit qui voit passer le plus de navires au monde. Comme tout chantier en mer, le temps joue contre le succès. Les États riverains et autres participants n’auront que peu de choix techniques proposés, et seulement quelques entreprises compétentes, mais pourront échelonner le travail en deux ou trois phases, ce qui est une liberté appréciable pour les investisseurs.
La vérification des résultats hydrologiques sera faite aisément par les données satellitaires. L’impact sur le vivant sera très différencié entre le bassin méditerranéen occidental et l’oriental, mais dans chaque bassin, des situations initiales semblables verront des évolutions nulles ou des retournements complets.
Elargir le collet de la Méditerranée à Gibraltar renforcera la biodiversité en améliorant les échanges hydriques et en diluant les polluants. L’effet des courants marins secondaires sur les herbiers et les saumures de dessalement rejetées reste à étudier, mais ne peut être que positif. La production halieutique bénéficiera d’un environnement plus sain, le tout porté par une meilleure qualité globale de l’eau de surface, régénérée par celle venue de l’Atlantique.
L’activité économique méditerranéenne restera pour l’essentiel dans sa dynamique actuelle, sauf sur deux points heureux : les ressources halieutiques, ce qui profitera aux pêcheurs et aux économies locales, et une fréquence réduite des crises caniculaires, avec ses inondations et incendies dévastateurs. Une baisse des températures maximales sur la Méditerranée aura des conséquences incommensurables, que les riverains et les touristes apprécieront à leur manière.
Le chantier lui-même créera des emplois qualifiés et stimulera l’innovation technologique, en particulier pour la connaissance des grands fonds marins et la modélisation des courants marins. C’est ce que cherchent les pays riverains. Leur coopération autour d’un projet commun, sans enjeu géopolitique, léger par son coût d’investissement et puissant pas ses conséquences, devrait être facilitée par les institutions déjà présentes – un bel exemple de gestion durable des ressources marines et de réponse collective aux défis environnementaux.
La réussite de ce projet mené entre riverains et partenaires internationaux dépendra d’un constat simple : seul un projet physique de rupture permettra d’organiser tous les règlements et actions aptes à redonner la santé à la Méditerranée. Le sauvetage réussi de la pêche industrielle au thon rouge pointe la nature de l’impasse. La notion de bien commun, de partage des richesses, notion étendue à la Méditerranée en tant qu’organisme vivant, mais aujourd’hui malade, s’impose. C’est le cadre évident pour l’exercice du pouvoir.
Le suivi des impacts environnementaux sera facile à assurer par télédétection et profitera d’une situation topologique unique. Le chantier respectera facilement les objectifs de protection de l’environnement assignés.
Les États du Bassin, Espagne, Maroc, Algérie, Tunisie, Italie, France et autres, doivent se partager la responsabilité de revigorer la Méditerranée. Les institutions nationales, européennes, les Nations unies et autres organisations régionales joueront un rôle de support dans la coordination, le financement et la supervision du chantier. La gouvernance de ce grand projet est simple ; il peut être exemplaire, transparent et inclusif, associant institutionnels, scientifiques, acteurs économiques et société civile. Le modèle de gouvernance transnationale de type OMS convient parfaitement.
Le projet d’abaissement du seuil de Camarinal représente une opportunité unique d’agir concrètement pour restaurer la dynamique écologique de la Méditerranée et réduire les catastrophes climatiques. Alors qu’à Gibraltar, la géologie promet de ‘fermer le détroit’ en quelques millénaires, nous rétorquons ‘ouvrons le détroit’ pour laisser respirer la Grande Bleue.
Les moyens techniques de mise en œuvre sont disponibles mais dispersés dans diverses technologies du BTP et de l’offshore ; il ne manque qu’un projet financé pour les adapter au chantier du détroit de Gibraltar et passer à l’action.
Abaisser le seuil de Camarinal incarne un choix de responsabilité face à la dégradation des eaux méditerranéennes. L’eau douce de dessalement va peser lourd dans cet environnement fermé. Un courage politique simple, une coopération fonctionnelle et une vision à long terme sont les prémices pour un bien indivisible, heureusement loin de la géopolitique : une Méditerranée en bonne santé. Les actions sectorielles indispensables suivront (pollutions, surpêche, fleuves artificialisés, urbanisations intempestives, etc.). En offrant à cette mer intérieure un surcroît de respiration, ce chantier marquera une rupture dans la préservation de cet écosystème vital, un retour à la conception du « Un » indivisible – ici une mer, la nôtre, celle entre nos terres : la Méditerranée.
[1] Lyndon LaRouche (1922-2019), père du concept de « potentiel de densité démographique relative » qui s’appuie sur Vernadski, Riemann et Leibniz.
[2] Claude Bernard (1813-1878), médecin, célèbre auteur de « C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d’apprendre » mais aussi de « le microbe n’est rien, c’est le terrain qui est tout »
[3] Jean Aubouin (1928-2020), géologue et président de l’Institut de France en 1989
[4] Vladimir Vernadski (1863-1945), père de la biosphère comme concept et mot pour la décrire