« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Grâce à nos échanges culturels, préparer une Renaissance

10 juin 2024

Les relations entre la France et la Chine sont souvent abordées en terme de coopération économique, scientifique ou d’échanges diplomatiques. On accorde aussi beaucoup d’importance à l’enjeu de l’éducation et des échanges linguistiques. Quant aux échanges culturels, qui pourraient paraître si évidents, tout reste peut-être à faire et à définir. En effet, qu’avons-nous à nous dire, à nous apporter l’un à l’autre dans ce domaine, crucial parmi tous, dans le monde présent.

par Odile Mojon

Que la France et la Chine aient décidé de célébrer le 60ème anniversaire de l’ouverture de leurs relations diplomatiques comme « l’Année franco-chinoise du tourisme culturel » montre l’importance accordée à la culture avec de très beaux événements prévus de part et d’autre : expositions, tournées de concert, de ballets (etc.), étant entendu qu’il s’agit là de la dimension officielle.

En réfléchissant à comment favoriser et aller plus loin dans ces échanges et, surtout, comment les rendre plus populaires il nous apparaît que la réponse – au-delà de la connaissance réciproque entre nos pays de leurs héritages culturels passés exceptionnels – est étroitement liée à ce que nos nations respectives ont à dire au monde aujourd’hui.

Pour la Chine, ses accomplissements remarquables depuis les trente dernières années parlent d’eux-mêmes. Ils s’inscrivent dans une histoire millénaire, ils éclosent sur le terrain préparé par une grande culture et ils disent au monde que l’on peut en l’espace de quelques décennies franchir des obstacles qui paraissaient insurmontables, que l’on peut devenir un exemple pour l’humanité. Ils donnent un sens de combativité et d’optimisme. Mais pour la France, qu’est-elle en mesure aujourd’hui de dire et de transmettre de généreux, de vrai et de beau au monde, et plus spécifiquement à des pays, des populations et des civilisations vivant à des milliers de km de chez elle ?

Ajoutons que cette question, encore récemment occultée, émerge dans certains cercles de réflexions, dans des discussion ou des articles face à l’omniprésence de la « world culture » - création synthétique issue des studios hollywoodiens et des « majors » de la musique – qui, elle, sait très bien ce qu’elle veut dire et l’impose dans le monde entier avec force et sans relâche. Cette world culture  [1] n’est pas seulement aux mains d’intérêts financiers et un pilier de l’industrie de l’entertainment (divertissement), elle a pour fonction de façonner la pensée et les émotions des masses « incultes ». Face à cela, les intentions et les efforts des artistes indépendants qui ne s’inscrivent pas dans le business model de l’art et ont justement des choses qui mériteraient d’être entendues, se cantonnent à une culture de niche et aux cercles restreints de « connaisseurs ».

Or, on peut distinguer deux grandes tendances dans la manière de toucher les populations : soit avec une culture de masse à l’exemple de la world culture qui jouera toujours sur les ressorts les plus primaires, ou alors en s’adressant, par le biais de sa sensibilité, aux qualités les plus nobles de tout être humain : son cœur et sa raison. C’est la caractéristique de l’art classique humaniste européen, une caractéristique partagée par toutes les grandes cultures et déclinée avec d’infinies variations selon leur sensibilité propre et leur domaine de prédilection et d’excellence.

Dès lors, l’enjeu ne consisterait-t-il pas à ce cette conception de la culture irrigue la société, ne serait-ce qu’en raison de son pouvoir à ennoblir le caractère des individus et de contribuer à l’harmonie de la cité ?

Pour éclaircir notre propos, nous donnerons deux exemples qui ont joué un rôle trop méconnu mais important dans ce qui a fait l’« esprit » de la France. Tout deux, touchent à la pratique collective de l’art et de la puissance transformatrice qu’elle porte.

Le premier est celui de Louis Bocquillon (1781-1842), dit Wilhem, au début du 19ème siècle. Il s’agit du mouvement choral populaire des Orphéons, par référence au héros de la mythologie grecque, Orphée, qui était capable de charmer les animaux sauvages avec sa lyre.

Wilhem lance des sociétés chorales qui prennent une très grande importance avant d’essaimer dans d’autres pays (Angleterre et en Espagne, etc.). Il ne s’agit pas seulement de chanter ensemble, mais de se former en apprenant les rudiments de la musique. Wilhem parvient à faire réintroduire le chant choral dans les écoles primaire et, surtout, il invente une méthode pour vulgariser et faciliter l’enseignement de la musique. Né en 1781, Wilhem avait 8 ans au moment de la prise de la Bastille et a été profondément marqué ces événements, d’où son engagement à donner à une population, qui n’y aurait autrement jamais eu accès, la possibilité d’entendre la musique des meilleurs compositeurs de l’époque, d’en être des acteurs, et ce faisant d’être élevé par cette musique et sa pratique.

Il se fait également héritier du meilleur des idéaux de la Révolution en reprenant la méthode de l’enseignement mutuel mis en place par deux grands hommes, Gaspard Monge (1746-1818) [2], et Lazare Carnot (1753-1823) [3]. Cette méthode qu’ils avaient développé pour faire face au manque de professeurs et au besoin de former des cadres compétents pour défendre la nation alors que la France était menacée de toutes parts, se basait sur l’enseignement mutuel, les élèves les plus avancés enseignant à leurs camarades. Une méthode qui s’est montrée particulièrement efficace puisqu’un certain nombre de ceux appelés plus tard à devenir les plus brillants généraux de l’armée napoléonienne avaient bénéficié de cet enseignement.

Festival des Orphéonistes de France, au palais de l’industrie (1859).

Le mouvement des Orphéons a fait découvrir la grande musique, a rassemblé [4] et formé des milliers de personnes. Il est difficile d’en imaginer aujourd’hui l’ampleur, mais qu’il y ait pu y avoir des chœurs de 12 000 choriste en donne une idée. Quant à l’excellence de ceux-ci, la réaction très favorablement impressionnée du compositeur Cherubini, invité par Wilhem à un concert où il se s’était rendu à contrecœur, permet d’en juger. Une expérience par ailleurs confirmée en 1838 par le compositeur Hector Berlioz.

L’autre exemple est celui de Jean Vilar (1912-1971) qui est à l’origine de la création du TNP, le Théâtre national populaire et du festival d’Avignon.

Vilar a marqué son époque et a contribué à éduquer la population en lui donnant accès aux plus grandes œuvres du répertoire. Sa conception du théâtre populaire reposait sur trois points : un prix très peu élevé des places, un choix d’œuvres classiques ou contemporaines « appartenant au répertoire le plus haut, voire le plus difficile », et le recours aux meilleurs interprètes, débutants ou confirmés.

Bien que le travail de Vilar (au départ entrepris avec des comités d’entreprises syndicaux, notamment la CGT), ait été saboté par diverses cabales, c’était l’exemple d’un artiste qui ne transigeait pas avec les modes et qui voyait dans le théâtre un authentique instrument d’éducation populaire et d’ennoblissement du caractère.

L’un des points communs entre Wilhem et Vilar, c’est qu’il a toujours existé en France, bien qu’avec plus ou moins de force, une authentique culture populaire qui s’adresse aux pouvoirs créateurs du peuple tout en gardant la plus grande exigence en termes de qualité et d’expression artistique. Or, c’est bien cette culture qui, en définitive, donne son caractère, sa vitalité et sa pérennité aux nations dont elle est issue. C’est cet art populaire, pourvu qu’il soit développé avec intelligence, qui peut apporter le plus à un peuple car il cherche le moyen d’exprimer les émotions profondes de celui-ci et de lui faire découvrir le meilleur de lui-même.

Ce détour par ces deux exemples, peut paraître nous éloigner du sujet mais, si l’on parle d’échanges culturels il est essentiel de s’interroger sur la nature de que nous voulons échanger et il est tout aussi essentiel que ces échanges nourrissent une réflexion, une pratique et une création qui, en plus de l’amitié entre les peuples, fasse éclore un nouvel « art classique humaniste ». Ne pas le faire revient à laisser une industrie du divertissement livrée à elle-même prendre en otage la population et, par sa logique d’addiction à des produits culturels toujours plus extrêmes, de continuer à réduire l’homme à la simple expression de sensations individuelles – donc de le bestialiser – avec toutes les conséquences prévisibles pour le futur de la société et de nos nations.


Notes

[1Portée principalement par la musique et le cinéma.

[2Gaspard Monge (1746-1818), mathématicien et homme politique. On lui doit des contributions importantes dans la géométrie descriptive, l’analyse infinitésimale et la géométrie analytique. Associé à la création de l’Ecole des Arts et Métiers, il est notamment l’un des fondateurs de l’Ecole polytechnique qu’il a dirigé en y incluant dans son curriculum non seulement les sciences, mais les « humanités », musique, peinture et chant choral, avec la collaboration de Francoeur et Wilhem.

[3Lazare Carnot (1753-1823), mathématicien, physicien, officier et homme d’État français. Il a été membre du Comité de salut public pendant la Révolution française. Son rôle essentiel dans le succès des armées françaises pendant la révolution lui vaut le titre de l’« Organisateur de la victoire ». Opposant de l’Empire, il reprend ses activités en 1815, lors des Cent Jours, pour défendre son pays. On sait moins qu’il fut le premier à utiliser terme « économie physique » (en exil à Magdebourg, en Allemagne) et traduisit de nombreux poèmes de Friedrich Schiller.

[4Le poète et chansonnier très connu à cette époque, Pierre-Jean Béranger, lui dédicace un poème ce concluant par ces vers :

« Ce concert, puisses-tu l’étendre,
« A tout un monde divisé !
« Les cœurs sont bien près de s’entendre
« Quand les voix ont fraternisé. »

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