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Une femme un livre :

Nourrir – cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre

25 janvier 2024

Alors que les manifestations des agriculteurs se multiplient dans tous les pays de l’Union européenne, la lecture du livre de Sylvie Brunel s’impose et avec elle un impératif : laisser les agriculteurs produire et vivre décemment de leur métier.

Ecrit il y a un an déjà, ce livre-manifeste en défense du monde agricole est intéressant à lire en ce début de 2024 où depuis le 8 janvier, dans un pays d’ordinaire aussi peu contestataire que l’Allemagne, des manifestations d’agriculteurs d’une ampleur sans précédent ont commencé et font maintenant tache d’huile dans d’autres pays, soutenues par une population qui y voit bien plus qu’une révolte corporatiste. Là-bas comme chez nous, les politiques d’austérité économique associées à un écologisme dévoyé empêchent tout simplement les agriculteurs de remplir leur mission première : nourrir les êtres humains.
La géographe Sylvie Brunel a lutté pendant des années contre des crises alimentaires dans le monde. Cette connaissance du terrain et des pays pauvres l’a certainement immunisée contre la vision malthusienne que partagent, consciemment ou pas, beaucoup d’écologistes citadins de notre pays, pour qui l’action de l’homme sur la nature (notamment l’agriculture) serait intrinsèquement mauvaise car modifiant les « équilibres » ; ils en déduisent que les notions de progrès et de développement sont l’ennemi, induisant chez les jeunes une « éco-anxiété » dangereuse.
Il s’agit d’une vision fausse de la nature et de l’humanité que l’auteure veut déconstruire, car elle en voit les conséquences mortifères. Ainsi peut-on lire dans le chapitre « Il n’y a pas de bombe P » :
« Le bon pasteur Malthus recommandait (…) d’accepter l’existence implicite d’un régulateur inévitable : la famine qui, en entraînant la mort des ’surnuméraires’, ces pauvres trop prolifiques, permettait de rétablir les équilibres naturels. C’est cette vision du monde qui explique notamment que, face à la grande famine d’Irlande, de 1847 à 1853, les Anglais, pas mécontents de briser le nationalisme irlandais, ont continué à exiger des livraisons de nourriture de leur colonie, jusqu’à provoquer plus d’un million de morts et autant de migrants. Ou qu’ils ne soient pas intervenus face aux grandes famines de l’Inde à la fin du XIXe siècle. »
Le principal intérêt de cet ouvrage est donc de nous faire connaître le travail et la situation de ceux qui nous nourrissent et de dissiper plusieurs préjugés à leur égard. Sylvie Brunel milite d’ailleurs pour un « service civique agricole » et encourage ses étudiants à passer quelques mois dans une entreprise agricole, ce dont ils reviennent en général enthousiasmés.
Essayons de résumer brièvement les différents chapitres du livre : ces exemples montrent que les agriculteurs connaissent beaucoup mieux la nature que les bobos qui les dénigrent et veulent leur imposer des pratiques « hors sol ». Lesquelles s’avèrent finalement contre-productives du point de vue de la défense de l’environnement qu’elles prétendent assurer. Entraver par exemple le travail des riziculteurs, au nom de la « renaturation » de la Camargue, a pour effet environnemental d’éloigner les flamants roses et de réduire la biodiversité de ce territoire ! Ignorant l’histoire, les écologistes ne se rendent pas compte que, comme l’ensemble du territoire français, la Camargue est un lieu anthropisé depuis fort longtemps, et vouloir la ramener à un état de nature « originel » n’a aucun sens : cet état n’a jamais existé.
Certes l’action de l’homme transforme la nature, mais la nature elle-même se caractérise par un changement permanent. Nous ne devons pas faire n’importe quoi, mais nous devons assumer la responsabilité d’être un facteur de ce changement – ce qui signifie aussi que nos pratiques elles-mêmes ne doivent pas être figées par une tradition arbitraire. Ce qui était bon pour nourrir dix millions d’êtres humains sur Terre – la chasse et la cueillette ou une agriculture extensive (beaucoup de surface pour peu de production) – ne pourrait pas être généralisé linéairement à dix milliards sans provoquer de catastrophe écologique et humaine. Le monde agricole d’aujourd’hui est conscient de ce paradoxe, et c’est pourquoi l’agriculteur n’est pas le « cul-terreux » à qui l’on doit faire la leçon, mais un ingénieur qui expérimente sans cesse de nouvelles manières de produire mieux et avec lequel il faut savoir dialoguer.
Sylvie Brunel est optimiste : loin de nier les problèmes environnementaux, elle affirme avec insistance que l’être humain, notamment l’agriculteur, est capable de les résoudre (sans pour autant revenir au passé). C’est sans doute cet optimisme qui agace le plus ses détracteurs.

Une femme un livre :
Sylvie Brunel, Nourrir – cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre
Buchet/Chastel, Libella, Paris, 2023
21,50€
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