« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Un homme, un livre : Trous blancs de Carlo Rovelli

22 novembre 2023

Revue de livre : Carlo Rovelli fait le pari de l’existence singulière de ’trous blancs’

Carlo Rovelli, l’un des auteurs de la théorie de la gravité quantique à boucles qui vise à unifier la relativité générale et la physique quantique, était déjà connu pour ses talents de vulgarisateur scientifique – ce qui n’est pas une mince affaire quand il s’agit de présenter au grand public des recherches en cours dans un domaine aussi abstrait que la cosmologie.
Cependant, au-delà de nous donner un parfum de ses réflexions sur l’hypothèse des trous blancs (une sorte de « rebond » qui suivrait l’effondrement d’une étoile sur elle-même en trou noir), il nous livre ici un précieux témoignage sur l’état d’esprit que doit avoir un scientifique qui cherche à découvrir les lois de l’univers : «  Kepler voulait aller voir. Aller voir, c’est cela la science. Aller fouiner là où nous ne sommes jamais allés. » Ceci dépasse d’ailleurs la question scientifique proprement dite, et va au cœur de notre condition humaine : entourés d’inconnu, nous avons néanmoins un désir irrésistible et fondamental d’explorer.
Le savant doit avoir pour cela une attitude apparemment paradoxale : «  Le but n’est pas de convaincre ceux qui nous entourent : le but est de comprendre. La lumière finira par percer en son temps. Il faut une humilité infinie pour ne pas se faire confiance, mais aussi une arrogance infinie pour avoir la force d’aller ‘par la plaine solitaire’. C’est ce qu’ont fait tous ceux qui ont ouvert des chemins. »
Pour avancer, nous montre-t-il, il faut prendre le risque de se tromper souvent : « On ne devient pas Einstein si l’on n’a pas le courage de publier des idées fausses. » Et plus loin : « C’est la beauté de la science, il n’y a aucun mal à changer d’avis : nous apprenons. Les meilleurs scientifiques changent souvent d’avis, comme Einstein. »
Partant de là, il n’est pas surprenant de voir Rovelli faire référence à Kepler. Ce qui distingue Kepler de la plupart des grands scientifiques, c’est qu’il ne se contente pas de publier les résultats de ses découvertes, mais surtout qu’il nous raconte son chemin intellectuel parsemé d’hypothèses fausses, testées, et rejetées qui l’y ont conduit. Bien entendu, ce qui permet au chercheur de multiplier ces hypothèses, c’est sa faculté d’imagination et celle-ci est nourrie par l’art : c’est à la Divine comédie de Dante que Rovelli fait appel dans son livre pour nous inviter à « voir » ce qui se passe dans un trou noir et dans un trou blanc.
Comment « voir » un tel lieu où nous ne pourrons jamais aller ? En voyageant par la pensée, comme l’ont fait tous les grands découvreurs avant nous. Kepler avait imaginé regarder la Terre depuis Mars, pour découvrir comment fonctionne le Système solaire, Einstein avait imaginé voyager sur un rayon lumineux pour découvrir la relativité, etc. « Si nous ne pouvons pas voyager avec le corps, nous pouvons voyager avec l’esprit. ‘Imaginer’ de changer de perspective, pour voir les choses différemment. »
On l’aura compris, ce que nous présente Rovelli, ce n’est donc pas une théorie établie mais un travail en cours : « Je ne sais pas si l’hypothèse que les trous noirs se transforment en trous blancs est juste. Je ne sais même pas si les trous blancs existent vraiment, mais c’est l’idée que je veux raconter. »
Cette idée, c’est une tentative de répondre au grand problème qui se pose à la cosmologie sur les limites de validité de la relativité générale d’Einstein. Le trou noir résulte de l’effondrement d’une étoile sur elle-même, lorsque les forces centrifuges issues des réactions nucléaires qui s’y produisent ne suffisent plus pour compenser les forces centripètes issues de la gravitation de cette masse énorme. Cet effondrement tend théoriquement vers un point de dimension nulle et de densité de masse infinie – une impossibilité physique.
Avec la gravitation quantique à boucles, Rovelli pense pouvoir résoudre ce problème car cette théorie repose sur l’hypothèse que l’espace, tout comme la matière, serait lui-même granulaire. Ainsi, il serait impossible pour l’étoile de s’effondrer jusqu’à atteindre cette singularité de dimensions nulles. Le trou noir d’où rien ne peut s’échapper – pas même la lumière – « rebondirait » alors en quelque sorte sous la forme d’un trou blanc dans lequel rien ne pourrait entrer.
Cependant, ce qui rendrait expérimentalement très difficile l’observation d’un trou blanc viendrait du fait qu’au voisinage d’une très grande masse comme un trou noir ou un trou blanc, le temps s’écoule considérablement moins vite que pour nous : l’effondrement d’un trou noir pourrait se dérouler en une fraction de seconde, « vu de l’intérieur », mais prendre des milliards d’années « vu de l’extérieur ».
Combien de temps nous faudra-t-il pour pouvoir confronter à l’expérience les actuelles théories cosmologiques comme la théorie des boucles ? Un certain temps…

Pierre Bonnefoy,
le 19 novembre 2023

Trous blancs de Carlo Rovelli
Flammarion
septembre 2023
19 €
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