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Conférence de Kiedrich
21 octobre 2007
par Markku Heiskanen
Ancien directeur adjoint au Plan du ministère finnois des Affaires étrangères, Markku Heiskanen est chercheur à l’Institut nordique des études asiatiques. Voici une version légèrement abrégée de son discours.
Laissez-moi vous dire, tout d’abord, que lorsque nous parlons du Pont terrestre eurasiatique et de l’Eurasie en général, il existe des interprétations différentes du concept d’Eurasie. En août 2001, alors que je participais avec un collègue suédois à une conférence à Séoul sur la question coréenne, j’ai demandé au public s’il savait pourquoi des Finlandais et des Suédois étaient là pour discuter de la Corée. Puis j’ai montré sur la carte que nous nous trouvons bien tous sur le même continent : l’Eurasie. La Finlande et la Suède dans la partie ouest, la Corée dans la partie est.
Les géographes conviennent que la division du continent eurasiatique en deux, séparé par les monts Oural, est totalement artificielle. Il est bien fondé et rationnel de parler de l’ensemble du continent, surtout dans mon travail sur le développement de réseaux de transport en Eurasie.
La question a été posée : « Le Pont terrestre eurasiatique devient-il une réalité ? » Je réponds oui. Mais il faut de la patience, nous devons avancer pas à pas. Quelques pas concrets ont déjà été faits et d’autres suivront bientôt, en particulier pour ce qui concerne les liaisons ferroviaires entre l’Europe et l’Asie.
Je voudrais dire quelques mots de l’histoire du Pont terrestre eurasiatique, ou de ce que j’appelle la « dimension eurasiatique ». En 1808-09, il y eut une guerre entre la Suède et la Russie, alors que la Finlande était, et depuis 650 ans, une province suédoise. La Suède ayant perdu cette guerre, la Finlande devint un Grand duché, une partie autonome de la Russie impériale. En fait, à partir de — disons — le milieu du XIXe siècle, il existait un empire eurasiatique, allant des îles Aaland, qui appartenaient à la Suède, jusqu’en Alaska. Comme vous le savez certainement, l’Alaska appartenait à la Russie jusqu’en 1867, lorsqu’elle fut vendue aux Etats-Unis.
A l’époque, avant même l’achèvement du Transsibérien en 1902, de nombreux Finlandais voyageaient en Asie du nord-est, même jusqu’en Alaska, empruntant surtout les voies maritimes. Le nord du continent eurasiatique faisait partie d’un seul Etat, et depuis l’extrémité occidentale, les habitants de la petite Finlande pouvaient se rendre en Alaska, où il y avait des centaines de travailleurs, et même deux gouverneurs, finlandais.
En 1902, l’immense projet fut achevé, le Chemin de fer transsibérien, long de quelque 10 000 kilomètres. On a fait remarquer dans la discussion aujourd’hui que la construction d’une voie ferrée jusqu’au détroit de Béring serait très difficile. Gardons à l’esprit que le Transsibérien fut construit il y a plus de 100 ans, à l’aide des technologies de l’époque. Par conséquent, je pense qu’il s’agit maintenant d’une question de volonté politique, et d’allocation budgétaire, si on veut réaliser ce type de projets qui peuvent paraître un peu futuristes.
Pour ce qui est du système ferroviaire eurasiatique actuel : il existe plusieurs corridors dans la partie nord de l’Eurasie, où le trafic fonctionne plus ou moins normalement. La route la plus septentrionale est le Transsibérien entre Moscou et Vladivostock, achevé en 2002.
C’est un corridor à deux voies complètement électrifié, et informatisé aussi entre-temps, de sorte que, lorsque les conteneurs sont transportés d’Europe en Asie, et inversement, les clients savent toujours où se trouvent leur fret. Je crois que c’est en 2004-2006 qu’il y a eu un accroissement extraordinaire du trafic de conteneurs le long de ce Transsibérien. Puis, soudain, la Société du rail russe a augmenté ses tarifs, rendant plus compétitives les voies maritimes, et le trafic chuta à près de zéro. Depuis qu’elle a rebaissé les tarifs, le trafic reprend.
J’ai eu l’occasion de me trouver à Lianyungang, une ville portuaire chinoise, et aussi à Shanghai, en 2002, lors de la célébration du dixième anniversaire d’une ligne ferroviaire que les Chinois appellent le Corridor de transport euro-asiatique. C’était une très bonne idée d’ouvrir une route ferroviaire reliant l’est de la Chine à l’Europe occidentale, de Lianyungang à Rotterdam. Il y avait quelque 200 invités à cette célébration. J’étais le seul Européen, et je me trouvais là parce que je travaillais sur cette question de ligne ferroviaire eurasiatique à Copenhague ; il n’y avait aucun représentant de Rotterdam ni des Pays-Bas. L’explication ? Ce corridor « ne marche pas ».
Pourquoi ? Il ne marche pas, donc il ne serait pas réalisable techniquement. L’un des problèmes, c’est qu’il y a tant de frontières à traverser. Mais ce n’est pas un grand problème ; à la frontière entre la Russie et la Finlande, les trains mettent, tout au plus, une heure pour traverser la frontière. Il y a aussi tant de cultures différentes et de nombreux pays où l’administration ne travaille pas toujours légalement. Il y a la corruption, des systèmes bureaucratiques, etc. Effectivement, il n’a pas été possible de le réaliser.
Plus récemment, en dehors de ce Transsibérien, qui marche très bien, on a travaillé, dans le nord du continent eurasiatique, sur d’autres voies de transport ferroviaire plus ou moins rapides. L’une part de la Finlande, traverse la Russie jusqu’à Manchouli, à la frontière russo-chinoise, et continue vers Tianjing, Pékin et d’autres villes chinoises. Nous avons fait quelques essais de trains et ça marche relativement bien. Je crois qu’il faut environ 12 jours de Helsinki à Tianjing, soit un tiers du temps mis par un navire, à un prix plus ou moins égal. Mais la ligne est encore au stade des essais, elle n’accueille pas de trafic régulier.
Il existe une alternative, qui marche en principe, mais pas si bien dans la pratique : un corridor de la Russie à la Chine, via la Mongolie.
L’option la plus intéressante et passionnante, à mon avis, est le projet d’ouvrir une « route de la soie ferrée » reliant la péninsule coréenne à l’Europe. C’est une idée que le président sudcoréen Kim Dae-jung avait proposée en 2000, lors de sa rencontre avec le dirigeant nordcoréen Kim Jong-il à Pyongyang. Les deux dirigeants se sont mis d’accord sur une coopération destinée à ouvrir la péninsule coréenne au trafic ferroviaire, en la reliant au Transsibérien et aux corridors ferroviaires chinois.
Après ce sommet de 2000, des progrès concrets ont été enregistrés. Mais vous vous rappellerez que la prétendue controverse nucléaire nordcoréenne a éclaté en octobre 2002, gelant la plupart des axiomes de la « politique du rayon du soleil ». Cependant, la Corée du Sud insista auprès des Etats-Unis sur la nécessité de poursuivre ce projet ferroviaire. Et, aussi étonnant qu’il soit, en juin 2003, deux corridors ferroviaires furent ouverts entre les deux Etats coréens, traversant la zone démilitarisée, soit la frontière qui passe pour être la plus étroitement gardée au monde. (...)
Les cérémonies d’ouverture furent, malheureusement, très peu remarquées, si bien que les ingénieurs nord et sud-coréens se sont contentés de souder les rails. Or, symboliquement, c’était un grand pas en avant. Alors que les médias du monde couvrent régulièrement toutes les nouvelles négatives en provenance de Corée, lorsqu’il se produit quelque chose de positif, la presse occidentale n’en parle pas. Après cela, il y eut une pause. L’un des obstacles les plus importants fut l’essai nucléaire nord-coréen, en octobre dernier. Puis, soudainement, la politique américaine envers la Corée a changé, pour plusieurs raisons, je pense.
L’un des facteurs de la tournure plus positive du processus, à mon avis, est le fait que le secrétaire d’Etat adjoint, Christopher Hill, ait été nommé envoyé spécial des Etats-Unis aux Entretiens à six, visant à s’attaquer au problème nucléaire. Ces entretiens furent élargis à la coopération économique, y compris, au moins indirectement, la coopération ferroviaire.
Je prendrai maintenant quelques minutes pour vous expliquer la situation actuelle du projet de route de la soie ferroviaire. On le décrit souvent comme une ligne entre Pusan et Paris, et je crois que même M. LaRouche utilise ce concept. Nous, en Finlande et dans les pays nordiques, soulignons toujours qu’il existe une autre ligne principale allant dans le nord de l’Europe. Je crois qu’il existe aussi un projet de l’Union internationale des chemins de fer pour un corridor ferroviaire partant de Chine, traversant la Russie, la Finlande et la Suède jusqu’en Norvège ; là, à partir du port de Narvik, commencerait un corridor de transport multimodal allant jusqu’à la côte orientale de l’Amérique du Nord.
Un autre petit pas que nous devrions entreprendre avant même l’intégration des rails nord et sud-coréens serait important pour la réalisation de la route de la soie ferroviaire : à quelque 50 km de la frontière russo-nord-coréenne se trouve un port situé en Corée du Nord, qui s’appelle Najin. Ce port est desservi par un rail, du même écartement de voies que la Russie et la Finlande, du temps où elle faisait partie de la Russie impériale. (...)
En ce moment, la Corée du Nord, la Corée du Sud et la Russie négocient l’ouverture au trafic du port de Najin, pour le relier au Transsibérien. On estime entre 5 et 7 milliards de dollars les coûts pour relier le réseau ferré coréen au Transsibérien, ces fonds servant surtout à moderniser le système nord-coréen, ce qui devrait prendre entre cinq et sept ans. Ce premier pas vers l’ouverture de la première partie de la route de la soie ferrée n’est pas bon marché, mais une autre estimation que j’ai vue le met à environ 2 milliards de dollars, en un an ou deux.
C’est très, très prometteur et on verra ce qu’il advient de ce projet. Le Transsibérien de Moscou à Vladivostok fait 9228 km, et s’il s’étend jusqu’à Pusan, le port situé à l’extrême sud de la Corée du Sud et l’un des plus grands ports de conteneurs au monde. Le corridor ferait environ 12 000 km de long. C’est encore plus long que la route traversant la Chine avec les corridors que j’ai mentionnés : Manchouli, Mongolie, puis le Transchinois jusqu’au Kazakhstan, et de là, vers diverses destinations en Europe.
Lorsque Pyongyang et Séoul se mettront d’accord sur le transit des trains par la Corée du Nord, pour atteindre la Russie et la Chine, le contrôle à la frontière ne sera sans doute pas trop lourd. Pour le Transsibérien, après le départ de Pusan, la prochaine frontière à franchir est celle avec la Russie, qui sera probablement relativement flexible. Pour traverser les Corées, il faudra environ deux jours. De la frontière jusqu’à Moscou, il faudra, je crois, neuf jours. Si, de là, la destination est la Finlande, on peut réaliser tout le trajet Pusan-Helsinki en deux semaines environ, soit un tiers du temps nécessaire par voie maritime.
C’est donc une option attractive, et sans doute compétitive de surcroît. Il existe aussi d’autres projets pour le trafic maritime, qui est en hausse. L’une des principales raisons, c’est que les importations chinoises demandent de plus en plus de navires porte-conteneurs, tandis que les ports connaissent des encombrements dans diverses parties du monde. Les trains sont aussi très compétitifs car ils peuvent rouler dans toutes sortes de conditions météorologiques.
Même s’il fait - 40 en Sibérie, avec de la glace et des tempêtes de neige, les trains roulent, et aujourd’hui, ils sont même ponctuels. Si le client sait que le train va partir de Vladivostock tel ou tel jour, il sait qu’il sera à Helsinki, ou ailleurs, tel ou tel autre jour à 17 heures. En outre, avec la surveillance par satellite, le client peut savoir à tout moment où se trouve le conteneur.
Pour vous donner un dernier exemple illustrant cette approche, je dirais prodigieuse, de la route de la soie ferrée entre la Corée et l’Europe : certaines sociétés pétrolières russes, actives dans l’extrême orient du pays, pourraient utiliser avec profit une raffinerie du port de Najin, si elle est réactivée. Elles estiment que la production de pétrole raffiné à Najin pourrait atteindre six millions de tonnes par an. Ce pétrole serait alors transporté par le Transsibérien, jusqu’à diverses destinations d’Europe occidentale. Les experts estiment que le volume du pétrole transporté s’élèverait à 200 000 conteneurs EVP (conteneur standardisé de vingt pieds) par an.
Pour mettre en perspective ces 200 000 EVP, je crois que la capacité annuelle actuelle du Transsibérien est d’environ 450 000 conteneurs, et de 150 000 à l’apogée des capacités du réseau de transport, en 2004. Il s’agit donc d’une forte augmentation.
Je ne suis pas expert en logistique, je suis plutôt dans l’économie politique, mais une des règles de la logistique veut que la distance la plus courte ne soit pas forcément la plus facilement réalisable, ni la plus rapide, ni même la moins chère. Prenons l’exemple de la Finlande : la plupart du trafic, qui représentait quelque 150 000 EVP en 2004, traversait la frontière entre la Russie et la Finlande. Les exportations et le fret provenaient surtout de Corée du Sud et de Chine, de Shanghai et Pusan, notamment des produits électroniques. Ils étaient transportés par mer jusqu’à Vladivostock, et de là par train jusqu’en Finlande. Les entreprises finlandaises livraient alors les produits au marché russe. C’était la combinaison la plus rentable. Après la hausse des tarifs, ce n’est plus le cas ; les mêmes produits arrivent en Finlande par bateau.
Sur le plan politique, je crois que si le trafic ferroviaire reprend sur la péninsule coréenne, cela permettra de restaurer la confiance. En mai dernier, le premier train-test a franchi la frontière pour la première fois en 56 ans. Le 2 octobre, le président sud-coréen Roh Moo-Hyun se rendra dans le nord en visite officielle. Il a exprimé l’espoir de pouvoir faire ce voyage en train, et s’il le peut, je pense que ce serait un signe symbolique très fort de la possibilité de résoudre l’impasse coréenne.
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