« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Jean-Pierre Gérard
19 juin 2015
Depuis pratiquement 1970, je m’occupe de l’industrie, tout d’abord dans l’administration comme rapporteur général de la commission de l’Industrie du septième plan, puis par la suite dans les grandes entreprises. En 1994, Philippe Séguin, alors président de l’Assemblée nationale, me propose de me nommer au Conseil de la politique monétaire.
Mon intervention est axée sur trois idées simples, malheureusement peu ou pas partagées.
— En premier lieu, l’Etat gaspille les ressources financières de la nation dans ses interventions publiques. Ceci entraîne une raréfaction des ressources financières pour des activités plus productives, dans l’industrie surtout et dans l’agriculture.
— Cela doit nous conduire à une nouvelle approche des programmes d’infrastructures.
— Il faut viser au maximum à améliorer la profitabilité économique des infrastructures et interventions publiques dans l’économie.
Lorsque j’étudiais l’économie, à l’Institut d’études politiques, nous apprenions dans le manuel de Samuelson, professeur d’économie américain, qui sera prix Nobel ultérieurement. Il y était expliqué les principes keynésiens du multiplicateur et de l’accélérateur d’investissement. J’avais été pourtant très surpris que l’on nous fasse apprendre que la nature des travaux ainsi réalisés n’avait finalement aucune importance. En d’autres termes, on pouvait faire des investissements intelligents ou encore creuser des trous et les reboucher, cela devait avoir les mêmes conséquences.
Aujourd’hui, après plus de quarante ans d’expérience, je me méfie au plus haut point de cette affirmation. J’estime inadmissible que l’on puisse promouvoir des programmes d’infrastructures sans en mesurer de manière approfondie et l’utilité réelle et leur profitabilité économique.
A mon sens, les analyses de Keynes étaient largement dépendantes de la situation monétaire de son époque. Le rattachement à l’or était encore une réalité, même si le lien avec les différentes monnaies allait devenir beaucoup plus lâche. La masse monétaire mondiale était bien évidemment freinée. L’idée d’accroître les dépenses publiques avait donc pour effet d’injecter des liquidités. Ce qui, en période de pénurie monétaire comme cela était le cas au lendemain de la guerre, et en raison de l’ampleur des investissements de redressement économique, a incontestablement eu un effet bénéfique sur l’activité. La masse monétaire créée par la dépense publique agissait comme un prêt aux différentes activités économiques qui ne souhaitaient que cela pour repartir. C’est d’ailleurs ce que l’on a constaté, à toutes les périodes de l’histoire.
Notre situation aujourd’hui est profondément différente. Dans le monde, il y a partout un excédent monétaire, fruit de longues années de laxisme monétaire des Etats-Unis, grosso modo entre 1990 et 2007. Puis, devant la crise monétaire venant justement de ces excès, l’ensemble des autorités monétaires américaines et européennes ont continué d’injecter des masses considérables dans des programmes dits de « quantitative easing ».
Il y a aujourd’hui un tel excès monétaire que personne ne sait où investir. Les dépenses collectives, non maîtrisées, s’orientent de plus en plus vers des activités sans rentabilité, et financées uniquement par un accroissement systématique de l’endettement.
L’ensemble des dépenses collectives faites sans rentabilité ont un effet d’éviction dramatique. En reprenant le graphique ci-dessus, on s’aperçoit que le PIB mondial est de l’ordre de 50 000 milliards de dollars, couvert par une capitalisation boursière de l’ordre de 100 000 milliards de dollars. On peut donc raisonnablement estimer qu’il faudrait de l’ordre de 200 000 milliards de dollars pour pouvoir faire tourner l’ensemble de l’économie mondiale sans risque de pénurie monétaire. Il y a donc de l’ordre de 300 000 à 400 000 milliards de dollars qui tournent sur eux-mêmes sans apporter quoi que ce soit à l’économie réelle.
On se trouve donc dans une situation inédite, d’un côté une sphère financière qui tourne sur elle-même, et d’autre part une sphère productive dont les rendements nominaux et réels sont ponctionnés par la sphère financière. Cette ponction s’organise directement au travers de la fiscalité dans la plupart des pays dits industrialisés, mais aussi par l’élimination (le chômage) d’une partie importante des ressources humaines. Ce chômage est attribué généralement à la concurrence des pays à bas coût, mais le différentiel des coûts ne serait pas si élevé, si la ponction faite sur le secteur productif était moindre.
Les masses monétaires, déversées par la Fed, puis par la BCE, ne font qu’aggraver le phénomène. La quasi-totalité des « quantitative easing » va dans le secteur financier sans aucune utilité pour le secteur productif.
Approche micro-économique du rôle des grands programmes d’infrastructures L’approche macro-économique et monétaire dans la situation actuelle ne permet guère de savoir ce qu’il faut faire. En revanche il semble possible de faire une typologie des infrastructures, définies en fonction de leurs objectifs, des moyens et de leur réussite. Les différents plans que nous avons connus ont quasi systématiquement échoué lorsqu’ils visaient à intervenir sur les structures productives. Nous avons quand même constaté quelques exceptions lorsque l’Etat était client ou lorsque les masses financières en jeu dépassaient les capacités des acteurs économiques.
— Les interventions horizontales
— Les plans sectoriels :
Tous ces plans ont été en fait des échecs dramatiques. Tous ont eu comme conséquence de faire disparaître la quasi-totalité des entreprises qui avaient eu parfois des réussites (Bull) spectaculaires, mais dont l’insuffisante rentabilité ne permettait pas de supporter les risques inhérents à toute activité industrielle.
— Les nationalisations
— La politique de clientèle
— Le choix des dirigeants.
A partir du moment où le capital des entreprises appartenait à l’Etat, le choix des dirigeants se portait inévitablement sur l’intelligentsia administrative. Elle connaissait peu la réalité des entreprises et surtout se croyait habilitée à promouvoir des mutations plus justifiées par un souci de communication que par la réalité industrielle.
J’aimerais terminer cet exposé en essayant de comprendre pourquoi les interventions de l’Etat sont presque toujours sources de gaspillage.
— Le programme incontestablement le plus réussi des cinquante dernières années fut le programme électronucléaire. Lancé au cours du septième plan par Valéry Giscard d’Estaing, il était destiné à donner une plus grande indépendance énergétique à notre pays. Cet objectif est atteint, mais un autre objectif moins visible est qu’il introduisit une pression à la baisse sur les prix du pétrole.
Si l’investissement fut extrêmement lourd, le coût de fonctionnement donna un avantage compétitif à notre pays.
— En revanche tous les autres programmes quels qu’ils soient, ont souffert de trois maux récurrents dans l’intervention de l’administration française.
— 1) Le démarrage tardif en raison du conservatisme politique.
Raymond Barre, alors Premier ministre, déclarait que la France avait été obligée de lancer le plan télécommunications, et que seul l’Etat pouvait le faire en raison de l’importance des investissements. C’était oublier un peu vite que dans tous les pays du monde, le téléphone puis les télécommunications se sont développés par le secteur privé. L’équipement téléphonique a coûté cher car c’était un investissement de rattrapage, et le retard était dû à l’administration des PTT.
La même remarque peut être faite pour les autoroutes.
— 2) Le saupoudrage et la complexité
Dans le cadre des interventions sectorielles, deux défauts coexistent :
— 2-1) le saupoudrage
Il était fréquent de constater que certains investissements devaient être partagés entre plusieurs fournisseurs. On aboutissait alors à un accroissement des coûts et surtout à une mauvaise image de marque de l’industrie française.
— 2-2) la complexité
Très fréquemment, les spécifications techniques ne tiennent aucun compte des aspects de marketing. Un exemple tiré de mon expérience personnelle : en 1988, l’ONERA et une société américaine développaient un détecteur de foudre. L’ONERA avait mis au point un appareil d’excellente qualité, en tout point supérieur à l’appareil américain. Seules difficultés, son coût était le double de l’appareil américain, et la sortie en production avait été faite deux ans avant. Il en était résulté que même imparfait, c’est l’appareil américain qui a équipé les stations Météorage de Météo France. Ces appareils ont été améliorés par la suite alors que les appareils français n’ont pas vu le jour.
— Tout investissement ayant réussi doit être poursuivi partout.
Un des comportements les plus fréquents du monde politique français est de vouloir copier ce qui a réussi ailleurs, ou de vouloir s’équiper à tout prix de ce qui est perçu comme une vitrine très positive de son action. Je donnerai ici un exemple : le TGV. Les premiers TGV ont été un indéniable succès. Les raisons de l’investissement sur la ligne Paris-Méditerranée sont parfaitement connues, et peuvent s’expliquer par la nécessité de construire de nouvelles lignes en raison des étranglements à la sortie de Paris, et surtout en raison des populations drainées. Paris, Lyon et Marseille représentent le tiers de la population française. Devant le succès, chacun voulut son TGV. D’abord l’Ouest, mais avec une population desservie beaucoup plus limitée. Puis l’Est qui est devenu carrément déficitaire. Depuis plus de dix ans, le succès technique et commercial s’est transformé en machine à perdre.
En guise de conclusion, vous aurez compris que je ne suis pas très favorable à l’intrusion idéologique de l’Etat dans le domaine économique, non pas qu’il ne puisse avoir un rôle essentiel. Je pense cependant que l’Etat doit intervenir lorsque les montants en jeu sont hors de portée d’investisseurs privés, ou que le développement de nouveaux produits mettrait en cause la survie de l’entreprise (en d’autres termes qu’elle ne puisse pas supporter un éventuel échec) c’est dans ce cadre que nous avons dû développer, et avec succès, l’aéronautique française.
Le tunnel sous la Manche aurait dû typiquement être financé par des financements publics au moins partiels. Il était certain que les risques étaient importants, il était également certain que ce tunnel allait modifier pour plus de cent ans les relations économiques franco-britanniques et que la rentabilité devait pouvoir se calculer non pas un horizon industriel de dix ou vingt ans, mais sur un horizon de cent ans.
Paradoxalement et sous l’influence de Mme Thatcher, ce fut le seul grand investissement qui aurait justifié un investissement public et qui a été financé par le secteur privé.
Il est impossible pour les pouvoirs publics de définir a priori les besoins d’une société complexe. Le premier plan avait défini les besoins essentiels pour la reconstruction de la France. Mais dès le sixième et plus encore pour le septième plan, nous avons été obligés d’abandonner la notion d’une planification autoritaire au profit d’une planification incitative. Je pense qu’aujourd’hui il faut redonner une liberté économique beaucoup plus grande. Tant que l’Etat et les collectivités publiques s’engageront dans des activités à rentabilité nulle voire négative, l’ensemble du secteur économique privé ne pourra avoir aucun dynamisme. Obligé de prendre en charge la rentabilité de ses propres investissements, il devra en plus supporter les rentabilités de plus en plus négatives des activités du secteur public.