« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Jean Jaurès - nourrir la politique par l’art et la science

Maëlle Mercier

19 juin 2015

Bonjour,

Nous sommes un groupe de jeunes militants ayant étudié Jean Jaurès à la lumière du défi d’aujourd’hui, par rapport au moment décisif du XXe siècle où non seulement il fut assassiné, mais où l’humanité se mit à basculer dans une nouvelle barbarie – celle des tranchées et des idéologies.

Mesdames, Messieurs,

Pourquoi sommes-nous donc réunis aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est à l’origine de cet élan des BRICS pour un nouveau paradigme, de ces projets d’infrastructures, bien réels, qui se répandent à travers le monde comme une traînée de poudre ?

Eh bien, ce n’est ni plus ni moins qu’une idée. Une toute petite idée qui pour aussi infinitésimale soit-elle, est en train de soulever des hommes, déplacer des montagnes et bientôt même changer l’univers (Nouvelle route de la soie spatiale et programme lunaire !).

Cette idée, pourtant, n’aurait jamais pu germer dans les esprits pragmatiques, dans des esprits « réalistes » comme sont ceux de nos dirigeants occidentaux. Pourquoi ? Parce qu’ils sont programmés pour raisonner en fonction d’un système donné, avec sa géopolitique, ses dettes, ses contrats, ses rapports de force dominants/dominés ; parce qu’ils ne raisonnent qu’en fonction de ce qu’ils voient, de ce qui existe déjà ou de ce qui est déjà passé.

Sans l’imagination, sans le pouvoir de l’esprit, donc, sans sa capacité à nous transporter au-delà du présent et de la matière, le futur est condamné.

L’enjeu pour notre civilisation est donc de lui rendre sa part d’idéal, d’infini. Une chose bien difficile dans cette contre-culture matérialiste, violente, sexuelle, où l’homme est réduit à l’état animal, seulement déterminé par ses passions et ses sens. Et en particulier ici, dans le pays du doute cartésien qu’est la France, où la seule alternative à cette animalisation n’est pas « l’idéal » mais la prison impuissante de l’abstraction mathématique et de l’analyse (les Français, c’est bien connu, râlent, commentent, mais ne font rien) ! Bref, pour rendre à l’homme sa pleine humanité et lui redonner sa capacité à transformer et créer les conditions de l’avenir, il faut harmoniser ses émotions et sa raison, et recréer sa faculté d’imagination.

Si c’est le rôle de l’art (ce que développa admirablement Friedrich Schiller), de la philosophie et de la science (Leibniz), cela peut-il être porté par la politique ?

Oui. Et j’en veux pour preuve le combat philosophique de Jean Jaurès, qui fut justement inspiré par Leibniz et Schiller.

Jean Jaurès, on le sait, fut assassiné pour avoir tenté d’empêcher la Première Guerre mondiale. Cette guerre vit se déchirer de grandes puissances justement parce qu’elles étaient, comme aujourd’hui, sur le point de former une nouvelle alliance, un nouveau modèle pour la paix par le progrès et parce que l’Empire britannique y voyait là un danger. Ainsi, la France, la Russie et l’Allemagne, grâce à certaines élites dont Gabriel Hanotaux ou Sergueï Witte, avaient jeté, via le projet du Transsibérien et plus tôt le Berlin-Bagdad, les premières bases des Nouvelles routes de la soie...

Pourtant, des nuages sombres pointent à l’horizon, qui s’arrêteront un moment sur la France, avant de s’étendre, plus tard dans les années 1930, jusqu’en Italie et en Allemagne. Ce sont les mêmes nuages que ceux dont Jaurès dira : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme les nuées portent l’orage…  »

Jaurès est né en 1859, année qui a vu paraître De l’origine des espèces. Dans cet essai, le britannique Charles Darwin développe la fameuse doctrine de l’évolution. Mais cette théorie de la survie du plus apte n’est-elle pas la parfaite justification du principe oligarchique de triage social, si cher au libéralisme et au malthusianisme anglais ? Or, juste avant lui, c’était Gobineau, un Français, qui publiait l’Essai sur l’inégalité des races humaines.

Ainsi depuis la fin du XIXe siècle, une mode se développe dans les cercles distingués et intellectuels français : identifier des « races » selon leurs traits morphologiques. C’est ainsi que l’anthropologue de gauche Vacher de Lapouge, qui mesure les crânes pour justifier les thèses de son livre L’Aryen, son rôle social, fournit déjà les arguments pour le nazisme :

Il n’y a pas de droits de l’homme, pas plus de que de droits du tatou (…) ou du bœuf qui se mange. Il n’y a que des forces. Fraternité soit, mais malheur aux vaincus ! La vie ne se maintient que par la mort. Pour vivre il faut manger, tuer pour manger.

Quel est le point commun à toutes ces doctrines qui fournissent le parfait terreau pour l’antisémitisme et l’esprit revanchard anti-allemand qui vont se développer en France ? Une vision figée et matérielle de l’homme, caractérisé uniquement par son corps, sa matière organique, son rapport physique au monde, un monde lui-même devenu arbitraire. La négation de l’esprit humain donc, de sa capacité à changer, découvrir, créer, se transcender.

Le tout aggravé par le règne du positivisme, cette doctrine d’Auguste Comte qui découpe l’histoire en âges prédéterminés, niant de fait le rôle de la volonté humaine et des idées : il y a les deux âges naïfs, l’âge théologique du Moyen-âge et l’âge métaphysique de la Renaissance, et il y a l’âge rationnel moderne : l’âge positiviste, où règne enfin la soi-disant science héritée des Lumières.

Cette science objective aurait enfin compris, depuis Newton et Descartes, que le monde est totalement soumis à la matière, qu’il n’a pas de sens, pas de Dieu, pas d’unité et qu’étant chaotique, on ne peut l’appréhender que par approximation, en ne se basant que sur la constatation des faits accumulés grâce à la seule perception de nos sens. Bref, puisque les idées n’existent pas et qu’on ne peut donc accéder aux causes des choses, on est incapable d’aucune découverte (même pas celle de la gravitation universelle, par nature invisible à nos sens !) et on ne peut changer le monde.

Les partis ouvriers et l’entourage politique de Jaurès en feront gravement les frais. Un comble pour des partis de gauches révolutionnaires ! Pour Jules Ferry par exemple, celui qu’on loue pourtant (d’autant plus aujourd’hui) pour sa défense de l’école laïque :

On ne se révolte pas contre ce qui est ; on ne substitue pas, dans la pratique sociale, ce qui pourrait être à ce qui est. La concentration des capitaux est un fait certain (…) ; on n’engage pas contre cette tendance générale, qui opère à la façon d’une force mécanique, une lutte impossible et dérisoire. (La Philosophie positive, 1867)

Pareil pour les marxistes : parce qu’ils défendent une conception matérialiste de l’Histoire et que celle-ci a selon eux sa logique propre, ils condamnent de fait l’individu et le prolétariat à n’être que les objets de forces et de luttes de classes qui les dépassent.

Dans ces conditions le progrès est tout aussi impossible que férocement rejeté. Au point qu’en 1911, les proches de Maurras, d’extrême droite, et de Georges Sorel, lui-même marxiste, diront en France :

Pour sauver la civilisation, la première bête à tuer est la croyance dans le progrès, dans cet optimisme (...) qui ont engendré la sinistre farce de [la Révolution française] de 1789.

Difficile, dans ces conditions d’envisager une autre issue que la lutte pour un espace vital de tous contre tous ! Et cela doit nous faire réfléchir quand on songe aux mythes si politiquement corrects d’aujourd’hui, niant la création de ressources nouvelles par la promotion de la décroissance et d’énergies vertes.

C’est donc au nom du progrès, et pour rendre au monde et à l’homme leur droit à l’infini, leur capacité à créer et engendrer des idées pour permettre l’avenir, que Jaurès mènera son combat politique et philosophique contre les débuts du fascisme. Il soutiendra une thèse de philosophie, De la réalité du monde sensible, sous la direction d’un Leibnizien, pour dénoncer deux extrêmes : les positivistes et les matérialistes d’une part, et les purs idéalistes ou les formalistes de l’autre, qui, condamnant le réel à n’être qu’une vaine illusion ou la simple « sécheresse d’une construction logique », sont tout aussi dangereux. Son objectif sera de montrer le caractère non pas idéologique du progrès mais son caractère scientifique, comme faisant partie intrinsèque de la nature et de la nature humaine. Il prouvera qu’il y a une interaction permanente entre vivant et pensant, entre les idées et les choses, permettant une création constante de formes toujours supérieures d’existence.

Ainsi pour Jaurès :

Pour tous les vivants, à quelque période de l’univers qu’ils apparaissent, le problème de l’infini se pose tout entier ». « La somme de mouvements qui sont dans le monde [est] un infini agissant où la mathématique n’a rien à voir. Il ne faut pas considérer l’univers, avec ses mouvements et ses énergies, comme un budget inépuisable (...). Ici, ce ne sont pas les ressources qui mesurent les dépenses, c’est bien plutôt l’infinité même de l’œuvre à accomplir qui suscite l’infinité correspondante des ressources.

N’en déplaise aux tenants de l’austérité budgétaire qui règnent aujourd’hui à Washington ou Bruxelles !

Cela sera parfaitement cohérent avec son combat politique et parlementaire selon lequel : « Tout individu à droit à l’entière croissance, Il a donc le droit d’exiger de l’humanité tout ce qui peut seconder son effort.  » (Le Socialisme et la vie, 1901)

Et en effet Jaurès défendra, contre le capitalisme et l’usure financière, l’idée de crédit national, de banque publique émettrice de monnaie au service des besoins productifs futurs de la nation, qui sera ensuite mise en application sous les Trente glorieuses.

Je voudrais que nous nous arrêtions sur un passage de sa thèse, très polémique d’un point de vue philosophique, mais fondamental. Il s’agit du début du chapitre 3 où après être descendu, couche après couche, des molécules jusqu’aux plus petits atomes, dans l’infiniment petit de la matière, il conclut :

La science elle-même, en cherchant le support du mouvement matériel et l’élément dernier de la matière, nous a conduit jusqu’à une réalité qui n’a plus rien de matériel, qui n’est plus perceptible aux sens, qui n’existe plus que pour la pensée.

Et comparant son exploration à celle de Virgile et de Dante, qui, bien qu’ayant pris une autre route pour sortir des profondeurs de l’enfer, retrouvèrent à nouveau les étoiles (…) Jaurès poursuit :

Guidés par la science, nous sommes descendus toujours plus avant, toujours plus bas dans les profondeurs de la matière ; et là aussi, de ces abîmes redoutables où nous pouvions nous demander si tout n’allait pas se dissoudre en fatalité aveugle, nous avons trouvé des superpositions de mouvements, des cercles et des tourbillons : et à l’ouverture opposée de ces abîmes, nous aussi nous revoyons les étoiles.

Permettez-moi maintenant un petit détour auprès du grand physicien Max Planck à qui on doit la découverte du quantum. Voilà ce qu’il déclara à la fin de sa vie dans les années 1930, alors que la conception matérialiste et utilitariste de l’homme allait arriver à son apogée en Allemagne, avec les horreurs qu’on a connues :

En tant que physicien qui consacra sa vie entière à une science sobre, l’étude de la matière, je suis assurément libre de toute forme de soupçon qui pourrait faire de moi un fanatique. Et donc je dis au sujet de mes recherches sur l’atome, qu’il n’y a pas de matière en soi. Toute matière ne surgit et n’existe que grâce à une force qui met en mouvement les particules atomiques et les maintient ensemble, comme les systèmes solaires les plus minuscules de l’univers. Mais comme il n’y a ni force intelligente, ni aucune force extérieure dans l’ensemble de l’univers, nous devons postuler une science consciente, un esprit intelligent derrière cette force. L’esprit est la base de la matière.

En fait, si l’on y réfléchit bien, il est un paradoxe qui nous entoure en permanence, et que Jaurès ne manquera pas d’utiliser lors d’un débat contre le gendre de Marx, Paul Lafargues, débat connu sous le nom de « Matérialisme et idéalisme dans la conception de l’histoire » : Comment notre cerveau lui-même pourrait-il engendrer des idées nouvelles, des percées scientifiques, si les origines de ces idées ne se trouvaient que dans les rouages mécaniques de la matière, réaction chimique après réaction chimique ?

Et Jaurès de poursuivre :

Si je prononce en ce moment des paroles, c’est bien parce que l’idée que j’exprime en cette minute a été longuement amenée par une idée antérieure et par toute la suite des idées antérieures. Mais c’est aussi parce que je veux réaliser dans l’avenir que je vois devant moi, un but, une intention, une fin ; en sorte que ma pensée présente, en même temps qu’elle est déterminée par la série des pensées antérieures, semble provoquée par une idée d’avenir. Or il en de même dans l’histoire et en même temps que vous pouvez expliquer tous les phénomènes historiques par la pure évolution économique, vous pouvez les expliquer aussi par le désir inquiet, permanent, que l’humanité a d’une forme supérieure d’existence. Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de justice et de droit et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation.

Les idées ne sont pas des conventions sociales, de pures inventions du cerveau ou de la société humaine. Elles ne sont pas non plus des entités détachées du monde réel. Elles sont « naturelles » en ce sens que l’univers, pour ses propres besoins, pour continuer son œuvre de création du monde, les génère en passant par l’esprit humain.

Or quelle est cette idée qui est à l’origine du mouvement des BRICS et de la Nouvelle route de la soie ? Cette idée, c’est le progrès ; le progrès franchissant les frontières du connu. Et comment sera-t-il assuré ? Par la créativité et la découverte humaine mutuellement assurées. L’univers a besoin de la pensée pour continuer son travail de création.

Nous avons absolument besoin de réussir le combat de Jaurès sinon, encore une fois, l’humanité s’anéantira et anéantira le monde.

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