« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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19 novembre 2022
Osons le dire, il ne peut y avoir d’art authentique qui n’ait une dimension scientifique comme il ne peut avoir de science authentique sans une dimension artistique. Mais comment, concrètement, est-ce possible ? Voici, dans cette création par l’auteur des « Principes non-mathématiques de la science », une première tentative pour rendre tangible cette question.
Shakespeare et la relativité
Personnages : Mathieu, acteur de théâtre Pierre, scientifique
(Obscurité. Projection du portait de Shakespeare qui réapparaîtra par la suite à chaque monologue. Lumière sur le pupitre. MATHIEU s’avance)
MATHIEU. –(lit le Prologue d’Henri V)
« LE CHŒUR. Oh ! Je voudrais une muse de feu, qui s’élèverait Au ciel le plus radieux de l’imagination Un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs, Et des monarques pour contempler la scène majestueuse. Alors le belliqueux Harry, sous son vrai jour, Aurait le port de Mars, et à ses talons (En laisse comme des limiers), Famine, Glaive, et Feu Quémanderaient du service. Mais, doux amis, pardonnez à ces esprits frustes, terre à terre, qui ont osé Porter sur ce tréteau indigne Un aussi grand sujet. Cette arène pour combats de coqs peut-elle contenir Les vastes champs de France ? Ou pouvons-nous faire entrer Dans ce O de bois les casques Qui semaient l’effroi dans l’air d’Azincourt ? Oh ! Pardonnez : puisqu’un chiffre tout rond peut, Placé en queue, signifier un million, Souffrez que nous, qui sommes des zéros à côté de ce grand nombre, Travaillions sur les forces de votre imagination. Supposez que dans l’enceinte de ces murs Sont maintenant enfermées deux puissantes monarchies, Dont les fronts altiers dressés l’un contre l’autre Sont séparés par l’océan étroit et périlleux. Suppléez à nos imperfections par vos pensées : Divisez chaque soldat en mille, Et créez une armée imaginaire. Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez Imprimer leurs fiers sabots dans le sol qui les porte. Car c’est à vos pensées maintenant d’équiper nos rois, De les porter ici et là, franchissant les époques, Resserrant les exploits de tant d’années En une heure de sablier ; afin de vous aider, Confiez-moi le rôle du Chœur dans cette histoire ; Tel un prologue, je prie votre humble patience D’écouter, de juger notre pièce avec bienveillance. »
(Eclairage de la scène. PIERRE est assis à une table. Portrait d’Einstein avec son violon)
PIERRE. –Albert Einstein disait que l’imagination est plus importante que le savoir. Alors bien sûr, ce qu’il appelle « le savoir », c’est l’ensemble des théories admises par la communauté scientifique et enseignées aux étudiants. On peut aussi appeler cela « la science établie ». Il arrive parfois que des événements nouveaux dans le monde réel contredisent soudain la science établie. Pour un scientifique, c’est le moment le plus intéressant, parce qu’il y a là une découverte à faire. C’est le moment de changer sa manière de penser. Le problème qui agace beaucoup d’étudiants, c’est qu’on leur enseigne la science établie, mais jamais la manière de faire des découvertes. Au fait, l’art de la découverte pourrait-il vraiment être enseigné ? C’est ici qu’intervient cette mystérieuse faculté d’imagination dont parlait Einstein. D’habitude on pense que l’imagination c’est plutôt le domaine des artistes, mais ici c’est un scientifique qui nous en parle. Il est vrai qu’Einstein fréquentait beaucoup les artistes, et qu’il jouait du violon… Gardons cela en mémoire. Il y a quelques instants, vous avez entendu le prologue de la pièce Henri V de Shakespeare : le personnage du Chœur sollicite notre imagination avec beaucoup d’insistance. Si vous y faites attention, vous vous rendrez compte que cette pièce est ambiguë de la première à la dernière ligne. D’un côté, elle semble faire un éloge vibrant du roi qui a relancé la Guerre de cent ans. D’un autre côté, cet éloge est contrebalancé par toute une série d’indices. Par exemple, le dernier acte célèbre apparemment la réussite totale du vainqueur d’Azincourt, mais les dernières lignes de l’épilogue nous rappellent ironiquement que son héritage sera réduit en poussière par la suite… Imaginez donc que ce qui est représenté – ce que vous voyez et entendez – pourrait ne pas être la réalité.
MATHIEU. –Attends. Je ne suis pas sûr de te suivre. Y a-t-il un rapport entre l’imagination de l’artiste et celle du scientifique, ou s’agit-il de deux choses différentes ?
PIERRE. –Pour un artiste comme Shakespeare la question ne se pose pas : en bon héritier des humanistes comme Erasme de Rotterdam, Thomas More et François Rabelais, Shakespeare n’était pas simplement un artiste mais surtout un penseur universel : il n’était pas étranger au débat scientifique de son époque. Quant au scientifique, voici une citation révélatrice d’Einstein : « La découverte de la relativité restreinte m’est arrivée par intuition, et la musique était la force motrice derrière cette intuition. Ma découverte est le résultat de la perception musicale. » C’est donc l’art (la musique dans le cas d’Einstein) qui alimente l’imagination créatrice du scientifique ! Pour développer sa théorie de la relativité, Einstein a dû rejeter les notions d’espace absolu et de temps absolus, que toute la science postulait avant lui. Depuis, les scientifiques ont reconnu que le temps et l’espace ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Mais pour simplement nous représenter cette théorie, il nous faut beaucoup d’imagination. Commençons par le temps. C’est plus facile car la science-fiction nous a habitué à l’idée que le temps ne s’écoule pas à la même vitesse pour un observateur qui reste sur Terre et un autre qui voyage dans un vaisseau spatial. Par exemple, dans le film Interstellar, celui qui reste sur Terre voit passer plusieurs années, alors que celui qui se rapproche d’un trou noir, vieillit seulement de quelques heures. Mais ceci contredit notre expérience quotidienne : si la montre de mon poignet et l’horloge de mon salon indiquent la même heure lorsque je quitte ma maison, je m’attends à ce que cela soit encore vrai quand je reviendrai. Avant Einstein, qui aurait pu imaginer qu’il en soit autrement ?
MATHIEU. –« (…) Car c’est à vos pensées maintenant d’équiper nos rois, De les porter ici et là, franchissant les époques, Resserrant les exploits de tant d’années En une heure de sablier (…) »
PIERRE. –Eh oui ! Les poètes savaient contracter le temps depuis des siècles. Je ne veux évidemment pas dire que Shakespeare a découvert la théorie de la relativité avant Einstein. Ce serait absurde. Mais l’idée que le temps n’est pas absolu, n’est pas seulement une idée scientifique : c’est aussi une idée poétique et philosophique. Passons à l’espace. Selon la relativité, l’espace n’est pas un décor fixe dans lequel évoluent des objets, mais il peut être soumis à des déformations. Ce n’est pas facile à imaginer : on conçoit que des corps puissent se déformer quand ils subissent des contraintes, mais qu’il puisse en être de même pour l’espace vide qui les contient semble moins évident.
MATHIEU. –« Supposez que dans l’enceinte de ces murs Sont maintenant enfermées deux puissantes monarchies, Dont les fronts altiers dressés l’un contre l’autre Sont séparés par l’océan étroit et périlleux. »
PIERRE. –La magie du théâtre peut donc également contracter l’espace… Ou du moins le théâtre d’un révolutionnaire comme Shakespeare. Car vous aurez remarqué que Shakespeare ne s’embarrasse pas des fameuses trois unités aristotéliciennes : unité de lieu, unité de temps, et unité d’action. Il viole allègrement ces règles et le revendique dans ce prologue d’Henri V. Certains ici pourraient dire que les trois unités servent à rendre les pièces plus « réalistes » pour le spectateur. Voyez les pièces de Racine, par exemple, notre champion des trois unités. N’a-t-on pas dit que Racine dépeint les hommes non pas tels qu’ils devraient être, mais tels qu’ils sont réellement ? Inversement, faudra-t-il alors qualifier le théâtre de Shakespeare d’« invraisemblable » ? Mais au fait, qu’est-ce que la « réalité » ? Comment peut-on la connaître et la représenter ? Ceci nous conduit vers une grande polémique qui agitait le monde scientifique à l’époque de Shakespeare. Certains disaient qu’il fallait partir des vérités énoncées par Aristote et en déduire les lois de l’univers. Depuis la Renaissance, cette approche avait apparemment pris du plomb dans l’aile. D’autres considéraient que nous ne connaissons la réalité que par le témoignage de nos sens, c’est-à-dire par ce que nous pouvons voir, entendre, toucher, sentir. Il fallait pour eux s’en tenir à l’observation directe des phénomènes de la nature.
MATHIEU. –Mais il me semble que cette question imprègne aussi toute l’œuvre de Shakespeare. Je pense en particulier à la scène où MacBeth s’apprête à tuer le roi Duncan. Au premier acte, Macbeth a rencontré des sorcières qui lui ont dit qu’il serait un jour le roi d’Ecosse. Il décide alors de tuer Duncan pour prendre sa place. (Obscurité. Lumière sur le pupitre. MATHIEU s’avance avec un poignard et une chandelle allumée)
(Macbeth, Acte II, Scène 1)
« MACBETH. (…) Est-ce un poignard que je vois devant moi, La poignée tournée vers ma main ? Viens, que je te saisisse… Je ne te tiens pas, et cependant je te vois toujours. Fatale vision, n’es-tu pas sensible au toucher comme à la vue ? Ou n’es-tu qu’un poignard né de ma pensée, Le produit mensonger d’une tête fatiguée du battement de mes artères ? Je te vois encore, et sous une forme aussi palpable Que celui que je tire en ce moment… Tu me montres le chemin que j’allais suivre, Et l’instrument dont j’allais me servir. Ou mes yeux sont de mes sens les seuls abusés, Ou bien ils valent seuls tous les autres…. Je te vois toujours, et sur ta lame, sur ta poignée, Je vois des gouttes de sang qui n’y étaient pas tout à l’heure. Il n’y a là rien de réel ! C’est mon projet sanguinaire qui prend cette forme à mes yeux. Maintenant dans la moitié du monde la nature semble morte, Et des songes funestes abusent le sommeil enveloppé de rideaux. Maintenant les sorcières célèbrent leurs sacrifices à la pâle Hécate. Voici l’heure où le meurtre décharné, Averti par sa sentinelle, le loup, Dont les hurlements lui servent de garde, s’avance, Comme un fantôme à pas furtifs, Avec les enjambées de Tarquin le ravisseur, Vers l’exécution de ses desseins. O toi, terre solide et bien affermie, Garde-toi d’entendre mes pas, quelque chemin qu’ils prennent, De peur que tes pierres n’aillent se dire entre elles où je suis, Et ravir à ce moment l’horrible occasion qui lui convient si bien. Tandis que je menace, il vit. Les paroles portent un souffle trop froid sur la chaleur de l’action. (La cloche sonne) J’y vais. C’en est fait, la cloche m’avertit. Ne l’entends pas, Duncan ; c’est le glas qui t’appelle Au ciel ou aux enfers. »
(Eclairage de la scène.MATHIEU pose le poignard et la chandelle sur la table)
Il est clair dans ce passage et dans toute la pièce, que Macbeth base son jugement sur le témoignage de ses sens. Ou plutôt sur ce qu’il croit voir et croit entendre, car il est sans arrêt trompé par des hallucinations. Il a dans ce passage un rare moment de lucidité quand il réalise que sa vision du poignard n’est qu’un effet de sa pensée. J’ai toujours été intrigué par le comportement de ce personnage. Shakespeare nous le présente comme un grand guerrier ; nous venons d’entendre qu’il analyse sa situation avec intelligence. Pourtant, il s’enferre dans une logique meurtrière. Pourquoi cela ? Au moment même où les sorcières lui annoncent qu’il sera roi, elle lui apprennent que ce sont les descendants de son ami Banquo qui règneront sur l’Ecosse à l’avenir. Autrement dit le trône de Macbeth sera stérile. Sachant cela, il décide quand même de devenir roi. Chaque crime qu’il commet par la suite pour garder ce pouvoir, ne fait que le précipiter un peu plus vers le désastre annoncé. A chaque étape de sa descente aux enfers, il prend la mauvaise décision.
PIERRE. –Pour aller dans le même sens, j’ai envie d’ajouter que Macbeth est tout le contraire d’un scientifique… En effet, il est superstitieux, il croit aux sorcières, il pense que le monde est contrôlé par des puissances maléfiques et il voudrait être l’élu choisi par ces puissances. Pour lui la connaissance des causes et des effets – autrement dit la science – est hors de portée de l’être humain.
MATHIEU. –Mais que peut-on dire du temps dans cette pièce ? Il est clair que d’un point de vue psychologique, le temps n’est pas le même pour tous les personnages. Les sorcières prévoient le futur. Macbeth, de son côté, est incapable d’anticiper quoi que ce soit puisque son jugement est basé sur le témoignage des sens, donc sur le passé et le présent immédiat. Evidemment, Macbeth n’est qu’un simple mortel, contrairement aux sorcières. Qu’en penses-tu ?
PIERRE. –Je pense qu’on peut donner une interprétation « rationnelle » à la métaphore des sorcières ; je dirais qu’elles font des prophéties auto réalisatrices. Elles connaissent et exploitent les faiblesses psychologiques de Macbeth : sa recherche du gain immédiat, son aveuglement sur les conséquences. Elles le manipulent pour qu’il devienne lui-même le libre responsable de sa propre déchéance, sans qu’aucune puissance infernale n’ait besoin d’intervenir. Mais le spectateur de la pièce, simple mortel lui aussi, a un point commun avec les sorcières : dès le début, il est capable de pressentir, d’imaginer que Macbeth finira mal, même s’il ne connaît pas encore la fin. Un être humain qui réfléchit davantage que Macbeth, peut donc anticiper le futur ; il n’y a rien de sorcier là-dedans.
MATHIEU. –Vues ainsi, les sorcières pourraient être aussi le démon intérieur de Macbeth. Comme peut-être malheureusement beaucoup d’entre nous, Macbeth a peur d’envisager le futur. Voici d’ailleurs ce qu’il en dit à la fin de la pièce : (Macbeth, Acte V, Scène 5)
« Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps : et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien… »
(MATHIEU éteint la chandelle)
PIERRE. –Oui… c’est le point de vue de Macbeth, mais évidemment pas celui de Shakespeare. Je dois maintenant vous donner quelques repères historiques. La pièce Macbeth est écrite au moment où un autre roi d’Ecosse, Jacques Stuart, monte sur le trône d’Angleterre et succède à la reine Elisabeth. Tout comme Macbeth, Jacques 1er croit aux sorcières. Il organise des procès en sorcellerie qui finissent par des bûchers, et il écrit même un traité de démonologie. L’arrivée de Jacques 1er n’est donc pas forcément une bonne nouvelle pour les humanistes qui veulent sortir la société de la superstition. L’un des principaux conseillers de Jacques 1er est souvent considéré comme le père de la science moderne. Il s’agit de Francis Bacon, le fondateur de l’empirisme en Angleterre. (Portrait de Bacon) En fait, Bacon a beaucoup écrit sur la science, sur la politique scientifique, sur l’éducation, mais il n’a fait aucune découverte par lui-même. Gênant. En ce qui concerne la recherche scientifique, il dit que le travail du savant consiste essentiellement à faire un grand nombre d’observations des phénomènes de la nature, tout en s’interdisant d’avoir des idées préconçues. Le témoignage des sens doit donc précéder la pensée. Ce n’est que lorsque les données ainsi collectées sont suffisamment nombreuses, qu’il faut essayer d’en induire des lois physiques générales.
MATHIEU. –Ceci me fait penser à un article que j’ai lu sur l’intelligence artificielle et l’apprentissage profond. On communique à la machine un très grand nombre de données comme des images de chats, jusqu’à ce qu’elle soit capable de reconnaître un chat. Mais l’auteur de l’article ajoutait qu’on ne devrait pas appeler cela de l’intelligence : un enfant n’a pas besoin d’une telle quantité de données pour reconnaître un chat… Et je ne crois pas que la créativité d’un poète puisse se réduire à un mécanisme d’intelligence artificielle.
PIERRE. –Le fait est que pour Bacon, l’ennemi de la recherche scientifique se trouve dans notre intelligence naturelle : c’est ce qu’il appelle l’« idée préconçue », mais que nous pourrions aussi bien appeler l’« imagination ». Il a énoncé à ce sujet une maxime célèbre : « ce qu’il faut attacher à l’entendement, ce ne sont point des ailes, mais du plomb, un poids qui comprime son essor. » Vous me voyez venir : l’empirisme se situe exactement aux antipodes de la pensée de Shakespeare. Nous en avons déjà eu un aperçu avec Macbeth, mais il me semble qu’avec l’épreuve des trois coffres du Marchand de Venise nous en aurions un exemple encore plus explicite. (S’adressant à MATHIEU) Et je crois que tu connais bien cette pièce…
MATHIEU. (Il installe les trois coffres devant lui tout en parlant) –Exact. Dans cette pièce, de nombreux seigneurs courtisent Portia parce qu’elle est très belle… et disons-le aussi, parce qu’elle est très riche. Pour pouvoir l’épouser, le prétendant doit se soumettre à une épreuve. Il doit deviner entre trois coffres – un coffre en or, un coffre en argent, un coffre en plomb – lequel contient le portrait de Portia. S’il trouve le portait, il gagne la fille et le fric ; s’il échoue, il doit renoncer à se marier pour toujours. Voici par exemple ce que dit le Prince de Maroc. (Le Marchand de Venise, Acte II, Scène 7)
« LE PRINCE DE MAROC. Le premier est d’or, et porte cette inscription : « Qui me choisira gagnera ce que beaucoup d’hommes désirent. » Le second est d’argent, et porte cette promesse : « Qui me choisira aura tout ce qu’il mérite. » Le troisième est de plomb, avec une inscription aussi peu remarquable que le métal : « Qui me choisira doit donner et risquer tout ce qu’il a. » Comment saurai-je si je choisis bien ? (…) Puisse quelque dieu diriger mon jugement et ma main ! Voyons un peu. Je veux encore jeter les yeux sur les inscriptions. Que dit le coffre de plomb ? « Qui me choisira doit donner et risquer tout ce qu’il a. » Doit donner ! Pourquoi ? Pour du plomb ! Risquer pour du plomb ? Ce coffre présente une menace. On ne hasarde tout que dans l’espoir de grands avantages. Un cœur d’or ne se laisse pas prendre à l’amorce d’un métal de rebut. Je ne veux ni donner, ni risquer rien pour du plomb. Que dit l’argent avec sa couleur virginale ? « Qui me choisira recevra tout ce qu’il mérite. » Tout ce qu’il mérite ? Arrête là, prince de Maroc, et pèse ce que tu vaux d’une main impartiale. Si tu juges de ton prix par l’opinion que tu as de toi, ton mérite est assez grand ; mais assez ne s’étend pas suffisamment loin pour atteindre cette dame. Et pourtant, douter de ce que je vaux, ce serait lâchement m’exclure. Tout ce que je mérite !... Mais vraiment : c’est d’obtenir la dame. Je la mérite par ma naissance, par mon rang, par mes grâces, par les qualités que j’ai reçues de l’éducation ; mais plus que tout cela, je la mérite par mon amour. Si je ne m’égarais pas plus loin, et que je fixasse ici mon choix... Voyons encore une fois ce qui est gravé sur le coffre d’or : « Qui me choisira gagnera ce que beaucoup d’hommes désirent. » Mais c’est cette dame. Le monde entier la désire, et l’on vient des quatre coins de la terre pour baiser cette châsse, cette sainte mortelle et vivante. Les déserts de l’Hyrcanie et les sauvages solitudes de la vaste Arabie sont devenus le grand chemin que traversent les princes pour venir contempler la belle Portia ; le liquide royaume, dont la tête ambitieuse vomit à la face des cieux n’est pas une barrière capable d’arrêter ces courages lointains : ils arrivent comme sur un ruisseau, pour voir la belle Portia. Un de ces trois coffres contient son divin portrait : est-il probable qu’elle soit contenue dans du plomb ? Former une si basse pensée mériterait la damnation ; ce métal serait trop grossier pour assujettir même le linceul destiné à l’embaumer dans la nuit du tombeau. Croirai-je qu’elle est cachée dans l’argent, et rabaissée ainsi dix fois au-dessous de l’or pur ? Idée criminelle ! Jamais brillant si précieux ne fut enchâssé dans un métal au-dessous de l’or. Les Anglais ont une monnaie d’or frappée de la figure d’un ange : mais il n’est qu’empreint dessus ; c’est un ange couché dans un lit d’or. (…) Je choisis celui-ci, arrive que pourra. (…) Ô enfer ! Que vois-je là ? Un squelette et dans le creux de son œil un rouleau de papier ! Lisons cet écrit. "Tout ce qui reluit n’est pas or, Vous l’avez souvent ouï dire. Bien des hommes ont vendu leur vie, Pour ne faire que voir ce que j’offre extérieurement. Les tombes dorées renferment des vers. Si vous eussiez été aussi sage que hardi, Et jeune par la force, vieux par le jugement, Votre réponse n’eût pas été dans ce rouleau Adieu : votre requête est à néant." A néant, en effet, et ma peine perdue ! Adieu donc, ardeur. Glace, je t’accueille. (A Portia.) Adieu, Portia, mon cœur est trop accablé pour se répandre en pénibles adieux. Ainsi s’éloignent les malheureux qui ont tout perdu. »
(MATHIEU dépose sur la table le crâne qui se trouvait dans le coffre en or)
« Qui me choisira gagnera ce que beaucoup d’hommes désirent. »
PIERRE. –Bizarre ce message ! La plupart des hommes ont peur de la mort. Pourquoi Shakespeare nous dit-il que beaucoup d’hommes désirent la mort ? Veut-il dire que ce que beaucoup d’hommes désirent les conduit à la mort, comme on l’a vu avec Macbeth ? Ou y a-t-il autre chose ? Bon, continuons…
MATHIEU. –Mais je ne comprends pas pourquoi ce que propose Bacon serait mauvais pour la science. Il dit qu’il faut se baser sur l’observation des faits et donc sur l’expérience pour trouver les lois scientifiques. N’est-ce pas un progrès par rapport à ceux qui essayaient de tout expliquer en se basant sur les dogmes d’Aristote ? N’y a-t-il pas un danger pour le scientifique de se laisser aveugler par des idées préconçues, mais sans fondement dans la réalité ?
PIERRE. –Il est vrai que le scientifique doit être absolument rigoureux dans ses observations et ses expériences, mais je n’ai pas encore parlé d’une autre approche scientifique, celle à laquelle s’oppose réellement l’empirisme. Cette autre approche existait déjà à l’époque de Bacon et de Shakespeare, mais elle n’avait pas encore de nom. Plus tard, au XIXe siècle, Claude Bernard lui a donné le nom de « méthode expérimentale ». Et c’est bien par cette méthode expérimentale que Kepler a révolutionné l’astronomie et même toute la science en ce début de XVIIe siècle
MATHIEU. –C’est-à-dire à l’époque de Shakespeare et de Bacon ?
PIERRE. –Oui, exactement. Avant Kepler, le travail des astronomes consistait essentiellement à produire des modèles géométriques pour décrire les trajectoires des planètes, et à prévoir ainsi leurs positions futures dans le ciel. Tous partaient du principe aristotélicien selon lequel le ciel étant le domaine de la divinité, les mouvements dans le ciel devaient être parfaits – c’est-à-dire, selon Aristote, basés sur l’action circulaire uniforme. Les modèles astronomiques étaient donc tous des assemblages de cercles assez compliqués. Certains suivaient Ptolémée qui plaçait la Terre au centre de l’univers et faisait tourner le Soleil et les autres planètes autour de la Terre. D’autres, comme Copernic ou Galilée, faisaient tourner la Terre et les planètes autour du Soleil. A l’époque de Shakespeare et Bacon, l’astronome le plus célèbre était sans doute le danois Tycho Brahe, qui avait trouvé un compromis entre Ptolémée et Copernic (Projection du modèle de Tycho Brahe) : il faisait tourner le Soleil autour de la Terre et toutes les autres planètes autour du Soleil. Voici un célèbre portrait de Tycho Brahe sur lequel il a fait figurer les blasons et les noms de plusieurs membres prestigieux de sa famille.
MATHIEU. –Un instant ! Peut-on agrandir l’image au niveau du nom au dessus de la colonne de gauche ? Oui, c’est ça : « Rosenkrans ». Un peu plus bas maintenant. Voilà : « Guldensteren ». Ces deux noms apparaissent dans une pièce célèbre de Shakespeare qui se déroule justement au Danemark. Ce sont les deux traîtres ou les deux victimes qu’Hamlet fait exécuter à la fin.
PIERRE. –Oui, tu vois, je connaissais ce détail. C’est Jean-Patrick Connerade qui a attiré mon attention là-dessus. En tout cas, cela confirme que Shakespeare suivait les travaux scientifiques de son époque. Mais les astronomes ne parvenaient pas à être d’accord entre eux, car aucun modèle ne « collait » exactement aux positions des planètes mesurées dans le ciel. Cependant, Tycho Brahe avait relevé un très grand nombre de mesures, pendant un très grand nombre d’années et avec les meilleurs outils et la meilleure précision jamais obtenus jusque-là. Il comptait là-dessus pour valider son modèle, mais il est mort avant d’avoir pu aller jusqu’au bout. Il a laissé ses données à Kepler en lui demandant de finir son travail. (Portrait de Kepler) Mais Kepler pensait que tous ses prédécesseurs, y compris Tycho Brahe, se trompaient en voulant plaquer un a priori géométrique sur la réalité physique. Kepler décida qu’il fallait d’abord chercher à découvrir la raison physique du mouvement des planètes et, ensuite seulement, construire un modèle géométrique pour les décrire. Ce qui est révolutionnaire chez Kepler, c’est de baser la science sur la recherche des causes et de faire le pari qu’un être humain – un simple mortel – est capable de les découvrir ! Et pour cela il fit appel à son imagination. Kepler fit l’hypothèse que la raison physique du mouvement des planètes se trouvait dans le Soleil. Il pensait que si son hypothèse était bonne, il pourrait vérifier, par la suite, grâce aux mesures de Tycho Brahe, que les planètes sont d’autant plus rapides qu’elles sont proches du Soleil et d’autant plus lentes qu’elles en sont éloignées. Il soumit donc son hypothèse à l’épreuve des faits expérimentaux, c’est-à-dire à des relevés de positions de la planète Mars… et l’expérience lui donna raison contre tous les autres. Au passage, il montra que les mouvements des planètes n’étaient pas uniformes, puisqu’elles pouvaient accélérer ou ralentir suivant leur situation par rapport au Soleil. Et il montra que les trajectoires n’étaient pas non plus circulaires mais elliptiques – le Soleil se trouvant sur l’un des foyers de chaque ellipse.
MATHIEU. –Avant d’aller plus loin, peux-tu décrire une ellipse pour rendre la chose plus claire ?
PIERRE. –Bien sûr. (Projection d’une ellipse) Tu plantes deux piquets dans le sol. Ce seront les foyers de l’ellipse. Tu attaches les deux bouts d’une ficelle de manière à faire une boucle suffisamment grande pour entourer les deux piquets. Tu places un troisième piquet verticalement dans la boucle. Tu l’éloignes des deux foyers de manière à ce que la ficelle soit tendue. Elle forme alors un triangle dont les trois sommets sont les trois piquets. Maintenant, tu fais tourner le troisième piquet autour des foyers, tout en maintenant la ficelle tendue. La pointe du piquet dessine une ellipse dans le sol. Tu peux construire une ellipse différente, si tu changes la distance entre les deux foyers ou la longueur de la ficelle. Et je te laisse imaginer ce qui se passe alors.
MATHIEU. –Si j’éloigne les deux foyers l’un de l’autre sans changer la longueur de la ficelle, j’obtiendrai une autre ellipse plus allongée et plus aplatie. Mais si je les rapproche, il y a un cas limite où les deux foyers n’en font plus qu’un seul.
PIERRE. –Et alors ?
MATHIEU. –Mais c’est un cercle ! Alors le cercle est un cas particulier d’ellipse.
PIERRE. –Exactement. Bon, reprenons. Les empiristes se basent sur les observations du passé qu’ils essaient simplement de généraliser. Kepler imagine d’abord l’existence d’un certain principe physique encore inconnu, et il confronte ensuite cette hypothèse aux observations. Kepler s’efforce donc d’anticiper un événement futur : la confirmation de son hypothèse par l’expérience. Autrement dit, la relation au temps n’est pas la même pour Kepler et pour les empiristes. Bien entendu, c’est un travail difficile car avant de trouver la bonne hypothèse, il faut avoir le courage d’en tester successivement beaucoup de fausses et de les rejeter. A l’opposé, Bacon et tous les empiristes interdisent catégoriquement l’usage d’hypothèses générales dans la science. C’est ce qui les empêche de découvrir des principes physiques radicalement nouveaux. Kepler n’a pas donné de nom au principe physique qu’il a découvert, mais on voit ici que c’est lui le premier qui a imaginé ce que nous appelons aujourd’hui « la gravitation universelle », même si les mathématiques de son époque ne lui permettaient pas de trouver la bonne formule. Comme on vient de le voir, ce qui caractérise un véritable savant, c’est son attitude face à ce qu’il ne connaît pas encore. Mais pour développer ce point un peu plus, je voudrais que nous revenions maintenant vers Le Marchand de Venise, où le jeune Bassanio veut passer à son tour l’épreuve des trois coffres de Portia.
MATHIEU. – (Le Marchand de Venise, Acte III, Scène 2)
« BASSANIO. C’est ainsi que ce qui paraît le plus en dehors répond le moins à l’apparence. Le monde est sans cesse déçu par l’ornement. (…) Regardez la beauté, et vous verrez qu’elle s’achète au poids de ce métal qui opère en ceci un miracle dans la nature, rendant plus facile la route de celui qui en porte le plus. Ainsi ces tresses d’or, ondoyantes comme un serpent, qui gambadent si follement, au souffle du vent, sur une beauté supposée, ne sont bien souvent qu’un héritage passé sur une seconde tête, tandis que le crâne qui les a nourris est dans le tombeau. L’ornement n’est donc que le rivage perfide d’une mer dangereuse, la brillante écharpe qui voile une beauté indienne ; en un mot, un dehors de vérité dont ce siècle artificieux se revêt pour faire tomber les plus sages dans le piège. Ainsi donc, or brillant, aliment que Midas a trouvé trop dur, je ne veux point de toi ; ni de toi, pâle et vulgaire agent entre l’homme et l’homme. Mais toi, toi, pauvre plomb, qui menaces plus que tu ne promets, ta pâle simplicité me touche plus que l’éloquence. Je fixe ici mon choix. Puisse le bonheur en être le fruit ! (…) Que vois-je ? L’image de la belle Portia ! Quel demi-dieu a si fort approché de la création ? Ces yeux se meuvent-ils ? Ou serait-ce que, se balançant sur mes prunelles mobiles, ils me paraissent en mouvement ? Ici sont des lèvres entr’ouvertes qu’a séparées une haleine de miel : une aussi douce barrière devait séparer d’aussi douces amies. Là, dans ses cheveux, le peintre, imitant l’araignée, a tissé un réseau d’or où les cœurs des hommes seront plutôt pris que ne le sont les mouches dans la toile de l’insecte. Mais ses yeux... comment a-t-il pu voir pour les faire ! Un seul achevé suffisait, je crois, pour le priver des deux siens, et lui faire laisser l’ouvrage imparfait. Mais voyez, autant la réalité de mon imagination fait tort à cette ombre par des éloges trop au-dessous d’elle, autant cette ombre se traîne avec peine loin de la réalité. Voici le rouleau qui contient le sommaire de ma destinée. (Il lit.) "Vous qui ne choisissez point sur l’apparence, Vous avez bonne chance et bon choix. Puisque ce bonheur vous arrive, Soyez content, n’en cherchez pas d’autre. Si celui-ci vous satisfait, Et que vous regardiez votre sort comme votre bonheur, Tournez-vous vers votre dame, Et prenez-en possession par un baiser amoureux." Charmant écrit ! »
( MATHIEU dépose sur la table le portrait qui se trouvait dans le coffre en plomb)
« Qui me choisira doit donner et risquer tout ce qu’il a. »
PIERRE. –Il est évident que celui qui veut réussir son mariage doit donner et risquer tout ce qu’il a. Mais on pourrait en dire autant du scientifique qui veut découvrir les lois de la nature. Il doit être à la fois humble et audacieux. Humble. Parce que pour découvrir, il doit d’abord reconnaître qu’il ne sait pas. Il va risquer des hypothèses qui sont probablement fausses. Et il risque surtout, s’il fait une découverte, de changer sa manière de penser, de se changer lui-même… et l’inconnu fait peur. Audacieux également. Parce qu’il a confiance que la solution existe et qu’il est capable de la découvrir.
MATHIEU. –Oui mais attention ! Il y a ici aussi une ambiguïté. Bassanio n’a pas jugé selon les apparences pour choisir le coffre en plomb, mais dès qu’il découvre le portrait de Portia, on a l’impression qu’il tombe amoureux de l’apparence de Portia, plus que de la belle âme de Portia. Ce personnage n’est pas sans défaut et on le voit dans la suite de la pièce.
PIERRE. –C’est vrai. Chassez l’empiriste, il revient au galop. Je vous propose maintenant de faire un bond momentané dans le temps, et de voir ce qu’est devenu le débat scientifique un siècle après Shakespeare, Bacon et Kepler. Nous sommes au début du XVIIIe siècle. La science britannique est désormais dominée par la Royal Society, l’Académie des sciences de Londres qui a été bâtie selon les spécifications de Bacon. Elle est dirigée par le chef de file des empiristes, Isaac Newton (Portrait de Newton) qui a écrit dans son ouvrage phare, Principia Mathematica, cette célèbre maxime : « Je n’imagine pas d’hypothèse ». En Angleterre, Newton est célébré comme le plus grand génie de tous les temps, pour avoir énoncé l’équation mathématique de la gravitation universelle. Mais, sur le continent européen, il existe encore une forte résistance à l’empirisme. Une violente polémique éclate alors entre Newton et un savant allemand nommé Gottfried Leibniz. Cette polémique présente plusieurs aspects entremêlés : théologique, politique, mathématique, scientifique, philosophique, etc. Le point qui nous intéresse ici concerne la nature du temps et de l’espace. Newton pense que l’espace et le temps sont absolus. Pour lui, l’espace est une sorte de grand décor vide dans lequel se trouve notre univers physique, et le temps s’écoule de manière parfaitement monotone et identique en tout point de l’espace. Selon Newton, ce temps uniforme et cet espace vide ont existé ainsi de toute éternité, et un beau jour, Dieu a décidé d’y créer les corps physiques qui constituent tout ce que nous pouvons voir, entendre, toucher, et sentir. (Portrait de Leibniz) Leibniz n’est pas d’accord. Il montre par l’absurde, en partant des postulats de Newton, que si l’espace et le temps étaient réellement absolus, alors il faudrait admettre que Dieu peut agir de manière arbitraire, et non pas de la manière la plus raisonnable possible. Or Newton lui-même ne pourrait jamais accepter une telle conclusion. Leibniz met alors Newton au défi d’un débat contradictoire. Vous ne serez pas surpris si je vous dis que Newton n’a pas daigné s’abaisser à lui répondre. Il a préféré demander à l’un de ses disciples, Samuel Clarke, de lui servir de porte-parole contre Leibniz. Heureusement pour Clarke et Newton, Leibniz est mort en cours de route, ce qui mit fin au débat.
MATHIEU. –Mais Leibniz avait-il une conception particulière de l’espace et du temps ?
PIERRE. –Ayant rejeté les notions d’espace absolu et de temps absolu, Leibniz développe l’idée qu’ils sont « relatifs », c’est-à-dire qu’ils constituent des relations entre les choses. Ce qu’il veut dire par là, c’est que le temps et l’espace ne peuvent pas exister indépendamment des phénomènes physiques qui se produisent dans l’univers, mais qu’ils sont au contraire déterminés par ces événements. L’espace n’est pas un « décor préexistant », mais un effet de la coexistence des différents phénomènes. De même, le temps est un effet de la succession des phénomènes. Ce langage métaphysique présente des paradoxes très déroutants pour des esprits habitués à la logique aristotélicienne. Et pourtant, deux siècles plus tard, la découverte de la relativité générale par Einstein a montré que c’est Leibniz qui avait raison contre Newton. Par la pensée et l’imagination, Leibniz avait donc anticipé et préparé le terrain pour une découverte scientifique majeure. En ce qui concerne Newton, il est évident que son point de vue semble en accord avec le témoignage de nos sens. Mais il y a une petite ironie à souligner ici. Newton considéré comme le génie de la science, était secrètement adepte de l’alchimie et de la magie. Au XXe siècle, son cadavre a été exhumé et des analyses de résidus dans ses cheveux ont montré qu’en bon alchimiste, il goûtait à ses préparations… et s’empoisonnait à petit feu. Et ceci pourrait expliquer son caractère, disons, déséquilibré. Mais comme nous l’avions vu avec Macbeth, Shakespeare avait déjà constaté en son temps que la superstition et l’empirisme font souvent bon ménage. Alors justement, je vous propose de retourner à l’époque de Shakespeare. Il me semble qu’il y a quelque chose de cette polémique sur le temps absolu dans son Henri VI. La scène à laquelle je pense se déroule pendant la Guerre des deux roses, la guerre civile qui a ravagé l’Angleterre au XVe siècle. Le roi Henri VI est un faible. Pendant que ses partisans et ses opposants s’entretuent, il s’écarte du champ de bataille et commence à méditer.
MATHIEU. –(une couronne sur la tête) (Henri VI-3, Acte II, Scène 5)
« LE ROI. Cette bataille est comme celle qui se livre à l’aurore Quand les nuées mourantes luttent contre la lumière, A l’heure où le berger, en soufflant sur ses doigts, Se demande s’il fait encore nuit ou déjà clair. Tantôt c’est l’un qui gagne, comme quand la vaste mer Est poussée par le flux à l’encontre du vent ; Tantôt c’est l’autre qui gagne, comme lorsque cette même mer Doit refluer sous la poussée furieuse du vent. Parfois la marée est plus forte, parfois le vent. Un moment l’avantage est à l’un, puis à l’autre – Corps à corps où s’affrontent, pour vaincre, deux lutteurs, Sans qu’il y ait jamais ni vaincu ni vainqueur. De même dans ce cruel conflit tout s’équilibre. Je vais m’asseoir sur cette taupinière. Celui que Dieu choisit, qu’à lui aille la victoire ! Car Marguerite ma reine, et Clifford aussi bien M’ont écarté de la bataille, jurant tous deux Que la chance leur sourit surtout en mon absence. Je voudrais être mort, si Dieu y consentait – Car dans ce monde tout est souffrance, adversité. O Dieu ! Je crois que je vivrais des jours heureux Si je n’étais rien de plus qu’un simple berger S’asseoir sur quelque butte, comme je le fais ici, A graver des cadrans ouvragés, fignolés Sur lesquels peut se lire la course des minutes. Voir combien il en faut pour que l’heure soit passée, Combien il reste d’heures pour que le jour s’achève, Combien de jours avant que se termine l’année, Combien d’années un homme, un mortel peut survivre. Cela connu, il reste à répartir les temps : Tant d’heures sont dévolues au soin de mon troupeau, Tant d’heures sont dévolues à reposer mon corps, Tant d’heures sont dévolues à la méditation, Tant d’heures sont dévolues à mon divertissement ; Cela fait tant de jours que mes brebis sont pleines, Tant de semaines pour l’agnelage, pauvres petites ! Et tant d’années avant que je tonde les toisons. Ainsi minutes, heures, jours, les mois et les années S’écouleraient à faire ce pour quoi ils sont faits, Guidant mes cheveux blancs vers la paix du tombeau. Ah ! Quelle vie ce serait ! Si douce et si plaisante ! L’aubépine ne procure-t-elle pas plus doux ombrage Aux pâtres qui surveillent leurs moutons innocents Qu’un dais somptueux et brodé n’en donne aux rois Que la trahison de leurs gens tient en émoi ? Ah ! Oui, bien sûr ! – mille fois plus doux, bien sûr ! »
( MATHIEU pose la couronne qu’il portait sur la table) A l’époque de Shakespeare, la guerre civile dans laquelle se situe cette scène est finie depuis longtemps, mais un autre cycle long de guerres ravage toute l’Europe. Il s’agit des Guerres de religions qui opposent des générations de catholiques, de luthériens, de calvinistes, d’anglicans, etc. Il faudra encore une trentaine d’années après la mort de Shakespeare, pour que la Paix de Westphalie y mette fin. Dans sa tétralogie Henri VI-Richard III, Shakespeare souligne que l’absence de véritable leadership favorise la guerre. Ce personnage d’Henri VI nous donne le spectacle d’un roi qui fuit ses responsabilités, alors que son peuple s’entretue.
PIERRE. –Repensez maintenant à la polémique entre Leibniz et Newton. Quelle est la conception du temps qu’exprime Henri VI ? C’est évident : il se situe lui-même dans le temps absolu de Newton. Pour lui, il existe un temps qui s’écoule dans une parfaite monotonie, comme un rouleau compresseur. Il rêve d’un monde où il ne se passe jamais rien de nouveau. Dans ce monologue, c’est le temps qui détermine les événements, et pas les événements qui déterminent le temps. Bien entendu, Shakespeare s’oppose à cette vision des choses : à l’instant même où le monologue se termine, la réalité reprend ses droits, le temps s’accélère, la guerre fait irruption sur scène et piétine sauvagement la rêverie solitaire d’Henri VI.
MATHIEU. –« Qui me choisira gagnera ce que beaucoup d’hommes désirent. »
PIERRE. –Oui : ceci me rappelle que nous avions laissé une question en suspens tout à l’heure. Que désirent la plupart des hommes selon Shakespeare ?
MATHIEU. –« Je voudrais être mort, si Dieu y consentait (…) Ainsi minutes, heures, jours, les mois et les années S’écouleraient à faire ce pour quoi ils sont faits, Guidant mes cheveux blancs vers la paix du tombeau. »
PIERRE. –Mais cette existence monotone dont rêve Henri VI, c’est déjà la mort ! Ce qu’il refuse, c’est une existence où son action personnelle servirait à changer le monde. Alors, pensons maintenant au travail des savants et des poètes. Einstein et Shakespeare sont morts biologiquement depuis très longtemps. Cependant, on peut dire qu’ils sont immortels d’une certaine manière, puisqu’ils nous ont laissé des idées et des découvertes qui ont changé pour toujours l’histoire de l’humanité. Claude Bernard comparait les angoisses et les doutes du scientifique qui cherche à faire une découverte aux douleurs de l’enfantement. Il ajoutait que ces angoisses et ces douleurs sont pourtant associées aux plus grandes joies que puisse éprouver un être humain. Nos idées et nos enfants prolongent en quelque sorte notre existence au-delà de notre mort. C’est notre part d’immortalité. Mais pour accéder à cette immortalité, il faut évidemment oser affronter les angoisses et les douleurs. Il faut aimer se changer soi-même. Ce que beaucoup d’hommes, pour leur plus grand malheur, ne désirent pas. Pour conclure, je voudrais que nous écoutions l’épilogue d’une des toutes dernières pièces de Shakespeare, La Tempête. Cet épilogue est énoncé par le personnage principal, Prospero, l’ancien duc de Milan. Prospero a utilisé des pouvoirs magiques pour piéger ses ennemis dans l’île déserte où il était exilé depuis des années. Cependant, il décide de ne pas se venger quand il les tient à sa merci, mais il prend le risque de la réconciliation. Et à la fin de la pièce, il renonce à ses pouvoirs magiques et retourne à la société des humains qu’il avait quittée. Mais ce renoncement à la magie ne signifie t-il pas aussi l’espoir d’une société plus scientifique ?
(Obscurité. Lumière sur le pupitre)
MATHIEU. – (La Tempête, Epilogue)
« PROSPERO. Maintenant tous mes charmes sont détruits ; Je n’ai plus d’autre force que la mienne. Elle est bien faible ; et en ce moment, c’est la vérité, Il dépend de vous de me confiner en ce lieu Ou de m’envoyer à Naples. Puisque j’ai recouvré mon duché, Et que j’ai pardonné aux traîtres, que vos enchantements Ne me fassent pas demeurer dans cette île ; Affranchissez-moi de mes liens, Par le secours de vos mains bienfaisantes. Il faut que votre souffle favorable Enfle mes voiles, ou mon projet échoue : Il était de vous plaire. Maintenant je n’ai plus Ni génies pour me seconder, ni magie pour enchanter, Et je finirai dans le désespoir, Si je ne suis pas secouru par la prière, Qui pénètre si loin qu’elle va assiéger La miséricorde elle-même, et délie toutes les fautes. Si vous voulez que vos offenses vous soient pardonnées, Que votre indulgence me renvoie absous. »
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