« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Conférence internationale de Strasbourg - 8 et 9 juillet 2023

Que veut la Russie dans ses relations avec l’Europe, la paix ou la guerre ?

1ère session

14 juillet 2023

Discours d’Ilia Subbotin
Ministre Conseiller auprès de l’ambassade de la Fédération de Russie en France


Chers participants à la conférence organisée par l’Institut Schiller
Chère Madame Zepp-LaRouche, cher Monsieur Cheminade,
Chers amis,

J’insiste sur le mot « amis », car j’espère vraiment que je parle ce matin devant des personnes qui sont au moins prêtes à écouter et qui n’ont pas une vision « précuite » de la réalité internationale, comme celle diffusée par les grands médias occidentaux.

D’après ce que j’ai pu trouver dans des sources ouvertes sur l’Institut Schiller et son fondateur Lyndon LaRouche, j’en conclus que les participants ici sont capables d’esprit critique et de tirer leurs propres conclusions.

Le thème de cette session est « La paix dans le monde à travers une architecture de sécurité et de développement mutuel, au bénéfice de chaque pays ». Je vais vous présenter un point de vue fondé sur la position officielle de mon pays et sur mon expérience personnelle, dont 23 ans dans le service diplomatique.

Je me souviens très bien de mes premiers contacts avec les lycéens américains en 1990-91, au cours des dernières années d’existence de l’Union soviétique. Il y avait un programme appelé « Caravane de l’amitié », dans le cadre duquel de jeunes Américains venaient visiter des écoles soviétiques et passaient plusieurs jours dans des familles russes. Après des décennies de Guerre froide, c’était une bouffée d’air frais. Nous étions heureux de nous faire de nouveaux amis. L’avenir semblait prometteur et merveilleux.

En juillet 1989, le président de l’Union soviétique à l’époque, Mikhail Gorbachev, est venu à Strasbourg pour prendre la parole devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Dans son discours historique, il a présenté l’idée d’une « maison européenne commune » et a appelé à substituer « l’équilibre des intérêts à l’équilibre géopolitique » afin de créer un vaste espace économique de Lisbonne à Vladivostok. Je note ici un lien avec le septième point des « Dix points pour le monde de demain » d’Helga.

Ceci a marqué le tournant de la politique étrangère russe. Pendant les 30 années qui allaient suivre, mon pays n’a pas ménagé ses efforts pour construire un espace humanitaire, juridique et économique commun qui couvrirait la Grande Europe. L’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe, de 1996 jusqu’à mars 2022, en fut la preuve la plus visible.

Avant d’aborder la voie de l’intégration européenne, permettez-moi d’attirer votre l’attention sur une circonstance, qui est essentielle pour comprendre les développements ultérieurs. Après le coup d’État manqué d’août 1991, en décembre de la même année, l’Union soviétique a été dissoute pacifiquement. Permettez-moi d’insister sur les deux versions contraires de ce qui s’est passé. Les dirigeants américains (à savoir le président Bush père) ont commencé, dès la campagne électorale de 1992, à parler de leur victoire dans la Guerre froide et de l’effondrement de l’URSS à cause de cette « victoire ». Pour nous, dans l’ex Union soviétique, la perception des événements était radicalement différente. Jamais, nous n’avons eu le sentiment d’avoir perdu la Guerre froide. Au contraire, c’était notre Président qui l’avait arrêtée. La désintégration de l’URSS était devenue, en quelque sorte, un « dommage collatéral » du bouleversement titanesque de la politique russe. Et croyez-moi, au moment où tout cela se déroulait, presque personne ne comprenait vraiment ce qui se passait.

La plupart des habitants des anciennes républiques soviétiques, à l’exception des pays Baltes et de la Géorgie, voulaient continuer à vivre ensemble. Et je me souviens très bien qu’au cours des premiers mois de 1992, on avait le sentiment qu’un genre de nouvelle union de ces républiques prendrait forme très bientôt. Malheureusement, la réalité s’avéra différente. Une profonde crise économique, le chômage, la criminalité, des conflits interethniques dans un certain nombre de républiques post-soviétiques...

Malgré toutes ces difficultés, la Russie tenait fermement à son désir de faire partie du monde occidental. En 1996, nous avons rejoint le Conseil de l’Europe, avec sa Cour des droits de l’homme et de nombreux autres instituts et instruments. En 2002, ce fut la création du Conseil OTAN-Russie. A compter de 2003, nous avons convenu avec l’Union européenne de créer quatre espaces communs, couvrant ces domaines : économie ; liberté, sécurité et justice ; sécurité extérieure et enfin, recherche et éducation.

Entre-temps, en 2000, ayant obtenu mon diplôme de l’université MGIMO, l’école diplomatique russe bien connue, je fus affecté à mon premier poste diplomatique au Chili. Ici, j’aimerais évoquer un autre épisode personnel de la fin des années 1990. Au printemps 1999, je faisais un master en relations internationales à Madrid, en Espagne. Je vivais dans un appartement en colocation avec d’autres étudiants, dont un Yankee nommé Stephen. On s’entendait bien jusqu’à ce que l’OTAN commence à bombarder la Yougoslavie. Pour moi, ce fut un autre tournant de l’histoire européenne de ces 30 dernières années. Aujourd’hui, la Russie est accusée d’avoir ramené la guerre en Europe. Comme si l’agression contre la Yougoslavie n’avait jamais eu lieu ! La nuit où les parachutistes russes ont pris le contrôle de l’aéroport de Pristina, nous nous sommes bagarrés physiquement avec mon voisin américain. C’est lui qui a commencé en criant quelque chose sur les « cochons de Russes ». Les États-Unis l’ont peut-être emporté en Yougoslavie, mais pas à Madrid…

En ce qui concerne les relations entre la Russie et l’Occident, la crise du Kosovo est marquée par le demi-tour de l’avion du Premier ministre Primakov au-dessus de l’Atlantique (24 mars 1999) et le début d’un demi-tour de la politique internationale russe. Même si, comme nous le savons maintenant, mon pays a mis 20 ans avant de faire ce demi-tour total. Ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Primakov était un partisan sincère du concept d’un monde multipolaire. Tout au long de sa carrière active en politique, il a défendu le système multipolaire, qui devient aujourd’hui la réalité, devant nos yeux.

En 2007, je fus nommé pour la première fois à Strasbourg, à la mission permanente russe auprès du Conseil de l’Europe. Depuis, je m’occupe du dossier du Conseil dans diverses fonctions. Le 10 février 2007, le président Vladimir Poutine a prononcé un discours majeur à Munich. Il a parlé de la nature indivisible de la sécurité, de l’échec du monde unipolaire (peut-être un peu prématurément, mais vu d’aujourd’hui, c’était la bonne conclusion), de l’usage excessif de la force par les États-Unis et l’OTAN... Rappelant les événements de la fin des années 1980, le président Poutine a précisé : « La chute du mur de Berlin est devenue possible grâce au choix historique du peuple russe en faveur de la démocratie, de la liberté, de l’ouverture et d’un partenariat sincère avec tous les membres de la grande famille européenne. » Et bien entendu, il plaidait en faveur d’un système de sécurité plus équilibré. (Point n°1 des principes d’Helga - architecture internationale de sécurité et de développement en tant que partenariat entre États-nations souverains.)

Mon Président a-t-il été entendu à Munich ? A en juger par les événements qui ont suivi, la réponse est non. En août 2008, le dirigeant géorgien Saakashvili attaqua des civils et des gardiens de la paix russes à Tskhinval. Avec mes collègues, j’ai passé de longues heures à discuter au sein du Conseil des ministres afin de démontrer l’évidence – à savoir, que l’attaque avait été lancée par le côté géorgien.

Une commission d’enquête internationale dirigée par l’ambassadrice suisse Heidi Tagliavini est arrivée à la même conclusion. Toutefois, aucune de ces conclusions n’a pu changer le déclenchement d’un conflit armé entre l’armée russe et des forces armées géorgiennes entraînées et équipées par les États-Unis. Heureusement, la guerre n’a duré que quelques jours et, comme on peut le constater aujourd’hui, elle a servi de vaccin efficace pour la société et les dirigeants géorgiens contre toute tentative future de lancer un conflit armé contre la Russie.

En 2009, nous avons fêté le 60ème anniversaire du Conseil de l’Europe. L’ancien président Gorbatchev avait été invité à prononcer le discours principal lors de la cérémonie solennelle. À cette occasion, j’eus la chance de passer trois jours avec l’homme qui a changé l’histoire. Dans mon pays, il est souvent considéré comme trop pro-européen, mais permettez-moi de citer quelques messages clés de son discours de 2009 : « L’Europe n’a pas résolu la question clé, à savoir la création d’une base solide pour la paix, la démocratie et le développement, et d’une nouvelle architecture de sécurité. » C’était bien le président Gorbatchev, pas Poutine, en 2009... Autre citation : « Les racines des problèmes actuels se trouvent dans l’évaluation erronée des événements liés à la fin de la Guerre froide et à l’éclatement de l’Union soviétique. »

Vous m’excuserez de cette longue excursion dans l’histoire moderne, mais je suis profondément convaincu que pour comprendre la réalité d’aujourd’hui, il faut avoir une image claire de ce qui s’est passé hier.

De 2012 à 2015, j’ai été détaché en tant que conseiller politique au bureau du Conseil de l’Europe à Bruxelles. Cela m’a donné la chance unique d’apprendre à connaître la « bulle bruxelloise ». En outre, c’est à cette époque que les bases de la crise ukrainienne actuelle ont été jetées. Vous vous souvenez peut-être que l’UE et l’Ukraine négociaient un accord d’association assortie d’une zone de libre-échange, qui devait entrer en conflit avec la zone de libre-échange existant entre la Russie et l’Ukraine. Lors des négociations entre l’UE et la Russie, un de mes collègues et amis était parmi les principaux négociateurs de notre côté, afin de trouver une sortie à l’impasse. Selon lui, il n’y avait aucune volonté de la part de l’UE de parvenir à un accord mutuellement bénéfique au cours des négociations. Le refus du président Ianoukovich de signer l’accord d’association fut utilisé pour provoquer le coup d’état du Maïdan, qui a conduit à la guerre civile en Ukraine. Puis, nous avons constaté une fois de plus le manque de volonté des dirigeants occidentaux de mettre en œuvre les accords de Minsk, qui ont suspendu les hostilités ouvertes de 2015 à 2022.

Entre-temps, nous avons tous entendu les aveux de M. Hollande et de Mme Merkel, selon lesquels ils n’avaient pas l’intention d’appliquer les accords de Minsk, dont le seul objectif était de donner à l’Ukraine plus de temps pour se réarmer et conquérir par la force les régions rebelles. Quelle était l’intention des dirigeants russes ? Pour moi, la réponse est transparente : mon Président, soutenu par la classe politique, voulait un véritable accord de paix, bien sûr dans des conditions décentes, où un aspect clé serait de reconnaître le rôle majeur de la Russie pour assurer la sécurité en Europe. Les gars à Washington n’ont apparemment pas envisagé un tel rôle pour mon pays. Dans une large mesure, cela explique pourquoi nous sommes toujours en conflit ouvert.

Revenons à 2017. J’ai accédé au poste de Directeur adjoint au ministère des Affaires étrangères russe, responsable du dossier Conseil de l’Europe. Mon plus gros casse-tête était la crise institutionnelle. La délégation russe à l’Assemblée parlementaire du Conseil ayant été privée de ses droits essentiels, mes autorités ont donc décidé de suspendre notre contribution au budget du Conseil de l’Europe tant que ces droits ne seraient pas pleinement rétablis. Au cours de l’été 2019, en collaboration étroite avec le secrétaire général Jagland et la faction raisonnable des membres de l’APCE, nous avons pu régler le problème. La délégation russe retourna à l’Assemblée avec tous ses droits. La contribution russe au budget du Conseil fut intégralement versée.

Tout cela aurait-il été possible sans le désir sincère de mon Président et de notre classe politique de maintenir la Russie au sein de la Grande Europe ? Certainement pas ! Nous avons aussi eu la chance de bénéficier, à ce moment de l’histoire, d’un dirigeant responsable et indépendant au Conseil (Jagland).

Que se passa-t-il ensuite ? La Russie s’est rendue compte que les États-Unis préparaient le pire scénario en Ukraine. Nous avons fait un dernier effort, « l’offensive diplomatique » de décembre 2021-janvier 2022. Il se trouve que j’ai pu discuter personnellement de ces événements avec deux des principaux émissaires russes, le vice-ministre Riabkov (qui travaillait avec les États-Unis) et le vice-ministre Groushko (chargé du canal OTAN). La conclusion parallèle de ces deux collègues estimés : il n’y avait aucune volonté, côté États-Unis et OTAN, de chercher un compromis avec la Russie.

Dans ces circonstances, l’opération militaire spéciale est devenue l’initiative juste et sans alternative permettant de garantir la sécurité et de protéger le peuple russe, que le régime de Kiev voulait priver de sa langue, de sa religion, de sa culture et de ses valeurs.

Comment l’Occident a-t-il réagi ? Par la haine et le mantra selon lequel la seule issue est une « défaite stratégique de la Russie sur le champ de bataille ». Et aucun effort n’est épargné pour atteindre cet objectif – selon des sources ouvertes, plus de 150 milliards de dollars ont déjà été dépensés pour armer l’Ukraine. Entre parenthèses, il y a quelques années, le G-20 avait convenu de rassembler 100 milliards de dollars pour aider les pays en développement à effectuer la transition verte, mais cet engagement n’a jamais été mis en œuvre !

J’aimerais souligner que ce n’est pas la Russie qui a rompu les relations avec l’Europe (comme c’était le cas avec notre retrait du Conseil de l’Europe). La rupture est venue à l’initiative des pays occidentaux [cf. la deuxième partie du titre de notre session : l’autonomie stratégique indispensable des États européens]. Je ne ferai pas une grande révélation en déclarant aujourd’hui que cette autonomie n’existe pas et que la classe politique européenne est presque totalement contrôlée par les Etats-Unis. Cette situation peut-elle changer ? Je l’espère, et l’existence d’une organisation comme l’Institut Schiller renforce cet espoir.

Le monde multipolaire est en passe d’émerger. C’est une réalité. Les nouveaux centres de croissance — Chine, Inde, Brésil, Turquie, pays du Golfe — sont là. Leur force financière et leur influence politique vont de pair avec le succès économique. La part du G7 dans le PIB mondial est déjà inférieure à celle des BRICS.

La puissance hégémonique qui perd sa suprématie réagit malicieusement. En orchestrant des conflits internes et des guerres entre pays frères, comme dans l’ex-Yougoslavie et l’ancienne Union soviétique. Washington pourra-t-il changer le cours de l’histoire ? Je ne le pense pas. Je suis convaincu que la plupart des politiciens occidentaux l’ont compris. La question qui reste ouverte est de savoir quand l’Europe (surtout l’Allemagne et la France) se réveillera-t-elle et se libéra-t-elle du carcan de la mainmise américaine ? Lorsque cela se produira – si cela se produit – la Russie sera alors prête pour un dialogue mutuellement bénéfique d’égal à égal, sur la base de nos intérêts fondamentaux. Nous ne cherchons pas à nous isoler.

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