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II. Coopération gagnant-gagnant : projets en cours et à venir

Syrie, Iran, Liban, comment la Nouvelle Route de la soie reconstruit le Moyen-Orient

2 novembre 2017

Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France dans le monde arabe, en Afrique et en Amérique latine

1/ Le projet gigantesque OBOR (One Belt One Road) qui fait l’objet du présent colloque – « Une route une ceinture ; les Nouvelles Routes de la soie » – est au cœur de la stratégie chinoise pour les décennies à venir. A l’échelle de l’Empire du Milieu, le pays le plus peuplé du monde et le second le plus vaste de la planète, l’entreprise est de nature à bouleverser la donne dans le heartland eurasiatique cher aux géopoliticiens anglo-saxons des « Empires de la mer » : « Qui gouverne le heartland [c’est-à-dire le bloc eurasien centré autour de la Russie et de la Chine, NDLR] domine l’île-monde et qui gouverne l’île-monde domine le monde » écrit Harold Mackinder il y a un siècle dans son ouvrage de référence The Geographical Pivot of History (1919). Le projet des Routes de la soie devrait également inaugurer une ère nouvelle pour la « ceinture verte musulmane » qui, entre Atlantique et Pacifique et sur 50 degrés de latitude, a toujours été une zone convoitée pour sa position stratégique et sa richesse, disputée entre les empires eurasiatiques et les empires de la mer (la Grande-Bretagne de jadis, les Etats-Unis désormais, ouverts par leur configuration transcontinentale sur deux océans).

Depuis qu’à la fin de la Guerre froide (1990-1991), les néoconservateurs ont investi à visage découvert « l’Etat profond » en Amérique et en Occident, cette « Muslim Green Belt » est considérée par les Etats-Unis en proie à la tentation impériale comme une « terre de mission » à démocratiser, c’est-à-dire à coloniser, à atomiser en entités ethniques ou confessionnelles, et à contrôler afin d’éviter toute réémergence des puissances eurasiennes. Ces dernières y voient un glacis, une zone de « fortifs », un sas protecteur, en quelque sorte une partie du rimland (c’est-à-dire la zone ceinturant le heartland), pour reprendre le concept développé par Skypman, autre père de la géopolitique. Elle constitue en tout cas un enjeu stratégique majeur pour les empires de la mer comme pour les empires eurasiens. Pour la Chine, qui ne cache plus ses ambitions géopolitiques, l’expansion économique dans une zone vaste et riche où elle a de vieilles traditions, est essentielle, d’autant qu’elle englobe des Etats comme l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Turquie et l’Iran, véritables « pivots géopolitiques » permettant à la fois d’avoir accès à des régions-clés comme le « croissant fertile » ou le golfe Persique et de limiter cet accès à la concurrence.

Outre ses objectifs économiques (offrir des débouchés à ses surcapacités de production industrielle) et politiques (réaménager son territoire afin d’en atténuer les déséquilibres), il intègre donc une ambition géopolitique pour le XXIe siècle : il s’agit pour Pékin d’assurer son approvisionnement en matières premières, notamment énergétiques, et d’affirmer son influence économique sur les 64 pays traversés, de l’Eurasie au continent africain, par un projet « fédérateur ».

« Une ceinture, une route » est fondé sur une logique constructive de coopération aux antipodes de l’approche militaire et dévastatrice (cf. le chaos dit constructeur) adoptée par les Etats-Unis depuis plus d’un quart de siècle. Le projet OBOR (qui a pris corps depuis mars 2013 avec le président Xi-Jinping) touche 4,4 milliards d’habitants (près des deux tiers de la population mondiale), comporte 900 projets, des financements de 900 milliards de dollars, soit quatre fois le Plan Marshall (1947-1952). Par son envergure géographique et financière, il ne peut que séduire les 16 pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord concernés par la nouvelle « Ceinture économique de la Route de la soie » (Silk Road Economic Belt) et par la résurrection des anciennes routes : Bahreïn, Egypte, Iran, Irak, Israël, Liban, Jordanie, Koweït, Oman, Palestine, Qatar, Arabie saoudite, Syrie, Turquie, Emirats arabes unis, Yémen.

S’agissant de la puissance rivale qui constitue à terme une menace globale pour l’hégémonie américaine, différemment mais peut-être plus encore que la Russie renaissante, la mise en parallèle des Nouvelles Routes de la soie avec le projet de « Grand Moyen-Orient » brandi par George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 comme pièce maîtresse de sa « guerre contre le terrorisme », vient naturellement à l’esprit. Précisons d’emblée que « mettre en parallèle » ne revient pas à assimiler…

Dans le Grand Moyen-Orient de George Debeliou Bush, le monde arabo-musulman de l’Atlantique au Pacifique n’est qu’une zone stratégique à conquérir, à contrôler ou à détricoter. On connaît la saga tragique qu’a provoquée cette imagination perverse des bigots néoconservateurs. La Nouvelle Route de la soie envisage l’avenir de cette « ceinture verte » et de ses abords européens ou africains dans une optique très différente. Une coopération gagnante-gagnante, proposent les Chinois. C’est une confrontation perdant-perdant qui était « écrite » dans les astres des prophètes sorciers neocons.

2/ Les trois pays concernés par cette présentation (Iran, Syrie, Liban) sont évidemment intéressés par la réouverture de l’un des trois corridors terrestres majeurs, celui reliant la Chine, l’Asie centrale et l’Asie occidentale (c’est-à-dire le Moyen-Orient) et la revivification des Routes maritimes de la soie sillonnant l’océan Indien, le golfe Persique, la mer Rouge, le canal de Suez et la Méditerranée.
La Syrie aura une place spéciale dans le projet OBOR (One Belt One Road). Pékin s’est impliqué dans le règlement de la guerre en Syrie depuis octobre 2011 et a nommé un représentant spécial en 2016. Toutefois la paix ne peut être rétablie que dans le respect du droit et le retour aux principes onusiens. La reconstruction ne saurait être conçue dans le schéma classique : un pool de bailleurs, émanation de l’Occident, et une Syrie à la merci des bienfaiteurs qui l’ont détruite.

Or, OBOR prévoit de reconstruire la Syrie dévastée sur des bases nouvelles, respectant sa liberté et hors de toute menace. Il vise à lui assurer un environnement plus stable, l’Asie du Sud-ouest étant structurée autour de deux corridors (avec des rôles majeurs notamment pour l’Iran, l’Irak, la Syrie…), qu’il s’agisse du corridor ferroviaire (cf. l’axe lancé en 2011) et autoroutier (allant de Urumqi au Proche-Orient) ou maritime débouchant sur la Méditerranée par Suez. 30 milliards de dollars sont d’ores et déjà programmés pour la Syrie, dont 2 milliards pour un parc industriel pour 150 entreprises chinoises. Avant la guerre, la Chine avait investi des dizaines de milliards de dollars dans l’industrie pétro-gazière (région de Deir Ezzor).

La Nouvelle Route de la soie traversera la Syrie (cf. Asia Times), celle-ci devant accueillir une des plateformes programmées. Les investissements, les financements, les chantiers chinois seront gérés par une commission spéciale bilatérale, assistée par un cabinet juridique chinois basé à Pékin. Les expositions et rencontres syro-chinoises sur le thème de la reconstruction se multiplient, attirant des centaines d’investisseurs chinois, à Pékin mais aussi à la Foire internationale de Damas en septembre 2017.

S’inscrit dans cette perspective le « Pont terrestre mondial » de l’Institut Schiller, réservant une place spécifique à la reconstruction de l’Asie du Sud-ouest, en écho à la « stratégie des cinq mers » à laquelle se réfère le président Bachar al-Assad en 2004, appelant à la création d’un réseau d’infrastructures entre la Méditerranée, l’océan Indien, la mer Rouge, la mer Caspienne et la mer Noire.

Selon les autorités syriennes, la Chine, la Russie et l’Iran auront la priorité absolue concernant les projets de reconstruction et le domaine des infrastructures. La Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (BAII), qui finance les Routes de la soie, interviendra dans les secteurs agricole et industriel, sans oublier les communications entre la Syrie, l’Irak et l’Iran, trio qui doit constituer une plateforme incontournable d’OBOR.

Le Liban est concerné par les Routes de la soie. Le projet « Une ceinture, une voie au Liban, de Pékin à Beyrouth » a été lancé en novembre 2016 par le groupe Fransabank et d’autres partenaires libanais ou chinois, dont l’Association chinoise pour l’amitié avec les peuples étrangers (ACAP), l’objectif étant d’attirer les investisseurs et industriels chinois vers les secteurs productifs. Selon le Premier ministre Saad Hariri (au nom prédestiné), le Liban devrait pouvoir offrir aux investisseurs du Céleste Empire une place de choix dans la reconstruction de la Syrie.

Plusieurs accords ont été signés en cette année 2017, le premier entre la Fédération des chambres de commerce et d’industrie du Liban (FCCIAL) et la Chambre de commerce internationale de la Route de la soie (CCIRS), le deuxième entre le conseil municipal de Beyrouth et une alliance de plusieurs villes de Chine, d’Iran, de Chypre (peut-être, avec réserve, de Turquie), et le troisième entre l’Union des chambres arabes et le CCIRS.

Le quatrième accord, signé en septembre 2017 à Pékin par le ministre libanais de l’Economie et du Commerce, dans le cadre de la Nouvelle Route de la soie, concerne le corridor ferroviaire et routier entre la Chine et l’Europe, dont l’une des branches devrait passer par le Liban. Les deux pays s’engagent à renforcer leurs liens et leur coopération dans le domaine des transports, des infrastructures, des investissements ou encore des énergies.

On notera à cet égard que le Liban, à l’instar de la Syrie, fut jadis une étape (Beyrouth, Tyr) des Routes de la soie qui inspirent le projet de maintenant.
L’Iran est disposé à s’engager dans la Nouvelle Route de la soie, avec ses voisins (Irak-Syrie-Hezbollah), ce qui facilitera l’ouverture de son corridor reliant Téhéran à la Méditerranée. En effet, la Chine a toujours maintenu ses relations commerciales avec l’Iran en dépit des sanctions et les sociétés chinoises y ont massivement investi.

En janvier 2016, le président Xi-Jinping signait à Téhéran 18 accords de coopération afin de porter le commerce annuel à 40 milliards (600 milliards prévus à terme).
L’Iran joue un rôle majeur en matière de sécurité énergétique de la Chine, notamment depuis l’accord nucléaire de 2015 (son premier client pour le pétrole, avec 575 000 barils/jour, 9 % du total) : plusieurs dizaines de milliards de dollars sont déposés en Chine pour régler des achats.

Dans le cadre des Routes de la soie, le projet essentiel porte sur la construction, lancée en février 2016, d’une ligne de TGV Urumqi (Xinjiang)-Téhéran de 3200 km via le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Pour Pékin il est vital d’intégrer l’Iran dans OBOR (sur terre et par mer) en raison de sa position stratégique et de son importance économique.

Les relations sino-iraniennes ont un caractère stratégique pour les deux pays (convergence en politique étrangère sur la Syrie et l’Afghanistan). Pékin fournit des armes à Téhéran et son statut de membre permanent du Conseil de sécurité constitue une garantie pour l’Iran. L’Iran a d’ailleurs un pied dans l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et devrait devenir membre de plein droit.
OBOR, qui intègre dans un vaste ensemble de coopération économique « gagnant-gagnant » une bonne partie du Grand Moyen-Orient, notamment la Syrie et ses voisins (l’Iran, le Liban, l’Irak), ainsi que ses alliés (la Russie, la Chine), répond aux attentes d’une Syrie invaincue, mais en partie détruite, d’un Liban miné de toutes parts et de l’Iran menacé par l’Amérique de Trump. Le projet est de nature à bousculer les déséquilibres régionaux, à réorienter les échanges et à briser la logique Nord dominant-Sud dominé.

S’adressant à trois Etats stratégiquement liés par les crises du Moyen-Orient, notamment la « guerre universelle » en cours dont la Syrie est le théâtre en même temps qu’un enjeu majeur, OBOR propose un autre avenir que la « démocratisation bombardière » et la guerre anti-terroriste hypocrite imposée par l’Empire atlantique. Certes, la Nouvelle Route de la soie est un projet chinois, conçu, financé, mis en œuvre sous l’égide de la Chine ; il est pensé comme un instrument d’influence et non comme une œuvre de bienfaisance, mais il offre aux trois pays de solides perspectives de stabilité, de coopération respectueuse et une certaine assurance contre l’extrémisme et la menace terroriste. Il reconstruit leur avenir.


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