« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
Accueil > Veille stratégique
18 octobre 2022
Alors que les perspectives de trouver les coupables du sabotage des pipelines Nord Stream 1 et 2 semblent lointaines, l’analyse du lieutenant-colonel suisse à la retraite, Ralph Bosshard, en s’en tenant aux défis techniques que représentaient cette entreprise, donne des clefs de compréhension sur ce qui s’est passé.
Ralph Bosshard, lieutenant-colonel suisse à la retraite, a servi dans la mission spéciale de surveillance de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE SMM) en 2014, où il était officier supérieur de planification. Ses fonctions l’ont amené à Kiev, Marioupol et Dniepropetrovsk, entre autres. Jusqu’en 2017, il a été conseiller militaire spécial auprès du représentant permanent suisse auprès de l’OSCE et de l’ambassadeur suisse à Kiev. De 2017 à 2020, il a été officier des opérations au sein du groupe de planification de haut niveau de l’OSCE, qui a planifié une opération militaire de maintien de la paix dans le Caucase du Sud. Il a aimablement fourni à l’Institut Schiller international et à l’EIR son évaluation sur le sabotage des gazoducs Nord Stream. Ce faisant, il met en évidence les réalités physiques de la conduite d’une telle opération, puis souligne le paradoxe dévastateur qui en résulte : lorsque les pays de l’OTAN accusent la Russie d’avoir fait sauter les gazoducs Nord Stream, ils disent au monde que la Russie a des capacités de guerre sous-marine bien supérieures à celles de l’OTAN ! Il considère néanmoins qu’« une paternité occidentale est beaucoup plus plausible qu’une paternité russe ».
Le copyright est détenu par l’auteur et l’article complet ne peut être publié sans son autorisation.
L’examen de la faisabilité d’un acte de sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 au large de Bornholm confirme qu’un auteur occidental est nettement plus plausible qu’un russe. Néanmoins, des histoires sur une opération russe sous faux drapeau continuent de circuler dans les médias occidentaux. Cela ne semble pas crédible. Cependant, si les Russes étaient en fait responsables de la destruction de Nord Stream 1 et 2, cela devrait susciter la plus grande inquiétude dans les capitales occidentales.
Il a été dit, entre autres, que les Russes avaient déjà miné les gazoducs pendant la phase de construction, pour pouvoir ensuite les détruire à tout moment. Outre le manque de logique d’un tel événement, certains arguments techniques s’y opposent. Un premier contre-argument est que les explosifs, chimiquement parlant, vieillissent mal. Ce processus de vieillissement fait que les explosifs se décomposent au fil des ans à tel point qu’une explosion n’est plus garantie [1]. Mais le contraire peut également se produire : des explosifs stockés peuvent exploser des années plus tard en raison des moindres changements environnementaux. Dans le cadre de la planification de la destruction de pipelines sous-marins dont la durée de vie est de 50 ans, cela peut constituer un problème. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dans le cadre de ses projets de gestion des stocks, a acquis une grande expérience des munitions stockées, qui peuvent exploser au moindre incident et sont donc dangereuses à manipuler. Dans les forces armées qui ont l’expérience des sites de dynamitage permanents, comme les forces armées allemandes, les forces armées autrichiennes et les forces armées suisses, l’entretien de ces sites de dynamitage était assuré par des unités professionnelles, comme l’organisation Wallmeister ou le Corps de Garde des Forteresses. Une charge explosive fixée à un pipeline déjà en construction nécessiterait un entretien régulier, y compris le remplacement de l’explosif si nécessaire. Cela peut s’avérer complexe. Le contrôle et l’entretien des pipelines souterrains sont assurés par ce que l’on appelle des « cochons » [2]. Il s’agit d’appareils autonomes qui font des allers-retours à l’intérieur des canalisations et en contrôlent l’état à l’aide de divers dispositifs de mesure. Cependant, le déploiement d’un « cochon » à plusieurs centaines de kilomètres de l’endroit où il a été inséré est un défi technique qu’il ne faut pas sous-estimer. Mais si un tel cochon de maintenance avait inséré une charge explosive dans les pipelines Nord Stream de l’intérieur, le schéma des dommages le révélerait immédiatement. Toutefois, la question de savoir si une enquête véritablement indépendante sur l’acte de sabotage sera un jour menée reste très ouverte. Un autre défi technique concerne la détonation d’une charge explosive dans un endroit aussi difficile d’accès que les pipelines sous-marins, car les détonateurs (amorces) subissent également des processus de vieillissement, de sorte qu’ils ne fonctionnent plus de manière fiable des années après leur production. Un câble d’allumage électrique de plusieurs centaines de kilomètres de long nécessiterait également une inspection et un entretien réguliers. L’idée qu’un pipeline puisse être détruit des décennies après sa construction, à partir d’un site d’explosion situé à plusieurs centaines de kilomètres, en appuyant sur un bouton, pour ainsi dire, est naïve.
Il serait beaucoup plus sûr de produire l’électricité nécessaire à la détonation d’un détonateur électrique à une distance sûre du site de l’explosion avec une machine de dynamitage , par exemple au moyen d’une manivelle. Pour cela, il faudrait, au préalable, placer un détonateur électrique dans l’explosif à un endroit préparé à l’avance et le relier à la machine de dynamitage par un câble. Cela nécessite également la présence physique des saboteurs sur le site.
La variante de la détonation à distance par un émetteur radio ou un téléphone portable doit bien sûr être envisagée. Cependant, dans l’eau froide du fond de la mer Baltique, les accumulateurs et les piles nécessaires se déchargent rapidement. Et les ondes électromagnétiques ne pénètrent pas assez profondément dans les eaux. Les sous-mariniers connaissent les problèmes d’accessibilité des sous-marins immergés, et même les ondes longues utilisées pour les communications sous-marines ne pénètrent pas à des profondeurs de 70 m et plus. Pour cette variante, un relais aurait dû être installé près du lieu du crime avant l’opération de sabotage, pour assurer la liaison entre le déclencheur et le lieu de détonation. Toutes ces considérations laissent penser que les actes de sabotage des deux gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été réalisés sur place. Compte tenu de la distance entre les scènes de crime, il est concevable que le même groupe de personnes soit responsable des deux actes de sabotage. Cependant, la liaison la plus courte entre les deux lieux traverse une zone d’entraînement maritime de la marine danoise. La présence physique d’un navire, d’un sous-marin ou d’un drone sous-marin est beaucoup plus facile à assurer depuis le territoire de l’OTAN que depuis les bases de la marine russe dans l’oblast de Kaliningrad, à 300 km de là. Si, toutefois, la marine russe parvenait à surmonter tous ces obstacles techniques et tactiques et à s’approcher sans être détectée de la scène du crime, puis à y effectuer de nombreux travaux préparatoires, à déclencher la détonation et à repartir sans être détectée, il s’agirait d’un véritable exploit, qui devrait déclencher l’alarme dans les capitales occidentales.
Tous ces problèmes peuvent être évités si l’on place simplement une grande charge explosive de quelques centaines de kilogrammes sur le gazoduc à partir d’un sous-marin ou d’un drone sous-marin. Cependant, transporter une telle charge sans être détectée à travers 300 km d’eaux contrôlées par l’OTAN n’est pas si facile. Si les Russes y étaient parvenus, pratiquement toutes les infrastructures sous-marines des pays de l’OTAN auraient été mises en péril, y compris le gazoduc « Baltic Pipe » [3] qui a été inauguré il y a quelques jours, ainsi que tous les câbles de communication sous-marins et de nombreuses lignes électriques. Cela changerait aussi radicalement l’image des forces armées russes prétendument incompétentes, que les sources occidentales ont amplement diffusée ces derniers mois, et jetterait en même temps une lumière négative sur les forces navales des pays de l’OTAN et des pays candidats concernés. Il est possible que la guerre des fonds marins soit désormais arrivée en Europe, et la question se pose de savoir si nous sommes à la veille d’une vague de sabotage sans précédent visant les infrastructures sous-marines à la périphérie de l’Europe, qui prive le continent de gaz et des télécommunications. Si cela se produit, dans la guerre de l’Occident contre la Russie, les événements sur le front de l’Ukraine orientale seront soudainement sans importance.
Quiconque examine objectivement la faisabilité d’un acte de sabotage contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2 au large de Bornholm doit en venir à reconnaître que la paternité occidentale est considérablement plus plausible que la paternité russe. Si, toutefois, les États-Unis, le Danemark, la Pologne et peut-être d’autres alliés de l’OTAN étaient responsables, l’Allemagne en particulier devrait en tirer les conséquences. On peut maintenant se demander quel est le but des spéculations et des théories du complot qui circulent dans les médias occidentaux ces derniers jours autour du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Le but est peut-être simplement d’entourer de brouillard la version évidente et la plus plausible d’une paternité américaine. A l’avenir, on ferait bien de considérer les organes de communication en Occident avec un certain degré de scepticisme.
Le premier article du lieutenant-colonel (retraité) Ralph Bosshard intitulé « Sabotage des gazoducs Nord Stream : pour une fois la question ‘Cui bono ?’ ne suffit pas »est disponible dans la revue EIR.
[1] L’auteur en a fait lui-même l’expérience en détruisant des munitions non explosées.
[2] Voir Andree Büchner, Harry Hauck, Hans Langenhagen, Jörg Voigtlände : Inspektionsmolch für Pipelines, Jahresbericht 1996 Zentralabteilung Forschungs- und Informationstechnik, version abrégée, en ligne sur https://www.hzdr.de/FZD/TT/Molch.pdf. Voir les pages d’accueil des fournisseurs commerciaux de la branche, par exemple Cryotainer, en ligne sur https://www.cryotainer.com/de/dienstleistungen/molchen-von-rohrleitungen et ARS Betriebsservice, https://ars-bs.com/leistungsspektrum/pipelineservice-betriebsfuehrung/molchung/durchfuehrung-von-reinigungs-und-entleerungsmolchungen.
[3] Voir le die entsprechende Mitteilung der Europäischen Kommission sous https://germany.representation.ec.europa.eu/news/gas-von-norwegen-nach-polen-eu-geforderte-baltic-pipe-eroffnet-2022-09-27_de.