« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

Accueil > Notre action > Conférences > La folie des politiques menace de nous entraîner dans une guerre nucléaire > Les discours de la conférence

Visioconférence du 26 mai

« Pourquoi les Etats-Unis rejettent le gagnant-gagnant ? »

9 juin 2022

Présentation, lors de la visioconférence de l’Institut Schiller du 26 mai 2022, de Ray McGovern, ancien analyste de la CIA et ex-conseiller de la présidence américaine, co-fondateur de l’association VIPS.

Merci pour l’avertissement (son intervention suivait celle du colonel Richard Black) ; je vais devoir faire attention à ce que je dis ! Je commencerai sur une note différente, en restant en phase avec l’aspect français de la question. Je voudrais citer un héros de guerre français de la Seconde Guerre mondiale, Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), qui a écrit une nouvelle intitulée Le Petit Prince. Pour le citer correctement, je vais vous lire comment il l’a présenté : « Le thème principal du Petit Prince est l’importance de regarder sous la surface pour trouver la vraie vérité et le vrai sens d’une chose. C’est le renard qui apprend au prince à voir avec son cœur et pas seulement avec ses yeux. Malheureusement, dit l’auteur, la plupart des adultes ont du mal à faire cela. »

Nous allons donc parler un peu de folie ici, n’est-ce pas ? Le colonel Black (l’intervenant précédent, en évoquant le risque de guerre nucléaire) a demandé : « Sommes-nous tous devenus fous ? » Une question très légitime, étant donné l’aspect nucléaire du problème. Permettez-moi d’aborder très brièvement cette question, en rappelant que le colonel Richard Black est l’un des 21 signataires du mémorandum des Veteran Intelligence Professionals for Sanity, adressé au président Biden le 1er mai.

Ce que nous y disons a été repris une semaine plus tard par le chef de la CIA et la directrice du Renseignement national devant la commission des Services armés du Sénat.

Avril Haines, la directrice du Renseignement national, a déclaré au sénateur (républicain) de Virginie, Jim Warner (président de la commission des Forces armées du Sénat) : « Sénateur, nous ne voulons pas de guerre nucléaire. Nous pensons que l’une des principales choses qui pourrait déclencher une guerre nucléaire est que Poutine sente qu’il est sur le point d’être vaincu en Ukraine. »

En tant que directrice du renseignement, elle ne fait pas de politique, mais notre politique devrait clairement être : «  Bonjour ! Ne laissons pas Poutine percevoir qu’il va être vaincu en Ukraine. Sinon, il pourrait utiliser des armes nucléaires. »

Or, la politique est bien différente, n’est-ce pas ? C’est le fait de voir Nancy Pelosi (députée démocrate et présidente de la Chambre des représentants) emmener Chuck Schumer (chef de la majorité démocrate au Sénat) et beaucoup d’autres politiciens en Ukraine. « Donc, nous voulons une victoire totale », comme cela a déjà été dit. « Nous voulons une défaite totale pour Poutine. » Cela n’a aucun sens. L’auteur Saint Exupéry a raison de dire que les adultes ont vraiment du mal à comprendre le sens caché sous la surface.

Je continue à me demander pourquoi le président Biden a jugé nécessaire, environ six semaines après son entrée en fonction, d’aborder le défi chinois. Il a dit quelque chose du genre : « La Chine essaie de devenir le pays le plus puissant du monde sur le plan économique et militaire. Cela ne se produira pas sous ma surveillance. » Pourquoi pas ? Les Chinois ont-ils des intentions agressives ? Non, si vous connaissez un tant soit peu la civilisation chinoise des derniers millénaires. Ont-ils beaucoup à faire dans leur propre pays ? Bien sûr, et ils le font bien. Ainsi, les Chinois ont ce concept bizarre qu’on peut avoir une situation gagnant-gagnant, comme si les deux parties se disaient : « Ne pouvons-nous pas simplement nous entendre ? »

En fait, il y a une longue histoire derrière cela. Nous avons besoin d’un ennemi si nous voulons nourrir les industriels de la défense afin qu’ils nourrissent nos politiciens et s’approprient plus d’argent - vous connaissez l’histoire. Quoi qu’il en soit, si vous y regardez plus en profondeur, sous la surface, pourquoi pas ? Pourquoi pas une situation gagnant-gagnant ?

Vladimir Poutine a présenté les choses un peu différemment. Certains d’entre vous se souviennent peut-être (c’était il y a tout juste neuf ans) que nous étions au bord d’une guerre contre la Syrie - une guerre ouverte, avec des missiles Tomahawk, etc. Qui a tiré Obama d’affaire ? Il s’avère que le type en question est Vladimir Poutine. Nous savons, a-t-il dit, que vous accusez le président syrien Bachar el-Assad d’avoir lancé une attaque chimique en dehors de Damas. Nous pensons que ce n’est pas vrai, que vous avez été piégés par la désinformation. Quoi qu’il en soit, nous avons passé un accord avec les Syriens. Nous avons convenu avec eux de récupérer toutes leurs armes chimiques sous la supervision de l’ONU et de les faire détruire, si vous le permettez, sur un de vos navires de guerre spécialement équipés pour détruire les armes chimiques. Obama a répondu : « Vraiment ? » Parce que le secrétaire d’État américain John Kerry ne lui avait pas parlé de ça. Mais ils y travaillaient.

Si je mentionne cela, c’est parce que c’est le point culminant des relations entre les États-Unis et la Russie au cours des dernières décennies.

Que s’est-il passé ? Poutine a écrit une tribune dans le New York Times du 12 septembre 2013. Il y abordait ce gagnant-gagnant, ce « pourquoi ne pouvons-nous pas nous entendre ?  » Parce qu’il a vu ce qui allait arriver à cause de ce qu’Obama venait de dire dans un grand discours.

Voilà ce qu’a écrit Poutine dans le New York Times :

« Si nous pouvons éviter le recours à la force contre la Syrie, cela améliorera l’atmosphère des affaires internationales et renforcera la confiance mutuelle. Ce sera notre réussite commune et cela ouvrira la porte à une coopération sur d’autres questions cruciales.
« Ma relation professionnelle et personnelle avec le président Obama est marquée par une confiance croissante. Je l’apprécie. J’ai étudié attentivement son discours à la nation le 10 septembre. Et je ne suis pas d’accord avec l’argument qu’il a avancé sur l’exceptionnalisme américain, déclarant que la politique des États-Unis est ’ce qui rend l’Amérique différente. C’est ce qui nous rend exceptionnels’. Il est extrêmement dangereux d’encourager les gens à se considérer comme exceptionnels, quelle que soit leur motivation. Il y a des grands et des petits pays, des riches et des pauvres, des pays qui ont une longue tradition démocratique et d’autres qui cherchent encore leur chemin vers la démocratie. Leurs politiques diffèrent également. Nous sommes tous différents, mais lorsque nous demandons la bénédiction du Seigneur, nous ne devons pas oublier que Dieu nous a créés égaux. »

« Dieu nous a créés égaux. » Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? En d’autres termes, ce que dit Poutine, c’est : « Vous, Monsieur le Président, vous vous vantez d’être exceptionnel. Vous devez savoir que, même dans cet éditorial très conciliant et plein d’espoir, je ne suis pas d’accord. Je pense que toutes les nations sont égales, qu’elles soient exceptionnelles ou non, et il faut que vous le sachiez dès le départ. »

Un témoignage de cela me vient maintenant à l’esprit. Il est de rigueur aux Etats-Unis de conclure chaque discours avec « Dieu bénisse les États-Unis d’Amérique ». Intéressant, n’est-ce pas ? Il n’y a rien dans la littérature biblique judéo-chrétienne qui permette à quiconque, même au Président des États-Unis, d’utiliser l’impératif avec Dieu. « Dieu, tu bénis les États-Unis d’Amérique. Le reste du monde, eh bien, c’est à ta discrétion, mais tu bénis les États-Unis ». C’est un petit symptôme de ce à quoi nous sommes confrontés.

Il y a une autre façon d’être. Je ne sais pas si beaucoup de nos auditeurs ici connaissent Kurt Vonnegut (1922-2007), le romancier. C’était l’humaniste suprême, agnostique, et pourtant, il a indiqué très clairement une autre façon de se comporter. Vous devez savoir que Kurt Vonnegut faisait partie de la 106e division d’infanterie pendant la bataille des Ardennes. Il a été capturé par les Allemands et emmené à Dresde, juste avant les bombardements incendiaires effectués par l’Armée de l’air américaine et la Grande-Bretagne. Pendant ces bombardements, il s’est caché dans un entrepôt avec d’autres prisonniers de guerre, et lorsqu’ils ont pu sortir à l’air libre, il a été chargé de dégager les cadavres enfouis sous les décombres, de les identifier et de les enterrer dignement s’il trouvait un bout de pelouse ayant survécu. Pourquoi est-ce que je vous parle de cela ? C’est parce que Vonnegut a connu l’humanité dans ce qu’elle a de pire. Il savait ; il était là ; il a vu des gens faire ce genre de choses à d’autres.

Des années plus tard, quelqu’un lui a demandé – et encore une fois, je voudrais souligner qu’il était un humaniste, donc agnostique – Kurt, que pensez-vous de Jésus de Nazareth ?

Encore une fois, je veux citer exactement ses propos : « Comme tous les humanistes, je dis de Jésus que si ce qu’il a dit est bon et que tant de choses sont absolument belles, qu’importe qu’il soit Dieu ou pas ? Si Jésus n’avait pas prononcé le Sermon sur la Montagne, avec son message de miséricorde et de pitié, je ne voudrais pas être un être humain. Je préférerais être un cafard. »

Il faisait référence au Sermon sur la Montagne (Matthieu, 5.1-7.29), et je l’ai relu ce matin. Je voudrais juste citer quatre des huit « béatitudes », en expliquant pourquoi elles ne s’appliquent pas à la situation présente et à quel point l’exceptionnalisme américain en est éloigné.
• « Heureux ceux qui sont doux (...). » Hum !
• « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice (...) ». La justice, Waouh ! Cela signifie que tout le monde est égal, non ? Pas d’exception ni d’exceptionnalisme, si je lis bien.
• « Heureux ceux qui procurent la paix (...). »
Prenons encore celle-ci, c’est la dernière :
• « Heureux serez-vous lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal (...). »
Réjouissez-vous de cela ! Vous êtes en bonne compagnie, c’est exactement ce qu’ils ont fait aux premiers prophètes.

C’est plus facile à dire qu’à faire, mais je pense que nous devons le faire. Nous devons continuer à le faire. Il y a un trait typiquement américain que j’ai remarqué : les gens sont réticents à faire quelque chose qui pourrait ne pas réussir. En d’autres termes, qui voudrait qu’on se moque de lui ? Qui voudrait faire quelque chose par principe et s’entendre dire ensuite : « Ray, qu’est-ce que tu croyais faire en tournant le dos à une personnalité politique belliqueuse ? ». Il y a cette réticence naturelle à faire des choses que notre cœur, sous la surface, nous inciterait à faire.

L’un de mes prophètes est Daniel Berrigan (1921-2016) prêtre jésuite et pacifiste militant, poursuivi par le FBI, qui aurait eu 101 ans le mois dernier. Après avoir mené cette action dans les environs de Baltimore, en brûlant des listes de noms d’appelés pour empêcher leur départ au Vietnam, nous étions dans le seul bâtiment fédéral de cette petite ville. Nous étions assis là, dans ce bureau de poste, et je me disais : « Waouh ! C’était une grosse action. Est-ce qu’on était fous ? C’est ce que tout le monde va dire. Est-ce qu’on essaie seulement d’attirer l’attention ? Est-ce que ça valait vraiment la peine de le faire ? »

Daniel Berrigan m’a dit alors : « Je me suis dit : Ecoute, Dan, le bien vaut la peine d’être fait parce qu’il est bon. Le résultat n’est pas sans importance, mais il est secondaire par rapport à la bonté de l’acte. Tu dois aller de l’avant et le faire. »

Dan Berrigan n’était pas seulement quelqu’un de courageux, c’était un poète, et il avait aussi un grand sens de l’humour. Je dis cela parce qu’en faisant ce travail, vous allez être déçu. Vous devez avoir un solide sens de l’humour. Dan raconte ce qui s’est passé ensuite, dans ce petit bureau de poste. Nous étions environ huit, et son frère Phil portait son col de clerc et tout. « A ce moment-là, raconte Dan, sinistrement, la porte s’ouvre, et entre le type même de l’inspecteur du FBI. Regardant la pièce, il voit Phil et dit : ’Encore vous ! Je vais changer de religion !’  » « C’était le plus grand compliment qu’on pouvait adresser à mon frère », écrit Dan. Ou comment il faut garder le sens de la lumière en ces temps difficiles.

Rappelez-vous que lorsque nous parlons d’un « ordre basé sur des règles », une sorte de substitut de l’ONU ou de Westphalie, il y a une règle qui est plus importante que toutes les autres : « La plus grande de ces règles, c’est l’amour », comme Helga l’a mentionné.

Nous devons tous nous rappeler qu’au fond de nous-mêmes, nous avons besoin de comprendre les autres. Nous devons essayer, aussi doucement que possible, de leur ôter l’idée qu’ils sont exceptionnels et qu’ils peuvent dominer le reste du monde. Cela n’aura de toute façon pas lieu. Mais plus vite nous nous en rendrons compte, mieux ce sera. Quand je dis « nous », je parle des Américains, bien sûr.

Je voudrais terminer par deux choses, d’abord une petite citation de Teilhard de Chardin (1881-1955) : « Le jour viendra où, après avoir maîtrisé les vents, les marées et la gravité, nous maîtriserons les énergies de l’amour. Et ce jour-là, pour la deuxième fois dans l’histoire du monde, l’homme aura découvert le feu. »

Et pour terminer, je citerai simplement Friedrich Schiller (1759-1805), qui a donné son nom à cet institut. Certains d’entre vous reconnaîtront ces mots, car Beethoven a décidé de les voler également : « Alle Menschen werden Brüder [und] Schwestern ». Tous les hommes deviennent frères et sœurs...

Nous pouvons nous en sortir, il suffit de s’en souvenir. Et rappelez-vous que de toutes les règles, « la plus grande, c’est l’amour ».
Merci beaucoup.

Votre message