« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Visioconférence des 26 et 27 juin 2021
1ère session
7 juillet 2021
Ray McGovern, ancien analyste de la CIA et co-fondateur des Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS)
Laissez-moi vous rappeler qu’il y a maintenant cinq ans, une petite délégation, dont je faisais partie, s’est rendue en Crimée. C’était pour la commémoration de l’attaque de l’Union soviétique par les nazis, dont nous connaissons le résultat : 27 millions (26, selon Poutine) de Russes ou de Soviétiques sont morts. Vu ? En comparaison, combien d’Américains ont perdu la vie lors de la Seconde Guerre mondiale ? Combien ont été tués ? Un peu plus de 400 000. Faites le calcul…
C’était donc l’anniversaire de l’attaque nazie. Il y avait un rassemblement assez important en Crimée. Nous étions une petite délégation, et on m’a demandé de prendre la parole. La meilleure chose qui m’est venue à l’esprit, c’est de réciter un poème que j’avais appris à l’université, du poète russe Nikolaï Nekrassov (1821-1877), qu’on a surnommé « le poète du chagrin ». Ce poème s’intitule : En entendant les horreurs de la guerre.
« En entendant les horreurs de la guerre, A chaque nouvelle victime de la bataille, Je ne suis pas désolé pour son ami, ni pour sa femme, Je ne plains même pas le héros lui-même. Hélas, l’épouse sera consolée, L’ami oublie le plus cher ami, Mais quelque part il y a une âme Qui se souviendra jusqu’à la tombe ! Au milieu de l’hypocrisie de nos affaires Et de toute la banalité et la trivialité, Unique parmi ce que j’ai observé dans le monde, Saintes et sincères larmes, Les larmes des pauvres mères ! Elles ne peuvent oublier leurs pauvres enfants, Qui ont péri sur le champ de bataille sanglant, Tout comme le saule pleureur ne relève jamais Ses branches pendantes. »
Poignant ? Oui. Pertinent ? Absolument. Ce jour-là, en Crimée (nous étions à Yalta), il y avait des mères, des frères, des parents de gens décédés pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan des 26 millions de citoyens soviétiques ayant péri pendant cette guerre.
Pourquoi est-ce que je dis tout cela ? Parce que, quand on voit les horreurs de la guerre, mon Dieu ! on devrait dire : Vous seriez fou, vous seriez vraiment fou d’en recommencer une ! Car c’est de ça qu’on parle, n’est-ce pas ? Ceux que les dieux veulent détruire, ils commencent par les rendre fous. C’est cela : les rendre pleins d’orgueil. L’expression originale ne vient pas d’Euripide, comme on le dit dans certains livres, elle vient de Sophocle - de l’Antigone de Sophocle. (Je dois vous dire que dans ma quatrième année de grec, nous avons traduit Antigone en entier.)
Vous seriez fou, vous seriez vraiment fou d’en recommencer une !
Il s’agit d’un orgueil démesuré. Non seulement chez le roi Créon, mais aussi chez Antigone : cet orgueil démesuré qui conduisit à la chute de nombreux héros tragiques grecs. C’est de cela qu’il s’agit ici.
Et je pense que lorsqu’il est venu à Genève pour le sommet avec Poutine, Biden était artificiellement gonflé d’orgueil. Il était en quelque sorte gonflé d’orgueil en pensant : « Waouh, maintenant je peux dire à ces Russes qu’ils doivent écouter. Et ce ne sont pas les Chinois, c’est nous. »
Une dernière chose, à ce sujet, c’est qu’il est très important de regarder les origines de ce sommet pour comprendre ce qui l’a vraiment motivé. En remontant juste avant l’annonce de la date (soit le 13 avril), quatre événements déterminants se sont produits ce jour-là. Quatre, comptez-les bien :
1. D’abord le chef de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui lance : Oh, mon Dieu ! Les Russes sont en train de masser des troupes en nombre sans précédent à la frontière de l’Ukraine ! 2. Deuxièmement, le ministre de la Défense russe répond : Vous avez bien compris, Stoltenberg. Vous avez tout à fait raison. Faites-vous crédit à deux armées et trois unités aéroportées ? 3. La troisième chose qui s’est produite, c’est que le vice-ministre des affaires étrangères, un poids lourd nommé Sergey Ryabkov (deuxième après Lavrov) a déclaré : « Écoutez, vous les Américains, vous avez l’intention d’entrer dans la mer Noire avec deux destroyers à missiles guidés – ce n’est pas une bonne idée ! Nous ne pouvons pas garantir leur sécurité. Ce n’est vraiment pas une bonne idée ! » (Entre parenthèses, ces navires ont fait demi-tour, vers la Grèce.) 4. Quatrièmement, et le plus important, Biden appelle Poutine pour lui dire : « Mon Dieu, j’espère que les choses vont se calmer, maintenant. Nous avons essayé de faire en sorte que Zelensky arrête ces déclarations délirantes, comme de reprendre la Crimée. De quelle façon aimeriez-vous avoir un sommet ? » A quoi Poutine répond : « Eh bien, vous savez, nous préférons toujours les rencontres en tête à tête. » C’est alors que le 25, je crois, il a été annoncé qu’ils se rencontreraient très rapidement, trois semaines plus tard, à Genève.
Oh, mon Dieu ! Les Russes sont en train de masser des troupes en nombre sans précédent à la frontière de l’Ukraine !
Vous avez bien compris, Stoltenberg. Vous avez tout à fait raison. Faites-vous crédit à deux armées et trois unités aéroportées ?
Qu’est-ce qui explique ce sommet si rapide et très mal préparé ? Eh bien, comme le disait le sous-titre d’un de mes articles, « Vous l’avez cherché, Joe ! » Il a eu peur, et il l’a demandé…
Je vois bien l’un de ces jeunes étudiants inexpérimentés dire (comme Jake Sullivan, par exemple) : « Monsieur le Président, vous savez, c’est sérieux. On ferait mieux de... vous savez, pourquoi pas... Ouais, pourquoi pas un sommet ? Pourquoi ne pas proposer un sommet ? » Et c’est alors que, dans ces circonstances très étranges et tendues, Biden a proposé un sommet.
En chemin, bien sûr, ils ont essayé d’informer Biden des réalités. Mon tout premier article sur le sommet portait sur la nouvelle corrélation de forces. Regardez : vous avez une quasi-alliance militaire entre la Russie et la Chine. C’est un gros problème. Ne pensez pas pouvoir exploiter la relation triangulaire entre la Russie, la Chine et les États-Unis. La porte est fermée de ce côté-là. C’est arrivé dans les années 70. Elles sont très proches l’une de l’autre. En fait, le triangle est peut-être encore équilatéral, mais ce sont deux côtés contre un. « Et vous êtes l’intrus, Monsieur le Président. »
Je ne suis pas sûr que ces étudiants aient eu assez le sens de l’histoire pour mettre en garde le Président à ce sujet. Mais s’ils l’ont fait, il s’est complètement trompé. Il a l’oreille fine. En d’autres termes, ce qu’il a dit lors de son point de presse solo après le sommet, c’est : « Je ne veux pas parler à la place de Poutine, parce que ce ne serait pas approprié. Mais disons que vous avez une frontière de plusieurs milliers de kilomètres avec un pays appelé Chine, qui essaie non seulement d’être la principale puissance économique du monde, mais aussi la principale puissance militaire du monde. »
Peu avant de quitter l’avion, il a déclaré : « Vous savez, les Russes sont dans une situation très, très délicate. Vous savez pourquoi ? Parce qu’ils sont mis sous pression par la Chine.
« Vous savez, les Russes sont dans une situation très, très délicate. Vous savez pourquoi ? Parce qu’ils sont mis sous pression par la Chine.
Est-ce qu’il le croit ? Peut-être quelqu’un lui a-t-il parlé de ce que Kissinger et Nixon avaient réussi à faire en 1972 et qu’il s’est dit « eh bien, je peux le refaire ». Si vous ne comprenez pas ce que les anciens Soviétiques avaient l’habitude d’appeler la « corrélation mondiale des forces » et comment elle a changé, en cinq décennies - ces gars qui sortent des mêmes écoles de la Ivy League que Walt Rostow, McGeorge Bundy, les meilleurs et les plus brillants sur le Vietnam, ils se croient exceptionnels. On leur dit ça depuis leur première école spécialisée. Ils croient que les États-Unis sont exceptionnels. Il est donc difficile d’avoir – comment dire ? - un retournement de mentalité, d’intégrer la réalité de ce monde nouveau où les États-Unis non seulement ne sont plus exceptionnels, ne sont plus capables de prendre l’avantage sur les autres grandes puissances, mais qu’ils ne semblent pas s’en rendre compte.
Revenons donc à la question de l’orgueil démesuré, ce vieux défaut tragique grec qui a tué Antigone ainsi que le roi Créon, et dont nous devons prendre garde à ce qu’il ne nous tue pas tous.
C’est sur ce point que Biden et Poutine doivent coopérer. La bonne nouvelle, bien sûr, est qu’ils vont entamer un dialogue sur les armements stratégiques, dans l’espoir de les réduire. Mais même là, la rhétorique est probablement plus importante que l’action, parce que la rhétorique désavoue la notion qu’une guerre nucléaire puisse être menée et qu’elle puisse être gagnée. Maintenant, je dis que c’est de la rhétorique, mais elle est importante car elle remonte à Reagan et Gorbatchev.
Cependant, ce qui me donnerait plus d’espoir, c’est que Biden se rende à Omaha et mette à l’amende l’amiral qui dirige l’équivalent du SAC, le Strategic Air Command, qui a dit « vous savez, utiliser des armes nucléaires n’est pas seulement possible, c’est probable. Eh oui, bien sûr, nous pourrions utiliser des armes nucléaires. » Donc, à moins que Biden ne soit du genre à faire cela, ou du moins à le remettre en place en lui disant « ne dis plus jamais ça », la rhétorique ne sera pas aussi puissante que je le souhaiterais.
J’ai parlé plus longtemps que je ne le pensais. Mais je serai heureux de répondre aux questions ou remarques auxquelles vous souhaitez que je réponde.
Merci.