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Les BRICS aimeraient voir la France changer l’ordre monétaire international

Par Jayshree Sengupta, économiste à l’Observer Research Foundation, New Delhi, Inde

13 février 2015

Jayshree Sengupta, économiste à l’Observer Research Foundation, New Delhi, Inde

Depuis l’Inde, je transmets mes salutations à tous les participants. Je vous souhaite bonne chance. J’espère que vos discussions traceront une perspective pour la France, pays qui vient non seulement de souffrir d’attaques terroristes, mais doit également affronter une récession économique sévère. Le nombre de chômeurs augmente et la croissance économique est en berne. J’aimerais être parmi vous aujourd’hui, mais la distance est si énorme entre l’Inde et la France !

En tant qu’admiratrice de la civilisation et de la culture française, moi, ainsi que d’autres comme moi, sommes attristés de voir la France dans un état de profond malaise. En Inde, nous suivons avec grande inquiétude les problèmes de la zone euro. Nous souhaitons une solution humanitaire aux problèmes économiques qui frappent les citoyens ordinaires. Nous aimerions qu’ils n’aient pas à souffrir des politiques fautives de leurs gouvernements.

Dans le cas de la Grèce, nous nous réjouissons à l’idée que le nouveau gouvernement va tenter d’en finir avec la politique d’austérité imposée par la troïka composée du FMI, de la BCE et de la Commission européenne, qui ont infligé des souffrances et une misère sans précédent au peuple, en particulier aux jeunes.

La Grèce doit trouver une voie pour sortir du chaos et les autres membres de la zone euro qui souffrent aux mains de la Troïka devraient en faire autant, paralysés qu’ils sont à équilibrer leurs budgets, à promouvoir leurs exportations, à faire tenir debout leurs systèmes de protection sociale et à créer des emplois pour les jeunes.

En Inde, nous savons ce que cela signifie de devoir se soumettre aux conditionnalités du FMI, lorsqu’en 1991, nous avons dû emprunter pour surmonter nos problèmes de balance de paiements. Cela signifiait chez nous des coupes claires dans le budget de l’agriculture et la protection sociale, ainsi que les premiers plans de privatisation des entreprises publiques. Beaucoup ont été vendues et continuent à l’être, provoquant la hausse du chômage.

Aujourd’hui, l’Inde s’affiche fièrement membre des BRICS, un nom forgé par un Américain en 2002 pour désigner le marché des pays émergents. Aujourd’hui, les BRICS sont devenus un groupe à l’avenir prometteur, composé de cinq géants : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud.

Réponse aux sceptiques

Les sceptiques affirment déjà que les BRICS ont des problèmes et vont s’effondrer bientôt. Tout cela parce que l’économie chinoise ralentit et que l’économie russe rencontre des problèmes à cause de la réduction drastique du prix du pétrole. Le conflit en Ukraine a déjà provoqué un recul économique de la Russie. Les sanctions imposées par l’Occident et la crainte chez les investisseurs que d’autres sanctions arrivent, ont aggravé une récession déjà commencée depuis un moment.

Environ 88 milliards de dollars ont quitté la Russie en 2014. Standard & Poor’s a récemment baissé la note de la Russie au niveau des junk bonds (obligations « poubelle », c’est-à-dire à BB+) en plaçant pour la première fois depuis une décennie les titres russes en dessous du niveau « bonne qualité » (investment grade). Le niveau « obligations poubelle », pour une entreprise ou un pays, signifie qu’on s’approche d’un défaut de paiement sur la dette. Cependant, la Russie dispose de 379 milliards de dollars de réserves et, en cas de réel besoin, la Chine dispose de 4000 milliards de titres libellés en dollar, qu’elle pourra facilement prêter à la Russie. Il reste cependant que les exportations russes ont brutalement chuté et que les importations (résultat des contre-sanctions décrétées par la Russie) ont également décliné et commencent déjà à avoir un impact négatif sur l’Allemagne. Les sanctions russes commencent à frapper les pays de la zone euro.

Le Brésil doit également faire face à des problèmes d’exportation, en particulier pour ses matières premières. Il exporte du minerai de fer ainsi que des produits agricoles comme le soja, le café et le sucre, dont les prix s’effondrent. Le Brésil affiche aussi un déficit budgétaire considérable et certains l’accusent de trop dépenser dans le social. Seule l’Inde semble en bonne voie pour une meilleure croissance économique et de bonnes perspectives. Elle devrait atteindre une croissance de 6,5 % cette année. Cependant, il lui reste bien des problèmes à résoudre, avec 22 % de sa population vivant en dessous du seuil de pauvreté, dont 300 millions de personnes dans un état d’extrême pauvreté.

L’Afrique du Sud a également de gros problèmes à surmonter : seulement 1,4 % de croissance en 2014 et un taux de chômage de 25 %. Cependant, étant donné qu’elle dispose de ressources minières de grande valeur et d’une main d’œuvre qualifiée, elle pourra surmonter ses difficultés.

Qu’importe la nature des problèmes aujourd’hui, le fait demeure que les BRICS sont la puissance économique du futur. Aucun doute que le progrès accompli par l’ensemble de ces cinq pays résistera aux secousses du marché ou aux manipulations à la baisse des cours des matières premières, en particulier le pétrole.

Les BRICS, c’est 40 % de l’humanité

En 2014, les cinq BRICS représentaient 3 milliards d’individus, c’est-à-dire 40 % de la population mondiale et un PIB nominal cumulé de 4000 milliards de dollars. Les BRICS, en 2014, représentaient 18 % de l’économie mondiale.

La Chine a connu une croissance moyenne de 10 % par an depuis 30 ans. Il est donc naturel que cela ralentisse. Elle est déjà un géant économique et l’atelier du monde. La dernière décision du gouvernement est de se réorienter, d’une croissance tirée par les exportations, vers une croissance tirée par la demande intérieure. Cela semble un objectif raisonnable parce que tant que le peuple chinois n’a pas de revenus plus élevés et ne peut acquérir des biens et des services made in China, il sera impossible d’atteindre des taux de croissance supérieurs. La Chine a déjà un taux très élevé d’investissement et le moment est venu d’encourager la consommation domestique. A cela s’ajoute le fait que les perspectives pour l’économie mondiale deviennent de plus en plus incertaines avec des taux de croissance moindre. Aujourd’hui, une croissance tirée par les exportations n’est donc plus une option viable pour la Chine.

Collectivement, en 2030, le PIB cumulé des BRICS dépassera celui des six grandes puissances industrielles mondiales. Comme le disait le Premier ministre Narendra Modi :

« Pour la première fois, les BRICS rassemblent un groupe de pays choisis pour leur « potentiel futur » plutôt que pour leur prospérité ou identité existante. Ainsi, l’idée même des BRICS est une idée qui regarde vers l’avenir. »

Les BRICS sont source d’inquiétude pour les pays qui ont dominé grâce à l’ordre économique actuel.

Afin d’atteindre leur potentiel d’ici 2030, les BRICS, et l’Inde en particulier, doivent croître plus rapidement. Les BRICS représenteront une grande proportion de l’humanité et des ressources mondiales. C’est pour cela qu’ils ont choisi d’établir leur propre agenda de développement et de coopération et de créer leur propre banque. Cela les libèrera des griffes du FMI et de la Banque de développement asiatique (ADB) lorsqu’ils voudront, à l’avenir, emprunter pour des projets de développement, notamment les infrastructures.

Le FMI est dépassé

Malheureusement, le FMI ne reflète aucunement le pouvoir croissant des BRICS. Il a échoué à réformer ses structures de gouvernance, ce qui aurait pu combler le déficit de représentativité des BRICS dans ses instances dirigeantes. Ensemble, les BRICS ne disposent que de 11 % des voix au sein du FMI. En 2012, ils ont apporté 75 milliards de dollars pour fortifier la capacité prêteuse du FMI, en échange de la promesse d’une réforme du droit de vote au sein de l’institution. Elle n’a jamais eu lieu. Il est grand temps que les puissances occidentales et le Nord prennent conscience de la réalité de l’Hémisphère sud, représentée par les BRICS et le monde en développement.

A l’opposé des pays de la zone euro qui sont dans les griffes de la Troïka, les BRICS suivent leurs propres politiques fiscales et monétaires. Dans la zone euro, c’est le FMI de Washington et la BCE qui décident quand ils renflouent un pays en difficulté et de combien. Et ce sont eux qui décident des mesures d’austérité que le pays en question doit adopter. Et même lorsqu’apparaissent des souffrances humaines sans précédent, ils ne se rétractent jamais. L’austérité draconienne a conduit à la chute brutale du niveau de vie en Grèce, en Espagne et en France. Ne pas avoir d’emploi peut démoraliser un jeune pour le reste de sa vie. L’impact psychologique négatif du chômage sur les jeunes est énorme. Conséquence de ces mesures d’austérité, la zone euro est plongée dans une crise économique assortie d’une récession. Il n’y aura aucune croissance dans la zone euro, au moins dans les deux prochaines années.

Nos propres politiques monétaires

De l’autre côté, les BRICS doivent rester un groupe cohérent. Ils doivent régler leurs différends internes tels que les disputes frontalières entre l’Inde et la Chine. Ils sont aujourd’hui un « challenger » pour l’influence des puissances occidentales à l’ONU, l’OMC et dans les institutions jumelles de Bretton Woods, c’est-à-dire la Banque mondiale et le FMI.

Il faut se rappeler que tous les pays membres des BRICS sont des pays en voie de développement, à l’exception de la Russie. Le groupe envisage de s’élargir dans l’avenir. Ils ont besoin d’aide sur le plan de la santé, de l’éducation, des services bancaires et de l’infrastructure. La France, en tant que pays industrialisé développé, peut offrir son aide aux BRICS. Ils doivent être à l’abri des fluctuations de leur balance de paiements.

En fait, la Nouvelle banque de développement (NDB) a été complétée par un système commun de réserve en devises (le « Contingent Reserve Arrangement », CRA) de 100 milliards de dollars. Ce CRA portera assistance aux pays confrontés à des problèmes de balance de paiements. La Chine apporte 41 milliards de dollars à ce mécanisme, la Russie, le Brésil et l’Inde 18 milliards chacun et l’Afrique du Sud 5 milliards de dollars.

Le siège de la NBD sera à Shanghai et sa gouvernance adoptera une approche démocratique, chaque membre possédant les mêmes droits de vote. Sa priorité sera de prêter pour des projets d’infrastructures avec un plafond de 34 milliards de dollars par an. L’Afrique du Sud accueillera le siège africain de la banque. La NBD aura un capital de départ de 50 milliards de dollars, qui passera graduellement à 100 milliards. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud vont initialement contribuer chacun 10 milliards de dollars. Aucun membre ne peut augmenter sa part dans la banque sans que les quatre autres membres n’en fassent autant. La banque peut accepter des apports en capitaux d’autres pays, mais la part contrôlée par les BRICS ne peut pas descendre en dessous de 55 % du total. Ce qui motive les membres des BRICS dans le projet de banque commune, c’est « de promouvoir leurs intérêts à l’étranger… et [elle] permettra de mettre en valeur la position de leurs pays, dont l’opinion est fréquemment ignorée par leurs collègues des pays américain et européen ». L’idée de base, c’est que l’hémisphère sud se dote de cette banque qui était cruellement nécessaire. Deux membres des BRICS, la Russie et la Chine, ont également signé des accords de swaps de devises.

En octobre 2014, les dirigeants russes et chinois se sont rencontrés à Moscou et ont signé 40 accords intergouvernementaux. Entre autres, un accord d’échange de devises yuan/rouble pour un montant de 24,4 milliards de dollars, facilité par le CRA, et un accord de 400 milliards de dollars pour le gaz naturel. Cet accord swap est le premier pas concret franchi par les BRICS pour éliminer le dollar du commerce international, et l’accord sur le gaz naturel est le deuxième.

Les pays membres des BRICS doivent coopérer davantage encore au niveau de la sécurité alimentaire, du stress hydrologique, de la santé, de la croissance inclusive, de l’urbanisation, des transferts de technologie, du commerce et de l’investissement. Ils sont très en retard par rapport aux pays développés en termes de « développement humain ».

Selon l’Indice du développement humain (IDH), exprimé en « GINI », la plupart des membres des BRICS souffrent de problèmes d’inégalité. Le coefficient GINI des pays des BRICS est de 0,49 alors qu’il est de 0,31 dans les pays développés. L’espérance de vie dans les pays des BRICS est de 68,1 ans contre 80 dans les pays développés. En termes d’années de scolarité, il est de 8,14 dans les BRICS contre 13 dans les pays développés.

Dans les domaines de la santé, de l’éducation et des transferts de technologie, la France, en rejoignant les BRICS, leur apportera un précieux soutien.

L’état de l’infrastructure varie selon les pays. Dans les années à venir, la moyenne de l’investissement requis dans chaque pays des BRICS sera en gros de l’ordre de 7 % du PIB, donc plus important que pour les pays avancés. L’Inde aura besoin d’investir 9,6 % de son PIB dans l’infrastructure dans les cinq prochaines années.

Un jeu à somme positive

Le soutien de la France aux pays des BRICS serait « un jeu à somme positive ». Cependant, étant donné la position prépondérante de la France dans l’UE, elle ne pourra pas quitter la zone euro sans en provoquer l’effondrement.

Or, la France a toujours été à la tête du changement du système financier international. Le 4 février 1965, le président Charles de Gaulle dénonça le système dollar, ordonnant à la Banque de France de convertir en or ses réserves dollars. Le résultat fut une réduction constante des approvisionnements américains en or, puis la menace plus grave que d’autres pays rejoignent la France dans un « gold rush » (course vers l’or).

Les Etats-Unis cherchaient alors une alternative à l’or comme base de leur devise. En remplacement de l’or, Washington proposa que le FMI adopte les Droits de tirage spéciaux (DTS) comme unité de compte entre pays. De Gaulle y mit son veto et continua à réclamer de l’or pour ses dollars. Sa démarche changea tout le système financier international et Nixon mit fin à la convertibilité du dollar en or. La nouvelle politique économique de Nixon marqua le début de la fin du système monétaire international de Bretton Woods.

Ayant joué un rôle de premier plan pour amener à un changement du système monétaire international, la France pourrait intervenir aujourd’hui en offrant aux BRICS son expertise dans de nombreux domaines. En échange, les BRICS offriraient à la France un partenariat avec ce qui va devenir le groupe de pays le plus dynamique.

Les BRICS salueraient l’aide française pour mettre en place des institutions et des « filets de protection sociale » pour les pauvres, parvenir à la sécurité alimentaire et promouvoir la croissance agricole. Les BRICS comptent intensifier leur coopération mutuelle contre la montée du terrorisme et dans les domaines de la cyber-sécurité et du changement climatique. C’est sur les territoires des BRICS que se trouvent les régions les plus riches en termes de biodiversité. Ils travailleront de façon proactive pour protéger ces régions et promouvoir le développement durable, préservant la base écologique dans chaque Etat membre des BRICS.

Le manque d’accès aux services financiers et la dépendance vis-à-vis du dollar comme monnaie de réserve sont des problèmes auxquels la plupart des membres des BRICS doivent faire face. Le yuan chinois va graduellement émerger comme option pour les échanges mondiaux, en particulier le commerce Sud-Sud, en parallèle avec le dollar. Ceci sera favorisé par le fait que la Chine est déjà le plus grand partenaire commercial de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique du Sud.

La Nouvelle banque de développement saluerait l’appui solide de pays tels que la France. La NBD comme le CRA pourront contrer l’influence des institutions financières basées en Occident et le dollar.

Sortir de l’euro

La zone euro ou le FMI ne peuvent ignorer l’identité nouvelle et forte des BRICS. Un problème sérieux que les BRICS doivent affronter est la volatilité financière provoquée par l’assouplissement monétaire (Quantitative Easing) lancé par l’UE, le Japon et les Etats-Unis. Cette politique permet à une banque centrale de racheter des obligations et d’autres titres souverains sur les marchés afin de maintenir des taux d’intérêt bas et d’augmenter les liquidités à injecter dans le système financier international. Ces fonds finissent par trouver leur chemin vers les marchés émergents des BRICS et impactent leurs monnaies nationales, nécessitant l’intervention des banques centrales des BRICS pour stabiliser leurs monnaies et limiter l’impact négatif sur leurs exportations.

La volatilité des marchés de devises a été créée par des pays puissants pour résoudre leurs propres problèmes nationaux de croissance faible et de récession. Ils ont fait marcher la planche à billets pour stimuler leur demande intérieure. Ce phénomène a eu un effet déstabilisant sur les marchés financiers aujourd’hui. Dès l’apparition de signes solides de reprise et l’annonce d’une hausse de taux aux Etats-Unis, les investisseurs institutionnels étrangers (FII) retourneraient chez eux. Les BRICS veulent stabiliser les marchés de devises et trouver une solution à long terme fixant le cadre de leurs investissements à l’étranger. Ils veulent plus de FDI (Foreign Direct Investments) et moins de FIIs.

Les acteurs des pays en difficulté sont en quête d’un ordre mondial différent et d’un monde multipolaire. Le Sud « global » doit devenir plus puissant. Dans un avenir proche, la zone euro ne peut pas être démantelée et il y aura encore des solutions conservatrices aux problèmes, sous forme de plans de renflouement et de mesures d’austérité plus sévères. L’option qu’il leur reste, c’est de choisir une autre alternative : les BRICS !

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