« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

Accueil > Notre action > Conférences > Avec les BRICS, pour un système gagnant-gagnant

La remise en eau du lac Tchad, un grand projet digne des BRICS

Intervention d’Acheikh Ibn-Oumar, ancien ministre des Affaires étrangères du Tchad

13 février 2015

Lors du séminaire : Acheikh Ibn-Oumar, ancien ministre des Affaires étrangères du Tchad (à gauche), ici avec Leonid Kadyshev, Ministre-conseiller de l’Ambassade de Russie à Paris.

Je voudrais d’abord remercier l’Institut Schiller pour cette initiative.

On m’a demandé de parler de l’idée de Transaqua, qui n’est pas encore un projet mais une proposition concernant le bassin du lac Tchad, c’est-à-dire le Tchad et les pays voisins, et même au-delà. Nous voyons sur la carte la situation géographique de mon pays, avec la Libye au nord, le Soudan à l’est et le Centrafrique, le Cameroun, le Nigeria et le Niger au sud. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce sont tous des pays qui connaissent beaucoup de problèmes en ce moment, en particulier des problèmes sécuritaires. Le Tchad est dans une situation un peu apaisée, son histoire ayant été très troublée jusqu’à récemment. Il a toujours abrité, depuis son indépendance, une base militaire importante, et depuis ces derniers mois, à cause de la situation au Mali, au Sahel, il abrite le quartier général de la force dite « barkhane », la force d’intervention française contre le terrorisme dans la région du Sahel.

Ainsi, que ce soit du point de vue de l’actualité ou de celui de l’histoire, le Tchad et les pays d’Afrique centrale qui l’entourent, ceux du Sahel en particulier, sont avant tout marqués par l’aspect sécuritaire, militaire, à travers le conflit interne et les interventions extérieures. C’est pourquoi il est très judicieux – et il faut saluer l’Institut Schiller, qui a décidé de dépasser la perspective conflictuelle et géopolitique – de parler de développement et de projets à très long terme. Cette question est souvent absente des préoccupations de ceux qui sont concernés, y compris de nous autres Tchadiens, opposants ou non, qui nous positionnons comme des militants politiques pour changer la réalité chez nous. Nous sommes souvent plutôt polarisés sur des problèmes d’élections, de formation de gouvernement, d’alliances extérieures et consacrons peu de temps aux problèmes profonds liés au développement. Cela est donc une très bonne initiative et un exemple à suivre.

Le lac Tchad est un lac insolite, purement intérieur, et surtout, il est situé dans une zone désertique. Son importance est par conséquent vitale pour les populations, qui habitent dans une région très aride où il y a très peu de cours d’eau. Le problème est que l’on a constaté, depuis les années 1970, une diminution rapide, très inquiétante, de la surface du lac, et on a même parlé de sa possible disparition.

Entre 1963 et 2001, le lac est passé de 25 000 km² en moyenne à 2000 km², une division par plus de dix. Au début des années 1970, il y a eu la grande sécheresse au Sahel, une sécheresse cyclique qui dure généralement quatre décennies. Dans la période qui a suivi les indépendances, ce fut l’événement le plus terrible, s’étendant depuis le Soudan jusqu’en Mauritanie. Toute la zone sahélienne, au sud du Sahara, a été frappée par une sécheresse conduisant à des vagues de famine, de destruction de cheptel, de mouvements de population, et malheureusement de conflits inter-communautaires autour de l’accès à l’eau, qui devient de plus en plus rare, et aux pâturages. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire, c’est de cette période que datent les racines du conflit au Darfour soudanais, qui n’a éclaté au visage de l’opinion mondiale qu’en 2003. Avec la vaccination, il y a eu une forte croissance démographique, mais lorsqu’il n’y a pas de politique économique, surtout dans des zones arides où les ressources naturelles se font rares, ou dans les villes qui n’arrivent pas à résorber le chômage des jeunes, cela peut être la source de tous les conflits que nous connaissons.

Il y a eu, dans les années 1970, un éveil mondial au sujet de cette catastrophe qu’est la sécheresse au Sahel, et c’est à ce moment que Marcello Vichi, en concert avec ses collègues italiens – et je tiens à leur rendre ici hommage – très sensibles à cette sécheresse, ont pensé qu’il faut trouver une solution durable au problème de l’eau. En regardant la carte de l’Afrique, ils ont constaté que cette Afrique aride et désertique était voisine d’une Afrique trop humide, celle où se trouve le bassin du Congo, où les gens se plaignent d’un surplus d’eau, causant l’érosion des rives et le lessivage des terres cultivées, sans compter les inondations.

C’est de là qu’a jailli l’idée de complémentarité, en détournant une partie des eaux du sud vers le nord, vers les zones arides. Même si cela paraît un peu abstrait, un examen de la carte hydrologique montre que les bassins du lac Tchad et du Congo sont en fait très voisins. La ligne de partage des eaux entre les deux n’est que de quelques dizaines de kilomètres entre l’est de la République démocratique du Congo et le sud-est de la République centrafricaine.

Une partie des tributaires va au sud et alimente le fleuve Congo, et une autre va à Méré, alimentant le Chari, puis le lac Tchad. Les deux bassins sont donc, à la source, très voisins. Même s’ils semblent être très éloignés sur la carte, si on arrivait à faire les raccords entre ces deux voisins, la distance ne serait pas très longue et l’on pourrait ainsi dévier une partie des eaux du bassin du Congo vers le bassin du lac Tchad, puis le renflouer à travers ses différents tributaires. Cette idée, baptisée Transaqua par le Dr Marcello Vichi, a fait l’objet d’une première étude par la firme italienne Bonifica au début des années 1980. Elle a ensuite circulé parmi les experts, dans des cercles assez confidentiels, mais il y a eu un effet « buzz », comme on dirait maintenant, et à partir des années 1990, la question a été abordée par les instances internationales, en particulier les ONG qui se préoccupent des problèmes de développement durable et autres questions associées au développement de l’Afrique, ainsi que les cercles universitaires.

Il existe une organisation appelée CBLT (Commission du bassin du lac Tchad), formée de représentants des quatre pays riverains (Tchad, Cameroun, Nigeria et Niger), ainsi que des pays du bassin en général, en particulier la Centrafrique, point de départ du Chari, qui fournit environ 90 % des apports en eau du lac Tchad. A cette organisation s’est jointe également la Libye, qui n’est pas directement riveraine du lac mais qui, d’après les spécialistes, fait partie du bassin géologique. La Libye est directement concernée puisque, comme vous le savez, Kadhafi avait construit la Grande rivière artificielle qui amenait de l’eau du sud de la Libye jusqu’aux côtes méditerranéennes ; or, cette eau était puisée d’une nappe fossile qui ne serait pas sans lien avec certaines nappes du nord du Tchad.

La Commission du lac Tchad s’est intéressée à la chose et a décidé de lancer une pré-étude de faisabilité. Il n’y a pas besoin d’une longue argumentation pour se convaincre de l’utilité d’un tel projet, car comme l’a montré la première pré-étude faite par l’équipe du Dr Vichi, nous avons affaire à un ensemble assez intégré. A part le renflouement des eaux proprement dit par un canal faisant la jonction entre les deux bassins, il y aura une certaine quantité permanente d’eau disponible ouvrant la voie à la navigation fluviale. Tous mes collègues africains vous le confirmeront, nous avons en Afrique centrale, contrairement aux autres grandes régions définies par l’Union africaine, un sérieux problème d’enclavement interne.

Passer du Congo au Gabon, du Congo au Centrafrique ou au Tchad, par la route ou par le fleuve (le rail n’existe même pas) est très difficile. Même par avion, il fallait jusqu’à récemment passer par Paris ! Transaqua apporterait donc une aide à l’intégration des pays d’Afrique centrale, sans compter les autres effets induits, comme l’augmentation et la régularisation du débit d’eau, avec une possibilité d’hydroélectricité. Le Dr Vichi avait pensé à un certain nombre de centrales électriques, ainsi qu’à l’irrigation et à plusieurs projets industriels tout au long du parcours. Ainsi, même s’il faut une étude plus approfondie, notamment du point de vue des effets écologiques, qui peuvent être réels, du point de vue de l’utilité, la chose est vraiment acquise au niveau des gouvernements locaux et des associations internationales.

Le problème qui se pose est celui du coût. Déjà dans les années 1990, le Dr Vichi l’avait estimé à 30 ou 40 milliards de dollars environ. Il faudrait aujourd’hui le multiplier par deux ou trois. C’est énorme ! A titre de comparaison, le Tchad produit depuis une dizaine d’années du pétrole, et les revenus tirés de l’exploitation du pétrole sur cette période sont inférieurs à 20 milliards. Mais dire que c’est trop cher n’est pas la fin de l’histoire. Il faut comparer le coût à l’utilité, et ce que cela rapporte. L’impulsion que donnerait un tel projet à l’activité économique, sur le plan des transports, sur le plan alimentaire ou autres, pourrait le justifier. Des experts ont par ailleurs estimé que les coûts des conflits dans la région sont de quelque 20 milliards de dollars par an. Sans compter les coûts indirects, comme la destruction ; et c’était avant cette histoire de Libye, de Boko Haram et avant Barkhane.

Un projet de développement aussi vaste exigerait une importante main d’œuvre et permettrait d’apaiser les tensions inter-communautaires. Il contribuerait à résorber le chômage des jeunes, qui est la cause essentielle du terrorisme et non pas la religion, contrairement à ce qu’on nous dit dans les médias. Le problème n’est pas le terrorisme, mais la violence. Dans les conditions de survie et de désespoir, avec des gouvernements corrompus et des compagnies multinationales qui viennent seulement faire des bénéfices, sans voir les effets et les dégâts que cela provoque sur l’environnement et la société, pour un jeune rural de cette région, la mort n’est pas très différente de la vie. Mourir en Méditerranée, en partance vers ce paradis promis en Europe, ou dans les guerres inter-tribales, les révoltes urbaines anarchiques ou avec les mouvements terroristes, cela relève du même mécanisme psychologique : c’est le fait que les perspectives sont complètement bouchées, que les gouvernement sont autistes et ne pensent qu’à s’enrichir, et les partenaires extérieurs, surtout des grands pays démocratiques, ne pensent qu’à leur intérêt et sont prêts à toutes les complaisances possibles envers ces dirigeants.

Pour revenir aux BRICS, on a déjà, pour l’exploitation pétrolière au Tchad par exemple, une société américaine et une autre malaisienne qui sont les principaux investisseurs. La Chine s’occupe de la partie raffinerie. C’est la Banque mondiale qui a financé le pipeline pour drainer le pétrole tchadien du sud vers le port camerounais. L’Union européenne a un grand poids, dans la mesure où elle soutient la CBLT. Nous avons donc ici la matière première pour créer une coopération, une conjugaison des efforts entre les BRICS, les grandes institutions financières, les pays européens et les populations locales, évidemment.

Pour conclure, comme je le disais au début, ce problème n’est pas assez pris à cœur par la plupart des institutions, et je pense que l’Institut Schiller, qui fait un peu office d’éclaireur dans cette voie, doit vraiment avoir un programme renforcé, par rapport au travail qu’il fait maintenant, pour susciter une espèce de lobbying afin que ce projet de transfert d’eau du Congo vers le lac Tchad soit non seulement au centre des politiques économiques et financières, mais aussi rattaché à d’autres grands projets qui concernent l’Afrique, tels que celui du Nil, le Power Africa d’Obama ou le projet électrique entre le Congo et l’Afrique du Sud, etc.

C’est un moyen de renforcer l’intégration africaine, qui nous obligera aussi, nous Africains, à penser les problèmes de développement et d’infrastructure du Continent comme un tout.

Merci.

Votre message