« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Visio-conférence internationale 25-26 avril 2020

La nécessité de l’art classique ou « comment se fait-il que nous soyons encore des barbares ? »

Session 3

5 mai 2020

Helga Zepp-LaRouche, fondatrice et présidente de l’Institut Schiller

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En considération du large public international participant à cette conférence, je devrais peut-être dire quelques mots sur les raisons pour lesquelles l’Institut Schiller porte le nom du grand poète allemand de la liberté.

La raison principale est sa vision très belle de l’homme, qui est liée à l’idée que chaque individu peut, en principe, devenir une « belle âme ». Pour Schiller, cela signifie quelqu’un en qui la liberté et la nécessité, le devoir et la passion ne font qu’un - un état d’esprit propre au génie. Notre Institut est également en accord complet avec Schiller sur le fait que le chemin pour y parvenir passe par l’éducation esthétique (...).

Personnellement, je suis reconnaissante envers mes professeurs d’avoir su éveiller en moi l’enthousiasme pour ce concept de « belle âme » de Schiller, son concept du sublime et son noble idéal de l’art, ainsi que toutes ces autres pensées qui restèrent pour moi une source personnelle de force intérieure et de pensée indépendante. Je considère comme une heureuse coïncidence d’avoir d’abord appris, dans ma propre éducation, l’idéal d’une belle humanité, et c’est uniquement après - armée de cette vision de ce que l’homme peut être - que j’ai abordé l’histoire du XXe siècle.

Mon défunt mari Lyndon LaRouche et moi-même partagions la conviction que l’aptitude morale de l’humanité à survivre dépend de sa capacité à développer sa pensée à un niveau correspondant à celui de « l’art classique ».

J’ai exprimé ce point de vue dans de nombreuses conférences et discours, et j’ai souvent eu l’impression que la plupart des gens considéraient cela comme une vision un peu bizarre de ma part. Au cours des dernières semaines, cependant, ce point de vue s’est trouvé confirmé d’un point de vue très pratique. Face au confinement et à la distanciation physique imposés dans certains pays à cause de la pandémie de coronavirus, beaucoup de gens réagirent en revendiquant la liberté totale pour leurs impulsions hédonistes, comme de « s’évader » vers la plage ou la montagne, tandis que certains jeunes font la fête lors de « corona parties » et aspirent à la réouverture des clubs et des boutiques de tatouage, complètement indifférents aux conséquences de ce comportement sur l’évolution de la pandémie et la vie de leurs congénères.

Comme bon nombre de ses contemporains, Friedrich Schiller avait suivi la phase initiale de la Révolution française dans l’espoir qu’elle ramènerait l’esprit de la Révolution américaine en Europe. En 1792, l’Assemblée nationale française lui accorda même la citoyenneté d’honneur. Mais dès que la terreur jacobine eut pris le dessus, il s’en détourna avec horreur. Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique, dans lesquelles il développe le concept de l’éducation esthétique, en réponse aux événements qui secouent la France, il pose la question : « Comment se fait-il que nous soyons encore des Barbares ? »

Dans sa Cinquième lettre, il décrit l’état de ses contemporains, qu’il trouverait pourtant dépassé dans le reflet du présent :

« L’homme se peint dans ses actions : or, sous quelle forme se montre-t-il dans le drame de notre temps ? D’un côté le retour à des instincts sauvages, de l’autre un relâchement énervé : ces deux extrêmes de la décadence humaine, réunis tous deux dans une même époque. Dans les classes inférieures et les plus nombreuses, se révèlent des penchants grossiers et anarchiques, qui, après avoir rompu les liens de l’ordre civil, aspirent avec une fureur effrénée à se satisfaire brutalement. (...) Au lieu de s’élever bien vite à la vie organique, la société dissoute retombe à l’état moléculaire.
De l’autre côté, les classes civilisées nous offrent le spectacle plus repoussant encore de la langueur énervée et d’une dépravation de caractère d’autant plus révoltante qu’elle a sa source dans la culture elle-même. Je ne sais plus quel philosophe ancien ou moderne a fait la remarque, que plus un être est noble, plus il est affreux dans sa corruption. »

Schiller répond à ce dilemme avec la thèse que toute amélioration dans le domaine politique ne peut venir que de l’éducation esthétique, l’ennoblissement du caractère de l’individu. Dans sa Neuvième lettre, il définit les Beaux-arts comme le domaine qui peut conduire vers de nouveaux domaines de pensée et d’émotion qui nous élèvent au-dessus de la barbarie et de la léthargie.

Comme Confucius, Schiller était d’avis qu’il faut interpeller les gens pendant qu’ils se divertissent, lorsqu’ils sont libérés de leurs charges quotidiennes, et les élever de manière ludique au niveau supérieur des Beaux-arts, qu’à partir du moment où ils s’impliquent dans la créativité du compositeur, du peintre, du poète et, quittant le domaine de leurs désirs ordinaires, au moins en ce moment d’immersion dans une œuvre d’art, ils participent à quelque chose de plus grand qui dépasse le simple domaine des sens. C’est pourquoi Schiller insistait sur le fait que l’art ne mérite ce nom que s’il est beau, car seule la beauté, en tant que concept qui correspond à la raison tout en faisant appel aux sens, peut réconcilier l’esprit avec les émotions, c’est-à-dire élever les émotions au niveau de raison.

Schiller a déjà exprimé cette notion dans l’une de ses premières œuvres, la Théosophie de Jules, où il dit :

« Tous les esprits sont attirés par la perfection. Tous, et il peut y avoir ici des égarements mais pas une seule exception, tous aspirent au plus haut degré de la libre manifestation de leurs forces, tous ont une tendance commune à agrandir la sphère de leur activité, à attirer à eux, à rassembler en eux, à s’approprier ce qu’ils reconnaissent bon, excellent, délectable. L’intuition du bon, du beau, du vrai, est la prise de possession momentanée de ces attributs. Quand nous percevons un état déterminé de l’âme, nous nous plaçons nous-mêmes dans cet état. Quand notre pensée nous représente une vertu, une félicité, une action, la découverte d’une vérité, à ce moment nous sommes les possesseurs ou les acteurs de ce que notre esprit conçoit : nous devenons nous-mêmes l’objet senti. »

Nous devenons nous-mêmes l’objet perçu. C’est également la perspicacité derrière l’avertissement de Platon, selon lequel les enfants ne devraient en aucun cas regarder les tragédies des grands poètes de la Grèce antique, parce que leur esprit enfantin n’est pas armé pour affronter les problèmes qui y sont soulevés, tels que les ennemis, la vengeance et le destin. Schiller proclamait même que l’artiste devait s’ennoblir au plus haut idéal de l’humanité avant d’oser émouvoir son public, et cela parce qu’il était lui-même si profondément conscient de l’effet profond de l’art, pour le meilleur ou pour le pire. Après la mort de Schiller, Guillaume de Humboldt écrivit dans son essai : Sur Schiller et le cheminement de son développement spirituel :

« Concernant le concept de la beauté, concernant l’esthétique de la création et de l’action, et ainsi les fondements de l’art, ainsi que l’art lui-même, ces œuvres contiennent tout l’essentiel d’une manière qui ne pourra jamais être dépassée (…) Jamais auparavant des questions n’ont été discutées d’une manière si pure, si complète et si éclairante. Beaucoup a donc été gagné, non seulement pour l’analyse positive des concepts, mais aussi pour l’éducation esthétique et morale. L’art et la poésie ont été directement liés à ce qui est le plus noble de l’humanité et ont été présentés comme ceux par lesquels l’humanité s’éveille d’abord à la conscience de sa nature intrinsèque, qui s’efforce de transcender le fini. »

Avons-nous aujourd’hui perdu la réceptivité à cette dimension de l’identité humaine, à l’état où la vie d’un l’individu est liée aux objectifs supérieurs de l’humanité ? Est-il vrai que les créations transcendantes complexes de l’art classique, qui accomplissent exactement cela, appartiennent à un passé révolu, et que le présent appartient aux sports spectacles et aux salons de beauté ?

Mais il y a peut-être une perspective plus optimiste. Pendant le confinement du coronavirus, on a vu émerger, en de nombreux endroits à travers le monde, des manifestations spontanées exprimant un besoin plus profond d’art classique. Des gens en Italie, en France, en Allemagne et dans d’autres pays ont spontanément commencé à chanter Verdi et Beethoven depuis leur balcon ou à les jouer sur des instruments. Et peut-être que la prise de conscience gagne du terrain, qu’après cette pandémie qui nous occupera pendant un certain temps, rien ne sera plus comme avant. En tout cas, cela exige de nous cet esprit que l’on retrouve le plus clairement dans le concept de « sublime » de Schiller, qui, comme il dit, ne protège pas notre faible existence physique, mais peut nous donner une assurance morale.

Profitons donc des défis sans précédent de cette époque pour approfondir plus que jamais les grandes œuvres de l’art classique et, à travers le dialogue entre les plus grandes compositions de toutes les cultures du monde, jeter les bases d’une nouvelle renaissance des classiques, qui est l’essence du nouveau paradigme qui doit succéder à la crise actuelle.

Car ce que Schiller affirme dans l’introduction de La fiancée de Messine est vrai :

« L’art authentique n’a pas pour objet un simple jeu passager. Il se propose sérieusement, non pas seulement de transporter l’homme dans un rêve momentané de liberté, mais en fait de l’affranchir. Il accomplit cela en éveillant un pouvoir en lui, en utilisant et en développant sa capacité de tenir à une distance d’objectivité le monde sensible, qui autrement ne nous alourdit que comme une substance brute et nous opprime comme une force aveugle, pour transformer le monde sensoriel en une création libre de notre esprit, et de contrôler le monde matériel par des idées. »
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