« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Karel Vereycken
22 juin 2015
Le sujet de cette séance est le crédit productif, par opposition avec l’escroquerie anti-productive de la dette monétariste. Ainsi, l’histoire du « crédit hamiltonien » évoqué par Jacques Cheminade est sans doute la meilleure introduction.
Je dirai deux mots sur la situation grecque avant de passer la parole à Dean Andromidas, qui revient d’une tournée dans la région, puis à nos amis de la Ligue panafricaine UMOJA, qui travaillent depuis longtemps sur le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui.
Hier, une fois de plus, comme cela se répète maintenant presque chaque jour depuis des semaines, on annonce qu’un « compromis » est enfin trouvé entre la Grèce et les « institutions », c’est-à-dire la Troïka des créanciers formée par le FMI, la BCE et la Commission européenne. En fait, il n’y a eu aucun accord suite à la visite, samedi, des négociateurs grecs à Bruxelles.
On sent néanmoins que les choses se précipitent et il n’est pas exclu de voir un dénouement dans la semaine qui vient. D’ici jeudi, jour où se tiendra une réunion de l’Eurogroupe à Bruxelles, une solution de compromis doit être trouvée.
La Grèce doit rembourser 1,6 milliard d’euros avant le 30 juin. Pour y arriver, elle réclame qu’on lui verse la dernière tranche du plan d’aide du FMI, soit 7,2 milliards d’euros. Seulement, en échange de cette aide, les « institutions » exigent qu’Athènes augmente la TVA et, afin de dégager un excédent budgétaire, baisse les retraites qui « mangent » actuellement 80 % de cet excédent. Et puisqu’on a décrété qu’en science économique, la solvabilité d’un pays est définie par son excédent budgétaire primaire, les idéologues du FMI exigent, pour « rendre la Grèce solvable », qu’on diminue les retraites de gens qui vivent déjà dans la précarité absolue. Pourquoi prouver que la Grèce « est solvable » d’après les équations choisies par les marchés (c’est-à-dire les banques) ? Non pas pour préserver la valeur des quelque 320 milliards d’euros de dette publique grecque, mais uniquement pour maintenir la fiction absurde que les 6000 milliards de produits financiers (CDS, swaps, etc.) ont encore une valeur ! C’est un peu comme les climatologues qui, pour faire coller leurs modélisations, finissent par inventer les données pour ce faire. Et pour cela, ces institutions financières sont prêtes à tuer les gens en coupant dans la santé et les retraites, uniquement pour préserver les équations mathématiques qui permettent aux agences de notation de donner de bonnes notes à des titres qui ne valent pas un copeck.
La Grèce a donc bien raison d’affirmer que c’est inacceptable car il existe quelque chose qui s’appelle la réalité. Toute personne saine d’esprit se rend bien compte que si l’on espère que la Grèce rembourse un jour une quelconque dette, il va falloir y créer une activité productive.
Je ne sais pas si vous avez vu ce qui fait la manchette du Monde de ce jour. Ils ont un grand titre affirmant que la Grèce est au bord du défaut de paiement. On se moque du monde, mais enfin, le mot n’est plus tabou. En réalité, les banques qui ont spéculé avec la dette grecque sont en état de défaut de paiement depuis 2012. Evidemment, on le cache et on refile le bébé à des Etats comme la Grèce. Comme le démontre l’audit de la dette, moins de 10 % de tout l’argent injecté pour « sauver » la Grèce a été utilisé au profit du peuple grec. Le reste n’était qu’un jeu d’écriture pour empêcher la faillite des banques, essentiellement allemandes et françaises.
Il est donc temps d’acter de façon ordonnée la faillite du système, et le gouvernement grec a été très clair et très précis là-dessus depuis le début. Dès 2012, Tsipras, avant d’être élu, a dit que sans une réorganisation, un moratoire ou un effacement partiel de la dette, il n’y aurait aucun moyen de ramener de la vie économique dans le pays.
Pour réduire une dette, il n’existe que quatre procédés : 1) un moratoire pour une période donnée ; 2) un rééchelonnement dans la durée ; 3) un effacement partiel ou total et 4) une forte réduction des taux d’intérêts qui souvent font boule de neige.
Les précédents existent et sont multiples. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, depuis 1946, il y a eu 169 effacements de dettes ou moratoires. On évite d’en parler, car cela pourrait donner des idées à certains…
Quatre cas d’espèce :
1) En 2001, on a accepté une décote de 65 % sur la dette privée de l’Argentine, un montant proche de 100 milliards de dollars. Le plus grand haircut de tous les temps.
2) En 2003, lors de la guerre d’Irak, les Etats-Unis ont annulé une dette jugée « odieuse », car issue d’une dictature dont l’héritage pénalise un peuple qui s’en libère. Malheureusement, après l’effacement de cette dette, les Etats-Unis ont imposé des privatisations et des réformes qui ont totalement détruit le pays. Annuler la dette, c’est donc utile à condition que cela fasse partie d’une politique globale de reconstruction. En soi, c’est insuffisant.
3) En 2006, un audit de la dette de l’Equateur a constaté que 85 % de la dette était illégitime et illégale. Il s’agissait de 3,2 milliards de dollars. L’Etat équatorien a fini par racheter sa propre dette à prix cassé et l’a fait passer par pertes et profits. Et les banques étaient d’accord car tout le monde savait que cette dette ne serait jamais remboursée.
4) L’autre cas était l’Islande en 2008, dont les banques représentaient dix fois le PIB du pays. Après des paris spéculatifs, elles ont fait faillite, perdant l’argent des déposants hollandais et britanniques. Ces derniers ont été sauvés par les fonds de garantie des dépôts de leurs pays respectifs. Seulement, les Pays Bas et la Grande-Bretagne ont ensuite exigé de l’Islande qu’elle les rembourse. Le peuple islandais est descendu dans la rue et la chose fut abandonnée.
Cependant, le précédent le plus important que Syriza et Tsipras brandissent avec raison comme l’exemple à suivre, c’est la conférence de Londres sur la dette, en 1953. Il s’agissait de l’Allemagne, dont l’économie était complètement plombée par une montagne de dettes datant d’avant la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles.
Eisenhower est élu en novembre 1952. A peine quelques semaines après son inauguration, c’est-à-dire le 27 février 1953, se tient à Londres une conférence internationale sur la dette. Les alliés font confiance au banquier allemand Herman Abs, ancien cadre de la Deutsche Bank. On décida alors d’effacer 66 % des 30 milliards de marks de la dette allemande.
Le principe était très simple, comme je l’ai dit avant. En fait, on s’est laissé guider par quatre règles de base. La première disait que le remboursement annuel de la dette allemande ne devait jamais dépasser plus de 5% des revenus des exportations. Ceux qui voulaient se faire rembourser leurs dettes par l’Allemagne devaient plutôt lui acheter ses exportations, lui permettant ainsi d’honorer ses dettes. C’était donc un plan international et non pas une punition qu’on inflige, comme on le fait aujourd’hui à la Grèce.
Qui a effacé la dette ? A part le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la France, il y avait également la Grèce, l’Espagne et le Pakistan. Par la suite, d’autres pays ont effacé la dette allemande, notamment l’Egypte, l’Argentine, le Congo belge, le Cambodge, le Cameroun et la Nouvelle Guinée, c’est-à-dire pas mal de pays aujourd’hui pénalisés par des dettes…
Le deuxième principe adopté à cette conférence était le choix de traiter la dette privée et publique comme un tout. C’est important. En 2011, on a accordé, devant la juridiction britannique, une décote de 50 % sur la dette privée de la Grèce, mais seulement pour 90 % des créanciers. Ce qui laisse aujourd’hui 10 % de la dette aux mains de fonds vautours qui comptent en tirer un maximum devant les tribunaux britanniques.
Il y a d’autres principes que je n’ai pas le temps de développer ici. En tout cas, le précédent de 1953 est une référence très utile. Après avoir élu Tsipras, les Grecs espéraient que d’autres pays, tels que l’Italie, le Portugal et surtout la France, allaient les appuyer dans cette demande et changer complètement l’orientation austéritaire de l’Europe. Ils cultivaient l’espoir que François Hollande aurait même pu organiser à Paris une conférence européenne sur toute la dette de la zone euro, sur la base des principes à l’origine du « miracle économique allemand » d’après-guerre.
Pour conclure, notons la tribune publiée le 5 juin par Yannis Varoufakis, le ministre grec des Finances, où il demande qu’on prononce un « discours d’espoir » pour la Grèce. De septembre 1944 à 1946, rappelle-t-il, les alliés envisageaient d’imposer le « plan Morgenthau », qui prévoyait la désindustrialisation complète d’une Allemagne renvoyée à son passé pastoral. Ce plan était la politique officielle des Etats-Unis et de l’Angleterre jusqu’en 1946, lorsque le secrétaire d’Etat américain James Byrnes prononce son fameux « discours d’espoir » à Stuttgart. Il annonce alors qu’on ne va pas appliquer le plan Morgenthau et qu’on ne peut pas punir toute une génération pour ce qu’il s’est passé. Une autre politique était nécessaire, celle de la reconstruction, car reconstruire l’Allemagne était une bonne chose pour les Allemands et le reste du monde. Varoufakis évoque ce virage historique en disant : voilà ce que nous, les Grecs, nous attendons de l’Europe, et si Mme Merkel veut venir à Athènes prononcer un « discours d’espoir », annonçant une réorientation radicale de toute la politique européenne, elle est la bienvenue !
Merci