« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Conférence internationale de Strasbourg - 8 et 9 juillet 2023

L’émergence du Sud planétaire contre les blocs géopolitiques

2ème session

14 juillet 2023

Discours de Jacques Cheminade, ancien candidat à l’élection présidentielle française, président de Solidarité et Progrès

Nous sommes réunis ici, à Strasbourg, face au risque d’embrasement du monde, ce risque que « l’humanité s’anéantisse elle-même un jour dans de monstrueuses destructions ». Cet embrasement, nous en vivons un premier souffle en Europe et en particulier au sein de mon propre pays, la France.

C’est dans ces moments tragiques qu’il est essentiel de rétablir l’espérance. C’est pourquoi je veux commencer par vous montrer les quatre bas-reliefs du socle de la statue commémorant Gutenberg, à quelques minutes à pied d’ici. Il s’agit d’une œuvre exécutée en 1844 et qui porte l’élan de l’émancipation sociale de tous les peuples du monde. Vous y voyez l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, partout justice étant rendue à notre part d’humanité. Vous y trouverez Schiller et Franklin, Confucius et Râm Mohan Roy, Erasme de Rotterdam, Mahmoud II et l’abbé Grégoire. De ce Râm Mohan Roy, la famille Tagore, du Bengale indien, a été l’héritière politique et spirituelle. Au XXe siècle, Rabîndranâth Tagore est l’expression la plus achevée de cet héritage. Or Xi Jinping vient de s’adresser au 23e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ce 4 juillet, en citant « le grand poète indien Rabîndranâth Tagore » : « L’océan de danger, de doute et de déni qui entoure la petite île de certitude où vit l’homme le met au défi d’oser l’inconnu. Nous devons nous élever au niveau de l’appel à l’action de notre temps. »

Au sein de la tempête, ici et maintenant, c’est cet appel que nous lancent les pays du Sud et de l’Orient planétaires. Au 23e sommet de l’OCS, par vidéoconférence, assistaient Modi, Xi Jinping et Poutine, des représentants des pays d’Asie orientale, le Pakistan et un nouveau membre de l’Organisation, l’Iran. Il y a été question à la fois de sécurité, de respect des souverainetés nationales et de volonté de développer progressivement les échanges en devises nationales et non en dollars. Au total, des représentants de plus de 40 % de la population mondiale. Si l’on ajoute à cela les membres du BRICS+, il s’agit de plus de 66 %de la population mondiale et, en Produit national mesuré en parité de pouvoir d’achat, pratiquement le même pourcentage par rapport à la production de biens physiques. Il est évident que, proportionnellement, ce sont les pays occidentaux qui se trouvent en minorité. Ce basculement du monde n’est pas un phénomène partiel ou temporaire mais une lame de fond mondiale.

C’est une question de vie ou de mort : le combat entre l’oligarchie financière malthusienne et dominatrice qui occupe nos pays occidentaux et ceux qui pensent que l’espèce humaine a droit au développement, ce droit proclamé par Lazare Carnot d’« élever à la dignité d’homme tous les individus de l’espèce humaine ».

Les pays du Sud planétaire ont bien compris que le déversement de fausse monnaie par les banques centrales du G7 a abouti à accumuler un capital fictif fait de dettes et de titres financiers, à leur détriment. Au détriment de leurs peuples et de leurs producteurs. Ils ont compris que ce néo-libéralisme, organisé et protégé par des moyens militaires et des menaces physiques, les emprisonne dans le piège d’un endettement continu. Ils ont constaté que le libéralisme du consensus de Washington, leur imposant la liberté des renards financiers dans leurs Etats-poulaillers réduits au minimum, ne s’applique plus dès qu’il faut détourner l’agent public pour sauver les possessions de l’oligarchie financière ou geler arbitrairement les avoirs de ceux qui s’opposent à elle. Ils ont compris que les dommages qui leur sont infligés, le démantèlement de leurs services sociaux et de leurs secteurs publics, ne l’ont pas été par erreur ou par inadvertance, mais avec un objectif conscient de prédation à leur égard. Ils ont compris qu’ils sont victimes d’une économie truquée dans laquelle le dollar est militarisé, une arme de guerre pointée sur eux. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ils se sentent concernés lorsque Vladimir Poutine affirme, au Forum de Saint-Pétersbourg qui vient de se tenir du 14 au 17 juin : « Aujourd’hui, environ 90 % des échanges au sein des pays membres de l’Union économique eurasiatique sont effectués en roubles et 86 % des échanges effectués avec la Chine, en roubles et en yuans. Ceci signifie que le néfaste système international, par nature néocolonial, a cessé d’exister. » Il ne faut pas s’étonner que l’alliance russo-chinoise, consacrée le 4 février 2022, leur apparaisse comme une option positive et une chance d’échapper au carcan transatlantique. Et lorsque Xi Jinping évoque « le devenir commun de l’humanité », ils voient que la Chine, sans leur infliger des leçons de morale plus ou moins hypocrites, construit des ponts, des voies ferrées, des barrages ou des ports et constatent ainsi que les paroles sont suivies d’actes. Même dans le cas où les réalisations sont imparfaites, mieux vaut pour eux quelque chose plutôt que le presque rien « occidental ».

C’est en ce sens que le président sud-africain Cyril Ramaphosa, le président brésilien Lula da Silva et le Premier ministre chinois Li Qiang, se sont chacun adressés à Emmanuel Macron, au cours du sommet pour un nouveau pacte financier mondial qui s’est tenu à Paris le 22 juin 2023, pour critiquer les institutions financières existantes et ce qu’il reste de l’ordre de Bretton Woods. Lula a déchiré le discours qui lui avait été préparé et condamné les « inégalités » de la gouvernance des institutions financières internationales, réclamant un nouvel ordre qui « réponde aux aspirations du monde ».

Ces pays du Sud planétaire, nous dira-t-on, ne sont pas unis et n’ont pas de projet commun. Sans doute, mais ils ont un rejet commun. Ils ont compris que les dirigeants occidentaux voient d’un mauvais œil le développement de la Chine, car ils pensent en termes géopolitiques amis/ennemis et craignent ceux qui remettent en cause leurs privilèges. Dans les réunions internationales qui se multiplient, et que les médias occidentaux rapportent si peu, les liens s’organisent en dehors du système dollar, qui n’est plus même une monnaie américaine mais celle d’une oligarchie financière qui règne sur une économie de marché sans marché. L’institut Schiller se réjouit de cette évolution, car c’est une étape fondamentale vers une route de la paix par le développement mutuel.

Pour ceux ici qui ne le savent pas, car ce n’est pas le genre de choses que les médias occidentaux rapportent, l’économiste russe Sergey Glazyev, ministre de l’Intégration de l’Union économique eurasiatique, qui organise aujourd’hui la mise en œuvre de la dédollarisation, a déclaré le 8 septembre 2022 que « ce sont les principes de l’économie physique défendus par Lyndon LaRouche qui sous-tendent aujourd’hui le miracle économique chinois et qui sont à la base de la politique de développement économique de l’Inde ». J’ajouterai pour ceux qui ne le sauraient pas qu’Helga Zepp-LaRouche, présidente et fondatrice de l’Institut Schiller international, est la femme de Lyndon LaRouche. Cela signifie que le long combat que nous avons mené et que nous menons l’est au nom de la conception que LaRouche donnait d’une politique économique réussie : l’accroissement du potentiel de densité économique relatif, une politique d’accueil, par principe anti-malthusienne. Cette conception de LaRouche, fondée sur la capacité humaine de discerner de nouveaux principes physiques appliquées sous forme de technologies produisant davantage avec moins d’efforts physiques, dépasse les apparences du court terme, de ces « organes sensoriels qui n’ont pas la capacité de penser et se laissent obnubiler par les choses extérieures » évoqués par Mencius, l’héritier spirituel de Confucius. Il ajoutait : « Pour peu que nous commencions à construire ce qui est grand, en nous la petitesse ne saurait l’emporter. » Cela suppose, bien entendu, la vision à long terme qui nous fait aujourd’hui défaut dans notre « monde de l’argent », de la monnaie et de l’apparence immédiate. Ecoutons ici Tagore, dans sa Religion de l’homme, avant ou peut-être après avoir dialogué avec Einstein : « De toutes les créatures, l’homme seul vit dans un avenir sans bornes. Notre présent en est seulement une partie. Les idées encore à naître, les esprits encore informes, provoquent notre imagination avec une insistance qui les rend à notre intelligence encore plus réels que les choses qui nous entourent. »

L’on peut dire que c’est dans cet état d’esprit que sept pays africains ont organisé leur délégation de médiateurs dans le conflit ukrainien. « Nous ne venons pas en mendiants, nous n’allons pas solliciter des faveurs de l’un ou de l’autre des belligérants, a déclaré Cyril Ramaphosa. Nous voulons être des acteurs essentiels sur la scène mondiale ». Le « Sud » s’implique ainsi directement et indépendamment dans les affaires du « Nord », hors du domaine de l’OTAN. Sous les auspices de la Chine, l’Arabie saoudite et l’Iran renouent leurs relations diplomatiques, un sommet Afrique-Russie se tiendra à Saint-Pétersbourg les 26 et 27 juillet, l’Inde utilise des yuans chinois et même des dirhams des Emirats arabes unis pour acheter du pétrole à la Russie, et Total, pour un contrat impliquant les Emirats et la Chine, le fait aussi en yuans. Emmanuel Macron s’efforce d’être invité au 15e sommet des BRICS qui se tiendra du 22 au 24 août à Johannesburg, mais la Russie, pays membre, estime qu’il n’y a pas sa place en tant « qu’adhérent à la ligne de l’OTAN ».

Le monde change et devient ainsi multilatéral. C’est lentement que les dirigeants occidentaux en prennent conscience. Ce n’est pas d’eux que l’on peut attendre un pas vers la paix dans le monde, car en accepter les fondements serait mettre fin à la prépondérance de l’oligarchie qui les domine. C’est donc l’ascension du Sud planétaire qui est une chance de paix, hors d’une logique de blocs. Nous avons vu comment elle se dessine, et combien il est nécessaire pour nous autres Européens de suivre cette ascension et d’en comprendre les causes. Bien entendu, ce n’est pas assez. Nous devons retrouver, portés par cet exemple, notre propre souveraineté et notre indépendance nationales. C’est le premier des dix points proposés à notre réflexion par la présidente de l’Institut Schiller. Cela exige non seulement un changement de direction dans la politique de nos pays, mais un changement en nous-mêmes.

La France et même les pays européens ne peuvent, à eux seuls, changer la direction d’un monde qui s’autodétruit sous des amas de fausse monnaie et d’armes de plus en plus destructrices. Nous devons nous appuyer sur ce Sud planétaire pour cesser d’être les dindons d’une farce tragique, dans laquelle une économie de guerre nous conduit à la guerre tout court. Une guerre qui franchira le seuil nucléaire de notre destruction si nous n’extirpons pas les racines qui y mènent.

Cela signifie définir ensemble la nouvelle architecture de paix par la sécurité et le développement mutuels qu’exigent justement les pays du Sud planétaire. Il y a là une force sans laquelle, compte-tenu de l’imbrication des chaînes de production et de valeur des pays occidentaux, nous ne pourrons pas changer de direction. C’est cette voix, avec la Chine, l’OCS et les BRICS, que mon pays devrait porter au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous avons moins d’excuses que les autres car nous sommes le seul pays d’Europe occidentale à n’avoir aucune base américaine et à disposer, pour un temps encore, d’une force militaire et d’une industrie civile nucléaires indépendantes.

Notre défi, pour éviter une guerre future entre blocs, même si nous échappons à la menace actuelle, est de changer la direction économique, politique et culturelle de tous les pays du monde atlantique. En faisant comprendre à nos peuples qu’ils subissent, à l’intérieur de nos Etats, les mêmes dommages que ceux infligés aux pays du Sud planétaire et dont ils s’efforcent de s’extirper.

Citoyens de tous les pays du monde, unissez-vous ! Mais cela suppose un effort en nous-mêmes, en excitant notre curiosité et notre imagination pour explorer l’inconnu, sans fascination pour la violence ni pour la soumission. Une capacité, pour chaque citoyen, de privilégier l’intérêt collectif sur l’intérêt personnel, pour que les avancées sur la connaissance du monde qui sont l’expression de notre souveraineté puissent aboutir à un niveau supérieur dans lequel la conjonction des opposés devienne harmonie de dissonances. C’est ce que je pensais confusément, entre culture française et culture argentine, regardant la Croix du Sud de mon enfance pour trouver un au-delà qui englobe les deux sans en trahir aucune. Osons l’inconnu pour que ne soit pas anéantie la beauté du monde !

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