« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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Visio-conférence internationale 25-26 avril 2020
Session 1
4 mai 2020
discours de Michele Geraci, économiste, ancien sous-secrétaire au ministère italien du Développement
Bonjour,
Je suis très heureux d’être parmi vous. Dans le quart d’heure qui m’est imparti, je vous livrerais quelques réflexions sur les grands sujets d’actualité. Je voudrais m’appuyer sur une partie de mon expérience en tant que membre du cabinet italien jusqu’à récemment, et également en tant que l’un des artisans enthousiastes, après avoir passé dix ans en Chine, de l’adhésion de l’Italie à l’initiative chinoise dite « Une ceinture, une route ».
Ce que j’ai vu au cours de l’année où j’occupais ma fonction gouvernementale, c’est que l’Italie a dû faire face à une crise profonde. Nous sommes devant un grand dilemme qui a stoppé net le progrès de notre société, dilemme qui se retrouve au sein de l’équipe gouvernementale, entre des regroupements de gens compétents et représentatifs [oppositions entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles, NDT]. L’hypothèse de départ a été, jusqu’à aujourd’hui, que les femmes ou hommes politiques, bien sûr avec le consentement populaire, accèdent à leur fonction et formulent ensuite des politiques sur la base d’analyses et de contributions de la part de conseillers travaillant au sein des ministères, etc. Force est de constater que ce modèle n’exige pas qu’un politicien soit particulièrement bien informé sur un sujet particulier.
Cependant, par le passé, nous avions une plus grande stabilité gouvernementale, de telle sorte que l’homme politique pouvait exercer une fonction ministérielle pendant un certain nombre d’années, au cours desquelles il pouvait, peu à peu, acquérir une certaine expertise dans son domaine. Or, nous avons assisté, au cours des cinq dernières années, à un changement de gouvernement tous les 18 mois. Prenons mon exemple, avec 15 mois au gouvernement, une période insuffisante pour permettre à un homme politique de gagner en compétences et en aptitudes. Les décideurs deviennent donc dépendants des chefs de cabinet, des conseillers et de l’appareil d’État. Cela amène un autre problème, avec des gens qui sont là depuis de nombreuses années, parfois dix, voire quinze ans, sans la moindre perspective d’une meilleure gratification. Ils ne peuvent plus grimper les échelons ni être licencié. Tout cela ne les incite guère à faire des efforts ni à être productifs. Si malgré tout, cela a quand même fonctionné un peu, c’est parce qu’il s’agissait d’époques où l’interférence de variables externes se produisait à un rythme beaucoup moins rapide.
Donc, si l’on regarde comment le gouvernement était dirigé il y a 10, 15 ou 20 ans, un homme politique pouvait y rester longtemps. Et le haut fonctionnaire sans trop de motivation, du moins s’il se contentait de peu, pouvait transmettre des choses aux politiciens car ils avaient le temps d’apprendre, et le système fonctionnait à peu près.
Désormais, la vitesse de changement des variables externes ne permet plus aux politiques d’apprendre en temps et en heure, dans le cadre de leurs mondanités. Et cela crée un très grave manque de compétence aussi bien chez les hommes politiques que chez les fonctionnaires. Cela affecte évidemment le processus décisionnel. Les décideurs n’ont rien à quoi se raccrocher, il leur manque les données, les analyses sur lesquelles s’appuyer pour prendre des décisions, et donc, nous sommes entrés dans ce que j’appellerais « un monde de la prise de décision randomisée ».
La question qui se pose est la suivante : les hommes politiques devraient-ils être des experts ? Éduqués ou mal-éduqués, une fois élus, doivent-ils accéder à la fonction ministérielle ? Comment trouver une solution à ce dilemme, étant donné que nous avons besoin de gens compétents et qu’on en manque parmi les experts, la classe politique, les hauts fonctionnaires, la société civile et l’appareil d’État. Bien sûr, il existe de très bonnes personnes, à tous les niveaux, mais en général, c’est le problème auquel nous assistons.
Maintenant, quand vous manquez de connaissances, vous basez votre décision sur des émotions, sur des histoires anciennes, sur ce qu’on vous a dit et ce que vous avez pu lire, mais vous n’avez pas forcément le temps de faire vraiment le tour de la question. C’est ainsi que vous finissez par prendre des décisions qui sont ce qu’elles sont, mais aussi par faire des affirmations qui sont hors de la réalité.
Maintenant, je vous soumets l’exemple du sentiment antichinois croissant qui se répand, même dans le débat public italien, en Europe et dans le débat public occidental. Il y a plusieurs raisons à cela, sur lesquelles je ne veux pas m’étendre car elles sont connues. Celle sur laquelle j’attire votre attention, c’est le décalage entre les connaissances et le temps, qui ne permet pas aux gens d’apprendre. Et c’était, en quelque sorte, également l’un des principaux objectifs pour lesquels j’ai tant insisté pour que l’Italie signe ce protocole d’accord (Memorandum of Understanding - MOU) avec la Chine sur l’Initiative une ceinture, une route (ICR) : parce que, quel que soit l’avantage économique qu’on puisse en tirer en termes d’infrastructure, au moins la Chine s’est retrouvée au cœur du débat public comme jamais auparavant en Italie. Depuis 12 mois, les médias, les hommes politiques ne parlent que de la Chine.
Or, 90 % de ce que j’entends est complètement faux, mais on procède par étapes. Au moins, nous discutons de la Chine, nous discutons de l’ICR, nous discutons de l’effet de ces changements mondiaux, de l’intelligence artificielle, du développement technologique, du changement climatique, chose que les gens (même au niveau du gouvernement) n’envisageaient pas de prendre en compte. C’est pourquoi le sentiment antichinois que je perçois, quelque part, m’inquiète, parce que je le vois grandir, et tout le monde se livre à des commentaires sur les commentaires des autres, sans trop réfléchir. D’un autre côté, je vais être optimiste, parce que beaucoup de tout cela n’est que de l’ignorance et j’espère qu’avec le progrès des connaissances, les gens finiront par apprendre, en étudiant et peut-être en participant à des événements tels que celui-ci aujourd’hui. Ils atténueront leurs critiques et se formeront au moins une opinion basée sur des faits et des analyses. C’est vraiment ce que nous avons tenté d’apporter au débat, que ce soit au niveau italien ou européen. Des analyses, des faits, des données, pas juste des affirmations brodant sur des racontars, et qui s’avèrent rapidement erronées.
Maintenant, je voudrais amener l’exemple du virus : j’ai entendu parler de « cygne noir ». Je préfère l’image d’un « rhinocéros gris », un animal énorme qui est là, visible, mais les gens l’ignorent. Soit ils font semblant de ne pas le voir, soit ils en sont incapables, mais c’est une réalité qui est là, et ce fut le cas en Italie. Lorsque nous avons eu connaissance de la situation à Wuhan à la mi-janvier, vers la fin du mois, nous, en Italie, avions tout le temps de planifier, aussi bien le confinement que des mesures économiques, des mesures financières, de nous coordonner avec l’UE, avec la BCE, avec la Commission européenne. Or, fin avril, trois mois plus tard, on discute toujours de la marche à suivre, des mesures à prendre, de l’utilisation ou non de l’application pour le traçage des personnes potentiellement contaminées – on est toujours en train de discuter, trois mois plus tard ! Alors qu’ en novembre ou décembre, l’apparition du virus était un « cygne noir » pour la Chine, qui ne s’attendait peut-être pas à un tel résultat, pour nous en Europe, c’était un « rhinocéros gris » : on avait la chance de pouvoir voir ce qui allait nous arriver, rien qu’en regardant ce qui se passait en Chine ou en Corée !
Mais nous ne l’avons pas fait. Le rhinocéros gris est assis là, les gens détournent la tête, ne voulant pas le voir. Pourquoi ? A cause de cette idée que je vois ancrée dans l’esprit de beaucoup de mes collègues, qui se résume à ceci : peu importe ce que fait la Chine, cela ne peut pas être bien. On n’a probablement rien à apprendre de la Chine, lorsque nous étudions l’évolution de la maladie. Nous ne devrions même pas regarder la Chine, ni tenter de faire des comparaisons.
Voilà l’un des problèmes les plus graves auxquels nous sommes confrontés. Parce que cela touche au problème psychologique d’admettre que le problème que nous avons dans nos propres pays est principalement dû à nos propres erreurs. Mais, comme dans la narration, nous devons trouver des raisons externes, nous devons créer un monstre, qui soit quelqu’un d’extérieur à nous, pour pouvoir le combattre. Nous pouvons le blâmer, nous pouvons le combattre, puis nous pouvons devenir le héros qui résoudra le problème.
Bien sûr, cela se joue dans l’imaginaire, mais cela ne résout pas la situation. Cela peut créer un certain soutien populaire, car les gens vont croire le story telling. La grande majorité de la population sera encline à croire l’histoire du monstre et du héros. Cela augmente le consensus pour les politiciens, mais aussi les malentendus dans la population, de telle sorte que nous serons les derniers des derniers dans notre réponse à la pandémie. C’est presque comme si nous vivions dans un roman de désillusion.
C’est ce que nous avons vu ces derniers mois. Ce qui nous rend vraiment différents, et je compare à nouveau nos valeurs occidentales avec les valeurs chinoises, c’est que nous vivons dans une société où l’individu a la primauté, où le rêve est un rêve individuel. Le rêve américain est un rêve individuel, c’est le rêve d’une personne. En Chine, c’est un rêve collectif, c’est le rêve de la société dans son ensemble. Il y a, bien sûr, un élément de l’individu, et les gens en profitent, mais la tendance générale, la grande différence que j’ai constatée est ce rêve collectif par rapport au rêve individuel.
Ainsi, nous avons du mal à accepter d’apprendre de ce modèle très différent du nôtre, un modèle qui risquerait d’envahir l’Europe, comme certains le craignent. Mais sincèrement, nous voyons très peu de preuves que la Chine veuille vraiment exporter son modèle social, économique et politique vers l’Europe. Ils savent bien que cela ne fonctionnera jamais !
Mais cela nous met dans une crise, car maintenant, nous nous demandons : le libre-échange fonctionne-t-il ou non ? Faire tourner la planche à billets [comme le fait la BCE en injectant de l’argent dans les bulle spéculatives, NDT], est-ce que cela marchera ou pas ? L’UE fonctionne-t-elle ou non ? Jusqu’à présent, j’ai vu, par exemple, que l’UE a réussi à résoudre les problèmes créés par son existence même : c’est donc une méta-solution à un problème. Il n’y a pas de valeur marginale immédiatement visible, y compris suite à la résolution de Mario Draghi, pendant la crise de la zone euro [lorsqu’il a dit que la BCE « ferait ce qu’il fallait faire »]. Oui, il a mis fin à la crise, mais elle était là parce que nous avions une monnaie commune. D’autres pays ayant des devises nationales n’ont pas eu besoin d’une solution de l’UE : ils l’ont résolue par leurs propres moyens, et presque tous ont relativement bien réussi.
Le plus grand obstacle à franchir en Europe est donc ce conflit philosophique concernant le « modèle » : « démocratie » ou non, collectif contre individu. C’est peut-être que nous commençons à nous rendre compte que le Chinois moyen ne se soucie pas beaucoup de ce que nous voulons lui vendre comme modèle. Je les ai vus, à quelques exceptions près bien sûr, généralement très heureux. Ils s’attachent à d’autres valeurs, pas aux choses que nous faisons. C’est une chose sur laquelle je travaille avec toute mon énergie, aussi bien lorsque j’étais au gouvernement que dans le monde universitaire où je suis retourné, pour faire comprendre que tout le monde ne partage pas entièrement nos valeurs. Certes, certaines valeurs sont universelles, mais chaque civilisation les déclinera de façon différente.
Je termine en répétant ce qu’Helga [Zepp-LaRouche] a évoqué dans son discours d’ouverture : nous avons sûrement besoin d’une renaissance. On doit regarder 400, 500, 600 ans en arrière et c’est là que la société européenne peut vraiment réémerger.
C’est une chose que je défends depuis maintenant plusieurs années et je suis très heureux de l’entendre à nouveau aujourd’hui. C’est à la fois un défi, mais c’est aussi un atout culturel dont nous devons nous servir. Et c’est aussi l’une des réponses potentielles aux défis posés par l’intelligence artificielle : cela peut anéantir bon nombre d’emplois dans les chaînes de production, mais aura bien du mal à se substituer aux compétences non techniques mais très humaines que sont les arts et la créativité.
« Une ceinture, une route », j’espère que ce projet aidera à rapprocher deux mondes, en augmentant la connaissance et la compréhension réciproques. Et lorsque la connaissance augmente, le risque de fausse perception décroît. Tout comme dans l’investissement financier, plus les gens sont disposés à faire un pas l’un vers l’autre, à se rapprocher et donc à faire des affaires ensemble, plus ils tendent à se regarder comme une opportunité et moins comme une menace.