« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller

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Frederick Douglass ou l’émancipation par la connaissance

2 avril 2022

Frederick Douglass (v.1817-1895) a été l’un des chefs de file du mouvement américain pour les droits civiques au XIXe siècle, et l’un des principaux associés d’Abraham Lincoln dans la lutte pour sauver l’Union. [1]

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de Denise Henderson

Frederick Douglas a été une source d’inspiration pour l’œuvre des King, ainsi que pour celle de l’auteur et fidèle associée de Lyndon LaRouche, la regrettée Denise Henderson

Les notes ne sont pas celles de l’auteur mais ont été ajoutées par la rédaction.

La connaissance comme gage de liberté [2]

Ancien esclave et tête de file de la lutte contre l’esclavage, Douglass s’est retrouvé au premier plan dans la lutte pour la Constitution américaine elle-même. Sa compréhension de la lutte contre l’esclavage comme une lutte pour la Constitution est née de sa propre intégrité intellectuelle et de sa volonté de réfléchir à des idées profondes et de penser par lui-même, qu’on le lui ait permis ou non.

En tant que self-made man, comme il se décrivait lui-même, il connaissait l’importance de l’éducation, du simple fait d’apprendre à lire à un esclave jusqu’au développement de la capacité à penser par soi-même. L’histoire de sa vie est un exemple brillant du haut calibre intellectuel et moral des leaders du mouvement des droits civiques de son époque.

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Enfance : pourquoi suis-je un esclave ?

Frederick Douglass est né sur la côte Est du Maryland [Nord-Est des États-Unis], probablement en février 1817, bien que sa date de naissance n’ait pas été enregistrée. On suppose généralement qu’il était le fils de son maître [3].

Lorsqu’il était bébé, il a été placé dans le foyer de sa grand-mère, à laquelle il avait été laissé par sa mère, qu’il n’a vue qu’une seule fois. À l’âge de six ans, il est amené dans la « grande maison », où on lui donne à peine de quoi survivre et où il est destiné à être formé aux travaux des champs dans la plantation.

Très tôt, Douglass a développé une haine passionnée de l’esclavage. Il savait que les relations faussées entre les êtres humains sur la plantation n’étaient pas justes. Dès l’âge de neuf ans, il s’interrogeait sur l’origine et la nature de l’esclavage. Pourquoi suis-je esclave ? Pourquoi certaines personnes sont-elles esclaves et d’autres maîtres ? Ce sont des questions qui me laissent perplexe et qui ont perturbé mon enfance. Quelqu’un m’a dit très tôt que Dieu, là-haut dans le ciel avait fait toutes choses, et avait fait des Noirs des esclaves et des Blancs des maîtres. Je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait savoir que Dieu avait fait des noirs des esclaves.. Douglass ajoute : à neuf ans, j’étais tout aussi conscient que je le suis maintenant du caractère injuste, contre nature et meurtrier de l’esclavage.

En 1825, Douglass, qui avait environ huit ans à l’époque, est envoyé vivre à Baltimore [principale ville de l’état du Maryland] chez le cousin de son maître, Hugh Auld, et sa femme. Le déménagement dans cette ville, l’un des principaux centres industriels et de construction navale de la côte Est des États-Unis, devait donner à Frederick une chance d’élargir ses horizons, tant mentalement que physiquement. C’est chez les Auld que Douglass prend conscience de sa haine de l’esclavage et de sa soif d’apprendre.

Douglass a très tôt développé une passion pour la lecture. Ironie de la vie, cette passion lui a été provoquée par la conception dévalorisante que son maitre Hugh Auld avait de la lecture. Ainsi interdisait-il à sa propre femme d’apprendre à lire au jeune Frederick. Il ne sert à rien d’apprendre à lire à un esclave. Cette phrase fut une révélation pour Douglass qui l’incita à apprendre tout ce qu’il pouvait.

Dans The Life and Times de Frederick Douglass, l’auteur explique : le fait d’entendre fréquemment ma maîtresse lire la Bible à haute voix a éveillé ma curiosité pour le mystère de la lecture, et a suscité en moi le désir d’apprendre. Jusqu’alors, j’ignorais tout de cet art merveilleux, et mon ignorance et mon inexpérience de ce qu’il pouvait m’apporter, ainsi que ma confiance en ma maîtresse, m’ont enhardi à lui demander de m’apprendre à lire.

Ma maîtresse semblait presque aussi fière de mes progrès que si j’avais été son propre enfant, et supposant que son mari serait aussi satisfait, elle ne cacha pas ce qu’elle faisait pour moi. En effet, elle lui fit part avec exaltation de l’aptitude de son élève et de son intention de persévérer, comme elle estimait devoir le faire, pour m’apprendre, au moins, à lire la Bible.

Quelle a été la réaction du propriétaire d’esclaves, Hugh Auld ? : bien sûr, il lui a interdit de me donner d’autres instructions, lui disant tout d’abord qu’il était illégal de le faire, et que c’était également dangereux, car, disait-il, si vous donnez un pouce à un nègre, il prendra les autres doigts. L’apprentissage gâchera le meilleur nègre du monde. S’il apprend à lire la Bible, il sera à jamais inapte à être esclave.

Apparemment inconscient de l’aveu plutôt extraordinaire qu’il venait de faire, Auld poursuivit : il ne devrait rien savoir d’autre que la volonté de son maître, et apprendre à lui obéir. Quant à lui, l’apprentissage ne lui fera aucun bien, mais beaucoup de mal, le rendant inconsolable et malheureux. Si vous lui apprenez à lire, il voudra savoir écrire, et cela fait, il se sauvera lui-même.

Telle était la teneur de l’exposé oraculaire de Maître Hugh, et il faut avouer qu’il comprenait très clairement la nature et les exigences de la relation maître-esclave, ajoute Douglass. L’exposé d’Auld, écrit Douglass, était une révélation nouvelle et unique, dissipant un mystère douloureux contre lequel mon jeune entendement avait lutté (mais en vain) : celui de comprendre le pouvoir de l’homme blanc à perpétuer l’esclavage de l’homme noir.

Très bien, me disais-je, le savoir permet à un enfant de ne pas être esclave. J’ai instinctivement pris au mot cette idée nouvelle, et à partir de ce moment, j’ai compris le chemin direct de l’esclavage à la liberté. C’était exactement ce dont j’avais besoin, et cela m’était venu à un moment et d’un homme desquels je m’y attendais le moins.

Aussi sage que fût M. Auld, il sous-estimait ma compréhension et n’avait qu’une faible idée de l’usage que je pouvais faire de l’impressionnante leçon qu’il donnait à sa femme. Il voulait que je sois esclave ; j’avais déjà décidé le contraire sur la plantation familiale. Ce qu’il aimait le plus, je le détestais le plus, et la volonté qu’il exprimait de me maintenir dans l’ignorance ne faisait que me rendre plus résolu à rechercher l’intelligence.

L’histoire complète de la lutte de Douglass pour apprendre à lire - comment il a « harcelé » des garçons blancs dans les rues de Baltimore en leur demandant de lui épeler des mots, et les autres stratagèmes qu’il a utilisés - se trouve dans The Life and Times, son livre de 1892 [4]

Mais de la même manière que Douglass n’était pas intéressé par le fait d’être transformé en bête de somme, il n’apprenait pas non plus pour le plaisir d’apprendre : Douglass était incapable de garder ses connaissances pour lui-même. Bien que sachant le risque qu’il courait en tant qu’esclave s’il enseignait à d’autres esclaves - il pouvait être vendu plus au sud, dans les hideuses plantations du Mississippi ou de la Louisiane, ou être assassiné légalement - il a malgré tout enseigné à d’autres esclaves lorsqu’il a été renvoyé sur la côte Est du Maryland. [En effet, comme nous le verrons, vers ses vingt ans, Douglass échappe à son maître et fuit vers le Massachusetts, dans le Nord].

Tout au long de sa vie, Frederick Douglass a considéré que l’éducation universelle était une question non négociable. Cela le mettait en désaccord avec ceux du mouvement abolitionniste qui ne voulaient pas éduquer les affranchis au-delà de leur condition. Problème qui perdure aujourd’hui.

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Prise de parole

À l’âge de 13 ans, Douglass achète, avec son propre argent de poche, The Columbian Orator de Caleb Bingham. Ces textes sur l’art oratoire, qu’il a trouvés pour 50 centimes, lui ont permis de s’exprimer publiquement contre l’esclavage lorsqu’il s’est échappé vers le Nord en 1838.

Les années 1820 et 1830 sont l’âge des grands orateurs en Amérique. Ce sont les décennies des orateurs experts tels que Daniel Webster, John Quincy Adams et John Calhoun. Les problèmes auxquels est confrontée la république américaine sont profonds : l’esclavage et le danger de sécession du Sud des États-Unis à la fin des années 1820.

The Columbian Orator devient donc une bible pour le jeune homme, qui cherche les mots pour exprimer ses pensées. C’était un livre conçu pour ceux qui voulaient apprendre à s’exprimer, à la manière des grands orateurs, sur des questions qui touchaient l’âme des hommes. C’était un livre destiné à ceux qui voulaient transmettre des conceptions profondes et passionnées concernant l’homme et la nature, comme l’aurait dit le poète anglais Percy Shelley.

Et c’est précisément ce que Douglass était poussé à faire. Il a écrit : la lecture de ces discours a beaucoup enrichi mon maigre bagage lexical, et m’a permis de donner corps à de nombreuses pensées intéressantes qui avaient souvent traversé mon esprit et s’étaient éteintes, faute de mots pour les exprimer. La puissance et la franchise de la vérité, pénétrant le cœur d’un esclavagiste et le contraignant à abandonner ses intérêts terrestres aux revendications de la justice éternelle, y étaient finement illustrées et j’ai tiré des discours de Sheridan une dénonciation audacieuse et puissante de l’oppression et une défense des plus brillantes des droits de l’homme.

Douglass conclut : la lumière avait pénétré dans le cachot moral où je couchais, et j’ai vu le fouet sanglant menacer mon dos et la chaîne de fer attendre mes pieds. Et mon « bon et gentil maître » m’enfermait dans ma condition d’esclave. Cette révélation m’a hanté, me piquait, et me rendait sombre et misérable. Je voyais que les esclavagistes m’auraient volontiers fait croire qu’en faisant de moi et des autres des esclaves, ils agissaient simplement sous l’autorité de Dieu, et je les ressentais comme des voleurs et des trompeurs. Le fait de me nourrir et de me vêtir à peu près convenablement ne pouvait expier le fait de m’avoir enlevé ma liberté.

La fuite vers le Nord

Douglass doit être converti en ouvrier agricole. Mais à l’âge de 16 ans, un autre tournant se produit dans sa vie et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne décide de s’échapper vers le Nord.

Il s’agit de son combat physique dramatique de deux heures avec William Covey, le briseur d’esclaves à qui il avait été loué, afin de briser sa volonté et de le convertir en ouvrier agricole manipulable. Ayant longtemps subi l’oppression de cet esclavagiste, Douglass s’est rebellé. Au bout de deux heures, Covey l’a lâché. Cette bataille avec M. Covey, aussi indigne qu’elle ait été, a marqué un tournant dans ma vie d’esclave, écrit Douglass. Elle a fait renaître mes rêves de Baltimore et le sentiment de ma propre virilité. J’étais un être différent après ce combat. Je n’étais rien avant, j’étais un homme maintenant. Il a rappelé à la vie mon amour-propre écrasé et ma confiance en moi, et m’a inspiré une détermination renouvelée d’être un homme libre.

Un homme sans force est dépourvu de la dignité essentielle à l’humanité. La nature humaine est ainsi faite qu’elle ne peut honorer un homme sans défense, bien qu’elle puisse le plaindre. Et même cela, elle ne peut le faire longtemps si des signes de puissance ne se manifestent pas.

Finalement, le 3 septembre 1838, avec l’aide de l’Underground Railroad [5] Avec l’aide de ce réseau, donc, Douglass s’est échappé.

Alors qu’il est assis sur le quai de Kennard [en Virginie, côte Est des États-Unis], attendant de partir, Douglass écrit qu’il a vu des hommes et des femmes enchaînés et mis sur un bateau pour aller à la Nouvelle-Orléans [en Louisiane, sud des États-Unis]. J’ai alors décidé que tout le pouvoir que j’avais devrait être consacré à la libération de ma race. Pendant 30 ans, accablé par toutes les oppositions, je me suis efforcé de tenir ma promesse.

Douglass s’installe à New Bedford, dans le Massachusetts [Nord Est des États-Unis], avec sa femme, Anna Murray, et occupe divers emplois qualifiés pendant plusieurs années.

En août 1841, après avoir pris la parole lors de sa première réunion abolitionniste, Douglass est adopté par William Lloyd Garrison et les abolitionnistes. Douglass, ainsi que plusieurs autres esclaves affranchis, deviendront les orateurs vedettes du mouvement abolitionniste. Et ce, malgré ce que certains abolitionnistes considèrent comme le grand « handicap » de Douglass : bien que Douglass ait déclaré avoir été esclave, il était non seulement alphabétisé, mais aussi un orateur éloquent. L’influence de l’étude de l’art oratoire de Douglass se fait donc certainement sentir dans ses discours.

En 1841, le rédacteur en chef du Concord Massachusetts Herald of Freedom écrit : en tant qu’orateur, il a peu d’égaux. Ce n’est pas de la déclamation, mais de l’art oratoire, du pouvoir de débattre. Il a de l’esprit, des arguments, du sarcasme, des pathos - tout ce que les hommes de premier ordre montrent dans leurs efforts de maître. Sa voix est très mélodieuse et riche, et son énonciation très élégante, et pourtant il n’est sorti que depuis deux ou trois ans de la maison de servitude.

La défense de la Constitution

William Lloyd Garrison

Tout au long des années 1840, Douglass est proche de la faction abolitionniste de William Lloyd Garrison. Garrison (comme l’aristocratie britannique, qui tente de détruire la république américaine depuis sa fondation) prône la désunion avec le Sud, ce qui aurait signifié l’éclatement des États-Unis en au moins deux parties. La raison pour laquelle Garrison a agi ainsi était qu’il soutenait que la Constitution américaine était intrinsèquement favorable à l’esclavage. Garrison était célèbre, en fait, pour avoir brûlé la Constitution des États-Unis en public.

Mais à peu près au moment où Frederick Douglass commence à publier son propre journal, en 1847, il commence à adopter un point de vue plus mûr intellectuellement, en partant non pas de la question de l’esclavage mais de la question de la création de la république américaine.

En 1849, Douglass, avait rompu avec Garrison. Dans The Life and Times, Douglass décrit le processus intellectuel qu’il a suivi sur la question de la Constitution : j’étais alors un disciple fidèle de William Lloyd Garrison et j’adhérais pleinement à sa doctrine concernant le caractère pro-esclavagiste de la Constitution des États-Unis.

Comme lui, je considérais que le premier devoir des États non esclavagistes était de dissoudre l’union avec les États esclavagistes. Mon cri, comme le sien, était pas d’union avec les esclavagistes. Ma nouvelle situation (c’est-à-dire celle d’éditeur de journaux) m’a obligé à repenser tout le sujet et à étudier avec soin non seulement les règles justes et appropriées d’interprétation juridique, mais aussi l’origine, la conception, la nature, les droits, les pouvoirs et les devoirs des gouvernements civils, ainsi que les relations que les êtres humains entretiennent avec ces gouvernements.

Avec une telle méthode de pensée et de lecture, j’ai été conduit à la conclusion que la Constitution des États-Unis - inaugurée pour former une union plus parfaite, établir la justice, assurer la tranquillité domestique, pourvoir à la défense commune, promouvoir le bien-être général et garantir les bienfaits de la liberté ne pouvait pas avoir été conçue en même temps pour maintenir et perpétuer un système de rapine et de meurtre tel que l’esclavage. Je me suis rendu compte que la Constitution des États-Unis, non seulement ne contenait aucune garantie en faveur de l’esclavage, mais au contraire, était, dans sa lettre et son esprit, un instrument anti-esclavagiste, exigeant l’abolition de l’esclavage, comme condition de son existence en tant que loi suprême du pays.

Et dans sa réponse de 1857 à l’infâme affaire Dred Scott [6], Douglass notait que les esclavagistes ne se réferraient pas à la Constitution, parce qu’il n’y avait rien dedans de suffisamment explicite pour leur objectif ; mais ils se délectent d’intentions inavouées - des intentions qui ne sont exprimées nulle part dans la Constitution, et qui sont partout contredites dans la Constitution.

Dès le début de la guerre de Sécession, Douglass, tant dans son journal qu’à la tribune des orateurs, milite auprès du président Lincoln et de tous ceux qu’il peut convaincre pour permettre aux affranchis du Nord de s’enrôler dans l’armée de l’Union. Il dénonce également la politique de l’armée de l’Union consistant à rendre les esclaves à leurs maîtres, même dans les zones capturées du Sud, et appelle à encourager la désertion des esclaves dans le Sud. Il fait également pression sur Lincoln, en difficulté, pour qu’il publie la Proclamation d’émancipation en 1862, un an avant que Lincoln ne consente à le faire.

En 1863, Douglass joue un rôle crucial dans l’organisation de plusieurs régiments de troupes de couleur du Massachusetts et d’autres États, dont le célèbre 54e régiment, dans lequel son fils Lewis s’est engagé. Douglass a, en effet, joué un rôle crucial pendant les années de guerre civile : il était un militant, un homme appelant à la droiture, un collecteur de fonds, enrôlait les abolitionnistes hésitants sous la bannière républicaine.

Après la guerre, Douglass commence à se rendre compte que la « Reconstruction » [7] est un combat aussi difficile que l’avait été la guerre civile, que « l’année du jubilé » (1863, année de la proclamation d’émancipation) s’est transformée en une année d’embrigadement. La Reconstruction n’est bientôt plus qu’un mot creux, investi par des législateurs populistes et conservateurs, tant dans le parti républicain que dans le parti démocrate, qui sont déterminés à « tenir la ligne » en ce qui concerne les droits des esclaves nouvellement libérés. En conséquence, Douglass a fondé un nouveau journal, The New National Era, pour faire face aux conditions politiques de l’après-guerre.

Jusqu’à sa mort, le 26 février 1895, Douglass a joué un rôle dans la politique américaine. Qu’une administration soit d’accord ou non avec Douglass, elle est obligée de reconnaître « le grand vieillard » comme une voix de la raison qui est écoutée avec respect, non seulement par les Noirs, mais par de très nombreux électeurs.

Il a occupé de nombreux postes gouvernementaux et, jusqu’à sa mort, a vécu selon les mots : Agissez ! Agissez ! Agissez ! Bien qu’âgé de plus de 70 ans, Douglass se retrouvait à militer avec Ida Wells [8] et d’autres contre le lynchage des Noirs dans le Sud [des États-Unis]. La promesse de Lincoln s’est évanouie, et les Noirs américains devront attendre l’apparition d’un autre grand dirigeant, Martin Luther King, pour obtenir leur liberté. Mais Douglass est certainement un personnage clé qui a tracé le sillage de King.

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Ida B. Wells (1862-1831) - Journaliste, rédactrice en chef d’un journal, figure du mouvement des Droits civiques. Elle documente l’ampleur des lynchages aux Etats-Unis.
Wikipedia

L’éducation subvertira le système esclavagiste

Le 1er décembre 1850, Frederick Douglass a prononcé un discours intitulé la nature de l’esclavage, à Rochester, dans l’État de New York, dans lequel il a souligné que l’esclave qui avait été bestialisé par son maître était toujours un homme, et que l’une des grandes armes qui pouvait être mise entre les mains de cet esclave était le droit d’apprendre.

L’esclave est un homme, disait Douglass, à l’image de Dieu, mais un peu plus bas que les anges ; il possède une âme, éternelle et indestructible, et il est doté de ces pouvoirs mystérieux grâce auxquels l’homme s’élève au-dessus des choses du temps et des sens, et saisit, avec une ténacité inébranlable, l’idée élevée et sublimement glorieuse d’un Dieu. C’est un tel être qui est frappé et anéanti.

La première œuvre de l’esclavage, c’est d’entacher et de défigurer les caractéristiques de ses victimes qui distinguent les hommes des choses, et les personnes des biens. Son premier objectif est de détruire tout sentiment de haute responsabilité morale et religieuse. Il réduit l’homme à une simple machine. Il le coupe de son Créateur, il lui cache les lois de Dieu et le laisse tâtonner dans l’obscurité, sous le contrôle arbitraire et despotique d’un semblable, frêle, dépravé et pécheur.

Le crime consistant à apprendre à lire à un esclave est puni d’amendes sévères et d’emprisonnement, et, dans certains cas, de la mort elle-même. La grande majorité des esclavagistes considèrent l’éducation des esclaves comme un moyen de subversion totale du système esclavagiste. Il est parfaitement compris dans le Sud qu’éduquer un esclave, c’est le rendre mécontent de l’esclavage, et l’investir d’un pouvoir qui lui ouvrira les trésors de la liberté ; et comme l’objectif du propriétaire d’esclaves est de maintenir une autorité complète sur son esclave, il exerce une vigilance constante. Or l’éducation étant l’une des influences les plus menaçantes, et peut-être la plus dangereuse, c’est contre elle qu’il faut se prémunir le plus soigneusement. En règle générale, l’obscurité règne donc sur les demeures des esclaves, et comme cette obscurité est grande !

L’éducation universelle

Tout au long de sa vie, Douglass a compris que l’éducation universelle était une question non négociable. Dans les années 1890, alors que les lois Jim Crow était en vigueur [9] et que les lynchages de Noirs devenaient courants, Douglass savait que si le Noir américain ne devait pas bénéficier d’une égalité totale, il devait s’instruire afin de se battre pour ce droit.

Ainsi, Douglass, qui pendant la guerre avait fait le tour du Nord des États-Unis pour donner un discours sur le rôle de la guerre ; après la guerre, il a fait le tour des écoles et des collèges pour encourager l’alphabétisation des citoyens. Il appréciait la différence entre les électeurs ignorants et ceux qui étaient informés de leurs droits et privilèges, et qui pouvaient donc à leur tour enseigner les droits et privilèges de ceux que l’on appelle les opprimés. Son message était toujours le même : l’homme analphabète est un esclave, et celui qui sait lire et écrire, un citoyen d’une république libre.

Douglass lit avidement, notamment Shakespeare, Robert Burns et d’autres grands poètes de langue anglaise. Lorsqu’il est invité à prendre la parole au festival de l’anniversaire de Robert Burns à Rochester, dans l’État de New York, il déclare : bien que je ne sois pas écossais et que j’aie la peau de couleur, je suis fier d’être parmi vous ce soir. Et si quelqu’un pense que je ne suis pas à ma place en cette occasion (en montrant la photo de Burns), je considère que la faute doit en est imputée à celui qui m’a appris qu’un homme était un homme pour ce qu’il est.

Au-delà de la poésie et de l’éloquence, Douglass avait appris un autre langage, celui de la musique, à la fois par le chant (Parfois Douglass sortait son violon, chantait des chansons écossaises qu’il aimait beaucoup, et jouait quelques airs, écrit Mary Church Terrell [militante proche de Douglass]) et en jouant du violon.

Il s’assura, lorsqu’il parvint finalement à s’échapper du Maryland, d’avoir ses livres de musique. Quand Frederick et Anna Douglass arrivèrent à New Bedford, ils n’avaient pas de quoi payer le cocher qui les avait amenés. Au lieu de s’y opposer, le cocher prit nos bagages, y compris trois livres de musique - deux collections de Dyer et une de Shaw - et les garda jusqu’à ce que je puisse les racheter en lui payant les sommes dues pour nos voyages.

C’est en 1838, alors qu’il était encore esclave à Baltimore, que Douglass, avec la permission des Auld, se met au service de la famille Merryman. L’une de ses tâches consistait à conduire l’un des enfants des Merryman à l’école. Apparemment, soit un professeur de l’école soit la future femme de Douglass, Anna Murray, une noire libre, s’est intéressée à Douglass, qui aurait été un bon chanteur, et a commencé à lui apprendre le violon.

Tout au long de sa vie, Douglass a continué à jouer du violon, et lui et son petit-fils Joseph, qui est devenu un violoniste de concert, ont joué des duos ensemble.

Frederick Douglass avec son petit-fils, le violiniste Joseph Douglas. Grand-père et petit-fils ont tous deux joué ensemble.

En 1886, à l’âge de 69 ans, Douglass visite l’Europe pour la deuxième fois. À Gênes, en Italie, il reste figé devant le violon de Paganini, non pas à cause de l’instrument lui-même, comme il l’écrit, mais parce qu’il y a des choses et des lieux rendus sacrés par leur usage et par les événements auxquels ils sont associés, en particulier ceux qui ont, dans une certaine mesure, changé le courant du goût, de la pensée et de la vie des hommes, ou qui ont révélé de nouveaux pouvoirs et triomphes à l’âme humaine.

Le stylo avec lequel Lincoln a rédigé la Proclamation d’émancipation, l’épée portée par Washington pendant la guerre de la Révolution, bien qu’ils soient de la même matière et de la même forme que d’autres stylos et épées, ont un caractère individuel et suscitent dans l’esprit des hommes des sensations particulières. [Ce violon] avait même remué les cœurs ternes des cours, des rois et des princes, et leur avait révélé leur parenté avec le commun des mortels, comme aucun autre instrument ne l’avait peut-être fait.

L’un des articles de Douglass, What Are the Colored People Doing for Themselves ? (Que font les gens de couleur pour eux-mêmes ?), paru dans son premier journal, The North Star, soulignait qu’en dépit des préjugés, les Afro-Américains pouvaient encore développer leur potentiel.

Il ne faut jamais perdre de vue que notre destin, pour le bien ou pour le mal, pour le temps et pour l’éternité, nous est confié par Dieu, et que toutes les aides ou tous les obstacles que nous pouvons rencontrer sur la terre peuvent nous aider à nous développer. Il est évident que nous ne pouvons nous améliorer et nous élever que dans la mesure où nous nous améliorons et nous élevons par nous-mêmes.

Douglass ne parlait pas à la légère ; ce qu’il écrivait, il l’avait vécu. Il poursuit : le fait que nous soyons limités et circonscrits devrait plutôt nous inciter à utiliser avec plus de vigueur et de persévérance les moyens d’élévation qui sont à notre portée, plutôt que de nous décourager. Les moyens d’éducation, bien qu’ils ne soient pas aussi libres et ouverts pour nous que pour les Blancs, sont néanmoins à notre portée dans une mesure telle qu’ils rendent l’éducation possible ; et ces moyens, grâce à Dieu, augmentent. Éduquons donc nos enfants, même s’ils doivent être soumis à un régime plus grossier et plus pauvre, qui les dépouille de leurs quelques beaux vêtements. « Obtenir la sagesse, obtenir la compréhension », est une exhortation particulièrement précieuse pour nous, et l’observation de cette exhortation est notre seul espoir dans ce pays.

Il est oiseux, c’est une moquerie creuse, pour nous que de prier Dieu afin qu’il brise le pouvoir de l’oppresseur, alors que nous négligeons les moyens de connaissance qui nous donneraient la capacité de briser ce pouvoir. Dieu nous aidera quand nous nous aiderons nous-mêmes.

Frederick Douglass avait déjà appris à l’âge de dix ans, que la différence entre un esclave et un être humain était la capacité de pouvoir communiquer des idées librement. Et qu’il en ait été conscient ou non à ce moment-là, il s’était choisi pour devenir le représentant de ceux qui n’avaient pas de voix. L’objectif pour lequel il s’est battu est aussi vital à notre époque qu’il l’était à la sienne.


Notes

[1Durant la guerre de Sécession, l’Union (ou « le Nord ») est le nom utilisé pour faire référence aux États des États-Unis qui ne faisaient pas partie de la Confédération (ou « le Sud »).

[2Article publié dans l’EIR Volume 33, numéro 7, réimprimé le 17 février 2006. Édition originale, EIR, 3 février 1995.

[3Dans sa biographie, Frederick Douglass explique que le relatif régime de « faveur » dont il a pu bénéficier, notamment en étant dans la maison des Auld, tenait probablement à son statut de fils naturel

[4Frederick Douglass a écrit plusieurs versions, plus ou moins détaillées, de sa biographie. Il existe en français plusieurs éditions de ses biographies, dont « Mémoires d’un esclave », ed. LUX

[5le « chemin de fer clandestin » était un réseau de routes, d’itinéraires et de refuges sûrs utilisé par les esclaves afro-américains fuyant vers la liberté jusqu’au Canada avec l’aide des abolitionnistes qui adhéraient à leur cause.

[6polémique juridique sur le refus de la Cour suprême américaine d’accorder la citoyenneté américaine à Dred Scott, esclave afro-américain pourtant né aux États-Unis

[7période suivant la guerre de Sécession, tentant une intégration des Afro-Américains aux États-Unis et des états du Sud au reste du pays

[8journaliste afro-américaine et figure centrale du mouvement des droits civiques

[9lois entravant l’exercice des droits constitutionnels des Afro-américains

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