« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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8 novembre 2023
Mike Billington, de l’Institut Schiller, confronte le professeur Jeffrey Sachs dans l’espérance que l’humanité bascule en faveur du développement mondial plutôt qu’elle ne succombe sous la menace de la guerre mondiale de tous contre tous.
Jeffrey Sachs est un économiste américain bien connu. Il enseigne à l’université de Columbia où il dirige l’Institut de la Terre. Il est également consultant spécial du secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres. Il avait, auparavant, été conseiller auprès du FMI, de la Banque mondiale, de l’OCDE et du PNUD. Il s’est fait connaître pour ses propositions en faveur d’une thérapie de choc dans plusieurs pays d’Amérique latine, propositions dénoncées alors par l’Institut Schiller pour les conséquences néfastes qu’elles ne pouvaient manquer d’entraîner. Plus récemment, il a dénoncé les excès et l’arrogance de la politique économique et militaire américaine. Mike Billingon lui demande ici de partager ses réflexions sur ce point.
Mike Billington : Dans une récente interview, vous faites remarquer l’arrogance et l’orgueil de l’Occident, preuve que celui-ci s’avère « dépassé ». Pour vous le Royaume-Uni « continue de penser qu’il représente un empire disparu depuis longtemps. » J’apprécie cette analyse, d’autant plus que vous précisez que rien n’empêche les États-Unis et l’Europe de changer, de se joindre aux BRICS et aux pays du Sud dans un cadre de développement, plutôt que d’agir contre eux à coups de menaces et de politiques guerrières. L’ironie est vraiment grande de voir les Chinois utiliser, de façon très concrète, l’approche économique du Système américain - la politique d’Alexander Hamilton - consistant en du crédit national dirigé par le gouvernement vers les infrastructures de base et le bien commun, alors que les États-Unis ont complètement abandonné ce Système américain au profit du modèle britannique du « un contre tous » hobbesien et de l’anarchie dérégulée du libre marché. Pour caractériser l’initiative chinoise de la Ceinture et de la Route, vous en soulignez trois aspects : l’infrastructure, l’énergie et le numérique, trois domaines où, d’après vous, la Chine est réellement en tête. D’après vous, la Chine utilise-t-elle cette approche hamiltonienne de l’économie, venant peut-être de Sun Yat Sen, qui a été fortement influencé par Hamilton ?
Jeffrey Sachs : La Chine a une économie que je qualifierai simplement d’économie mixte, au sens où elle est dirigée en partie par l’État, et en partie par le marché. Je pense que toutes les économies prospères sont des économies mixtes, et les États-Unis, même lorsqu’ils utilisent la rhétorique du libre marché, voient leur gouvernement intervenir dans l’économie, de façon pas nécessairement très précise mais importante. Les pays ont une vision différente sur la façon de répartir les poids et responsabilités relatifs des secteurs public, privé et de la société civile. Il est vrai que l’approche du Royaume-Uni et des États-Unis est plutôt du côté du laissez-faire ; avec des impôts moins élevés - en tous cas en proportions du revenu national - et des dépenses sociales bien inférieures. Le Royaume-Uni accentue plus cette tendance que les États-Unis, et bien qu’il ait appliqué le laissez-faire dès le XIXe siècle, il a néanmoins adopté un service public de santé après la Seconde Guerre mondiale, ce que les États-Unis n’ont jamais fait. La Chine est un pays très pragmatique et bien gouverné économiquement, très impressionnant au cours des 40 dernières années, grâce à un modèle de planification où la finance publique joue un rôle majeur, tout en ayant un marché très dynamique et compétitif ainsi qu’une organisation très entrepreneuriale dans de nombreux domaines. J’étais récemment en Chine où j’ai remarqué une énorme augmentation des véhicules électriques, avec actuellement des centaines d’entreprises de véhicules électriques, des start-ups. Ce nombre devrait diminuer rapidement, pour atteindre probablement entre 5 et 10 entreprises, mais à l’heure actuelle des centaines d’entreprises produisent des véhicules électriques, c’est un marché extrêmement concurrentiel en Chine. Sur le plan international, la Chine fait beaucoup de choses que les États-Unis ont faites pendant un certain temps après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire aider à financer des infrastructures à l’étranger, ce qui à l’époque ouvrait la voie aux multinationales américaines. Et c’est ce que fait actuellement la Chine. Les États-Unis, sur la scène internationale, ne font pas grand chose d’autre que la guerre, et ne mènent aucune activité pacifique de développement économique. Dans la rhétorique des dirigeants et hommes politiques américains, ressort leur ressentiment face au fait que la Chine ose aider d’autres pays à construire leurs infrastructures. L’Initiative la Ceinture et la Route - qui est d’ailleurs un programme gagnant-gagnant très pertinent et bénéfique proposé par la Chine, au travers d’un partenariat avec plus de 150 autres pays - est dénigrée chaque jour par les États-Unis, principalement par ressentiment et jalousie de ne pas être capables d’avoir cet état d’esprit afin d’établir des liens avec d’autres pays. La Chine investit massivement et travaille avec d’autres pays pour les aider à développer leur réseau électrique, des sources d’énergie renouvelable de base, des trains rapides, des technologies 5G, des routes bitumées et des autoroutes, et bien d’autres choses souhaitables dont ces pays partenaires ont réellement besoin. C’est ainsi que Biden parle à présent d’un projet routier allant de l’Inde au Moyen-Orient, et il est très fier de cette seule route. Mais ça n’existe pas... Ce n’est pas financé...C’est probablement une bonne idée, mais en vérité c’est pathétique, car la Chine a des dizaines de projets comme celui-ci partout dans le monde. Les États-Unis y ont pourtant beaucoup songé ; on pourrait croire qu’ils se sont inspirés de l’idée « Une ceinture, Une route », mais ils en ont seulement gardé Une route, une ! Alors que la Chine réalise ces projets par dizaines... les États-Unis se cantonnent au rôle d’observateur.
MB : Je pense que ce projet IMEC [la route de l’Inde jusqu’au Moyen-Orient et l’Europe] est mort avec la guerre actuelle à Gaza.
JS : Oui, c’est vrai. Nous sommes tellement paralysés, inefficaces à ce point, paralysés par tout, et tellement enclins à la guerre, que l’idée d’une route devient le meilleur que nous puissions faire, une route qui ne sera peut-être jamais construite. MB : Nous reparlerons de la Chine tout à l’heure. A présent évoquons la Russie, où vous étiez récemment, au Club de Discussion de Valdaï. Richard Sakwa, que j’ai interviewé hier, y est intervenu comme vous, et m’a rapporté votre participation à la discussion qui prend place au sein des BRICS, au sujet de la question d’une nouvelle monnaie et d’un nouveau mécanisme de commerce international. Vous savez probablement que Sergeï Glazyev, économiste clé dans la genèse de ces idées, travaillant avec la Chine et avec les autres pays des BRICS, et désormais véritablement avec l’ensemble du Sud Global, oeuvre à la mise en place de ce genre d’idées. Et vous savez aussi probablement que Glazyev a ouvertement fait l’éloge des idées économiques de Lyndon LaRouche, en particulier l’article qu’il a écrit en 2000 intitulé « Vers un panier de matières premières - Commerce sans monnaie ». Pourriez-vous nous dire où en est, selon vous, l’ensemble de ce plan aujourd’hui ?
JS : En règles générales, avoir une monnaie dominante dans le monde, qui était le dollar américain après la Seconde Guerre mondiale et la livre sterling avant la Première Guerre mondiale, présentait certains avantages, car l’argent n’est qu’un moyen de règlement des transactions dans l’économie réelle, servant à l’économie non monétaire. Avoir une monnaie commune peut donc être judicieux. Mais les États-Unis ont fait exploser la situation en transformant le dollar en arme. Les États-Unis avaient un avantage dû au fait que d’autres pays et entreprises internationales utilisent le dollar, et en tiraient des avantages, comme les avantages de seigneuriage et autres, essentiellement la facilité d’emprunter à l’étranger et une liquidité très élevée de leur propre monnaie nationale. Mais les États-Unis ont commencé à militariser le dollar, ce qui signifie qu’au lieu de le laisser être utilisé uniquement à des fins de transactions, ils ont utilisé cette situation particulière - où les échanges transitent par le système bancaire en dollars et, finalement, par la Banque centrale des États-Unis, la Réserve fédérale - pour commencer à confisquer les dollars d’autres pays avec lesquels les États-Unis étaient en désaccord en matière de politique étrangère. Il s’agit d’ailleurs d’un comportement vraiment odieux, car le concept de la monnaie est, répétons-le, un moyen de transaction et non l’otage d’une politique étrangère. Le dollar étant si dominant, même après que les États-Unis ont confisqué les réserves de l’Iran, de la Corée du Nord, puis du Vénézuela, et maintenant de la Russie, de nombreux pays l’utilisent encore mais n’aiment pas cela, car ils ont peur de dire le moindre mot contrariant les États-Unis et, ensuite, de voir le gouvernement américain s’en prendre à eux, allant jusqu’à geler leur argent. C’est un comportement répréhensible à mon avis, et fondamentalement très mal avisé parce qu’à présent les pays BRICS - cela a commencé avec les cinq premiers, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud - vont inclure six nouveaux pays - Argentine, Égypte, Éthiopie, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Iran - ce qui constitue un grand groupe de pays. Et tous ces pays déclarent ne plus vouloir utiliser le dollar, parce que, en définitive, ils ne veulent pas que leur argent soit confisqué. Ils vont donc développer un système de paiement alternatif. Et ils y parviendront, parce qu’il n’est pas si difficile d’effectuer des paiements par d’autres moyens, en renminbi, en roubles, en roupies ou dans une monnaie R-5, ainsi baptisée parce que les cinq premiers pays des BRICS ont tous une monnaie commençant par R : le rial, le rouble, la roupie, le renminbi et le rand. Ainsi l’appellent-ils la R-5. Ils peuvent alors simplement créer un panier en utilisant ces cinq devises pour la dénomination, et même pour prêter et emprunter une obligation libellée dans un panier de devises. J’attends donc de ce processus quelque chose d’intéressant et de bon. Mais une fois de plus, et c’est un peu regrettable à certains égards, si on devait en venir à un seul moyen d’échange, celui-ci ne devrait pas revenir à un seul pays. Keynes proposait que ce soit la monnaie du FMI - le bankcor, l’avait-il appellée dans un ouvrage célèbre, aurait une certaine commodité, à condition de ne pas être ensuite utilisée de manière monopolistique à des fins militarisées, de politique étrangère ou géopolitiques, auquel cas elle ne durerait pas longtemps, vu qu’il existe toujours des solutions de contournement en matière de commerce et de règlements financiers. Et c’est ce que font actuellement les BRICS, qui vont trouver une solution de contournement.
MB : Sur cette question, juste avant cette interview je vous ai envoyé un article publié aujourd’hui par Glazyev, dans lequel il souligne que même si le panier de devises et la R5 sont déjà mis en œuvre sous diverses formes, il serait plus judicieux que cette nouvelle monnaie, pouvant être la R5, soit également liée à un panier de matières premières plutôt qu’à de simples devises, afin de la lier, d’une certaine manière, au coût actuel de production dans l’économie réelle. D’après lui cela pourrait être facile à finaliser, par exemple d’ici l’année prochaine lorsque la Russie prendra la tête des BRICS et organisera la conférence des BRICS à Kazan.
JS : Je n’ai pas encore lu cet article. Dans ce que vous dites il y a plusieurs questions différentes. L’une d’entre elles est le privilège des États-Unis d’héberger la monnaie internationale ; et je viens d’expliquer pourquoi les États-Unis ont abusé de ce privilège, avec pour conséquence la perte en cours d’une grande partie du marché qui s’appuyait sur les règlements en dollars. La deuxième question concerne l’organisation des systèmes de paiement et la troisième la gestion de la politique monétaire. Ce sont tous des problèmes distincts. En ce qui concerne les mécanismes de paiement, nous pouvons faire quelque chose qui n’a jamais pu être fait auparavant, à savoir les règlements numériques. Actuellement nous n’avons même plus besoin de système bancaire, ni d’espèces en circulation, ni de lingots d’or, ni de pièces d’or, ni d’autres mécanismes qui constituaient des mécanismes de règlement, car désormais chaque transaction peut être suivie numériquement. Il existe différentes manières de procéder : la blockchain en est un, mais il existe de nombreux autres moyens, probablement plus efficaces, par exemple la compensation par la banque centrale. Ainsi le mode de paiement sera probablement numérique, et pourrait bien devenir une monnaie numérique de banque centrale. Ensuite, la troisième question est la gestion de la politique monétaire, et c’est un long débat. John Maynard Keynes a brillamment écrit à ce sujet dans les années 1920 et les années 1930. Une monnaie, qu’elle soit numérique ou physique, devrait-elle être convertible en autre chose, par exemple en or ou en un panier de matières premières ? Ou au contraire, vaut-il mieux une monnaie fiduciaire, c’est-à-dire uniquement soutenue par les politiques de la ou des banques centrales, sa valeur dépendant des attentes concernant ces politiques ? Nous débattons de ce sujet depuis plus de cent ans. L’avantage de lier une monnaie à un panier de matières premières, c’est qu’elle ne peut pas être émise à des fins politiques, par exemple pour financer des paiements gouvernementaux non garantis par les recettes fiscales. Dans une monnaie convertible, vous ne pouvez donc pas provoquer d’hyperinflation. Voilà son avantage, c’est une sorte de corset qui se concentre sur l’économie réelle, limitant la capacité d’émettre du crédit. Mais d’un autre côté, cela s’est avéré très désavantageux en d’autres circonstances. Quand le monde était sur un étalon-or ou un étalon de change-or, s’il y avait de longues périodes pendant lesquelles d’importants gisements d’or n’étaient pas découverts, cela se répercutait par une tendance déflationniste des prix mondiaux, avec des conséquences sur l’économie réelle qui n’étaient pas toujours souhaitables. Cela a également rendu plus difficile, pour les banques centrales, le rôle de prêteur en dernier ressort en cas de panique financière. La Grande Dépression est un sujet très complexe, fascinant et important à comprendre, concernant les banques centrales et la question de savoir si l’étalon-or a contribué à la persistance de la Grande Dépression. Eh bien, je ne veux pas que nous nous lancions dans de longues discussions sur la théorie monétaire, sauf pour dire qu’il y a plusieurs questions sur la table en ce moment. D’abord, quelle monnaie ? Deuxièmement, la technologie des règlements. Et troisièmement, l’organisation de la politique monétaire. Ils sont tous très intéressants. J’ai passé de nombreuses décennies à les étudier, et je pense qu’il n’y a pas de système idéal, c’est pourquoi nous continuons à avoir ces discussions décennie après décennie. MB : Eh bien, pour en revenir à la Chine, j’ai écouté votre présentation à Pékin, au siège de l’ONU, adressée aux ambassadeurs internationaux et aux responsables chinois. Vous avez véritablement mis en lumière le miracle chinois, la transformation de la Chine en à peine 40 ans, passée de l’un des plus pauvres pays à l’un des plus riches de l’histoire, en éradiquant la pauvreté, etc. J’apprécie votre analyse qui voit dans le modèle chinois l’approche appropriée pour aborder le développement de l’Afrique, ce qui bien sûr fait également partie intégrante de la politique de la Chine concernant la Ceinture et la Route. En particulier, vous montrez le contraste avec les politiques du FMI, et faites le constat de son échec, incapable de provoquer de véritable développement en Afrique ou dans le reste des pays en développement.
JS : La croissance économique rapide de la Chine, selon les mesures habituelles, a été d’environ 10 % par an, de manière persistante de 1980 à quasiment 2020. Soit, en accumulant la taille de l’économie chinoise, une augmentation de plus de 30 fois, fruit de l’investissement. Que signifie investir ? Investir signifie construire les réserves de capital d’un pays. Qu’est-ce que les réserves de capital ? Ce sont les avoirs productifs d’une économie. Que sont-ils ? Il y en a trois catégories principales. Premièrement, ce que nous possédons dans notre corps et notre cerveau, et qu’on appelle le capital humain. Il s’agit de l’éducation, des compétences et de la santé de la population. Deuxièmement, c’est l’infrastructure physique, c’est-à-dire les routes, le réseau électrique, le réseau de fibres optiques, les systèmes d’eau et d’égouts, les trains rapides, les autoroutes, tous les réseaux dont dépend l’économie. Et troisièmement, c’est le secteur des affaires, les industries manufacturières, l’agriculture, etc. Ainsi, la croissance de la Chine entre 1980 et 2020 présente des taux d’investissement extraordinaires. Le taux d’investissement désigne essentiellement la part du revenu national investie chaque année dans du nouveau capital. Aux États-Unis, le taux d’investissement brut, c’est-à-dire le montant des investissements que nous injectons - sans tenir compte du fait qu’une partie ne fait que compenser la dépréciation - est de l’ordre de 15 à 20 % du revenu national. Mais en Chine, cela représentait généralement 40 à 50 % du revenu national, c’est-à-dire un taux d’investissement massif. Sous nos yeux, la Chine a construit des milliers de kilomètres de voies ferrées rapides, des milliers de kilomètres d’un réseau routier, des milliers de kilomètres d’un système de distribution d’électricité, et ainsi de suite. C’est vraiment impressionnant. Voilà ce qui a propulsé la Chine. À cela s’ajoutent les énormes investissements dans l’éducation et les compétences. A la fin des années 1970, parce qu’elle avait connu de nombreux bouleversements au cours des 150 années précédentes, la Chine a commencé sans beaucoup d’infrastructures, et avec des niveaux d’éducation très faibles. Mais finalement, à partir de 1978, la Chine a dit « ok, allons-y. » Deng Xiaoping est arrivé au pouvoir. Il fut probablement le meilleur réformateur économique de l’histoire moderne. Il a orienté la Chine dans la bonne direction, a déclaré qu’il fallait poursuivre la croissance, ouvrir l’économie, créer une économie de marché, créer une économie mixte, construire des infrastructures et investir dans la population. Et voilà, ce taux d’investissement extraordinairement élevé a conduit à 40 ans de croissance rapide. Le problème avec le FMI, c’est qu’il n’a pas cette vision en tête. Le discours du FMI à l’égard du ministre des Finances d’un pays pauvre est le suivant : « Ne nous ennuyez pas avec vos problèmes. Ne vous endettez pas excessivement. N’allez pas vous retrouver dans une crise financière et ne nous ennuyez pas avec votre pauvreté, merci beaucoup. » Personne ne réfléchit donc sérieusement, au FMI, quant à la manière dont ces pays pourraient sortir de la pauvreté. Mais la méthode est la même que celle de la Chine, à savoir des investissements massifs. Vient ensuite la question du financement de ces investissements. La Chine a partiellement emprunté au cours des premières années, mais elle a également eu un taux d’épargne interne extrêmement élevé. Ainsi, à mesure que ses revenus augmentaient, la Chine ne les consommait pas dans les dépenses de consommation des ménages. Les ménages chinois épargnaient une grande partie de leurs revenus croissants. Les entreprises chinoises réinvestissaient une grande partie de leurs bénéfices. Le gouvernement n’enregistrait pas d’énormes déficits dans ses transactions courantes. Etc... Tout cela signifiait un taux d’épargne très élevé qui pouvait se transformer en un taux d’investissement élevé. Or, l’Afrique a actuellement un taux d’épargne très, très faible. Parce que les gens sont pauvres, ils ne peuvent pas épargner davantage. Ils doivent survivre. Ils ont donc besoin d’aide dès maintenant pour le financement, essentiellement par un financement international, par exemple de la Banque africaine de développement ou du programme « la Ceinture et la Route », dans lequel la Chine peut fournir une partie du financement pour construire cette infrastructure en Afrique. Voilà le conseil que l’Afrique devrait recevoir. Investissez, investissez fortement, investissez massivement, empruntez là où vous en avez besoin. Scolarisez vos enfants, électrifiez l’économie, construisez des routes, construisez un train rapide, etc. Et je pense que la Chine peut apporter de très bons conseils dans cette direction. La Chine montre qu’il est possible de connaître 40 ans de croissance intense. Et c’est ce dont l’Afrique a besoin.
MB : 40 ans, je suis d’accord. Vous avez également fait un discours à Qufu, le lieu de naissance de Confucius, abritant aujourd’hui un sanctuaire et un musée, un site incontournable.
JS : Ce temple, le temple confucéen, existe depuis plus de 2000 ans, et chaque empereur y est venu et a ajouté une pierre, une inscription, une calligraphie. Parce que Confucius est un héros intellectuel et un guide pour la Chine depuis 2 500 ans. C’est donc vraiment impressionnant d’être présent à une fête d’anniversaire de Confucius, car cela remonte essentiellement à 2 500 ans. Il y a un très grand complexe de bâtiments parce que les empereurs les uns après les autres y ont ajouté leur propre bâtiment. Vous y ressentez donc véritablement la très longue et remarquable histoire de la Chine.
MB : C’est vrai. Et vous y avez présenté l’idée que nous trouvons notre humanité commune en étudiant les grands philosophes et penseurs de chaque culture en particulier. Vous avez évoqué Confucius, Bouddha et Aristote. Au lieu d’Aristote je me serais plus concentré sur Platon, mais c’est une discussion pour une autre fois. Quoi qu’il en soit, cette idée de s’intéresser aux grandes cultures et à l’Histoire, mettre en lumière les meilleurs moments des grandes cultures est exactement à l’opposé de ce qu’on appelle la géopolitique, qui guide les dirigeants occidentaux actuels, issue d’idéologues comme Halford Mackinder et autres idéologues de l’Empire britannique. Pour ces derniers, la seule façon d’avancer est de rabaisser l’autre personne - à l’opposé de l’intérêt de l’autre. Cela conduit bien sûr à la politique de sanctions. Vous n’avez d’ailleurs pas mentionné les sanctions, lorsque vous avez parlé du vol des réserves étrangères. Telle que je la comprends, cette politique de sanctions repose sur le fait que les gens n’ont pas d’autres choix que d’utiliser le dollar dans le commerce, par conséquent les États-Unis pensent qu’ils ont le droit d’imposer ces sanctions à certains pays. La Chine, bien entendu, ne cherche à réprimer personne. Et les sanctions massives contre la Chine, la Russie et de nombreux autres pays, témoignent d’un échec de réflexion en termes de grandes cultures et d’une solution culturelle pour l’avenir. Alors, comment restaurer ce processus en Occident, qui consiste à se tourner vers les grands esprits de l’Antiquité ?
JS : Deux visions philosophiques méritent vraiment notre attention, car elles sont fascinantes et profondes. La première touche à la question de la nature humaine. Les philosophes auxquels j’ai fait référence - j’aime personnellement Aristote, mais j’aime aussi le fait qu’Aristote, Bouddha et Confucius nous permettent de parler de l’ABC de la philosophie. Revenir à l’essentiel, à ce que Bouddha, Aristote et Confucius avaient à l’esprit à propos de la nature humaine, potentiellement bonne ; ce qui signifie qu’avec une bonne culture, une bonne éducation, une bonne instruction, une vie dans une communauté décente, les gens peuvent apprendre à être harmonieux. Les gens peuvent apprendre à être plus justes. Et les personnes dignes de confiance peuvent apprendre la réciprocité. C’est ce qu’on appelle parfois « l’éthique de la vertu ». L’idée que les gens peuvent être honnêtes et bienveillants. Une autre tendance philosophique existe, profondément pessimiste celle-ci. Augustin, dans l’histoire chrétienne, en est un exemple. L’homme est déchu, donc l’homme étant un pécheur, il n’y a pas d’issue sauf peut-être par la grâce de Dieu. Mais le péché ne peut pas être effacé. Et dans l’Histoire les pessimistes l’ont cru. Un autre pessimiste de ce genre, qui a eu une énorme influence, c’est Hobbes, d’une certaine manière un disciple d’Augustin. Voilà la deuxième vision philosophique, qui concerne la manière dont les gens se comportent ou dont les États interagissent. Hobbes, bien sûr, a écrit dans les années 1600, alors qu’Augustin était plus d’un millénaire plus vieux. Mais Hobbes était un philosophe britannique par excellence, qui disait que les gens sont rapaces ; qu’ils sont gourmands ; qu’ils sont insistants ; qu’ils sont violents. Alors le mieux que vous puissiez espérer, c’est que quelqu’un les empêche de s’entre-tuer. Hobbes a donc préconisé un État très centralisé et très strict à cette fin. Mais fondamentalement, l’idée hobbesienne est qu’on ne peut rien faire dans l’état de nature, sauf se défendre pour éviter d’être tué par quelqu’un d’autre. Et curieusement, alors que les penseurs britanniques acceptaient l’existence d’un gouvernement national qui empêcherait les gens de s’entre-tuer en Grande-Bretagne, au niveau international ils considéraient qu’il s’agissait d’une guerre hobbesienne de tous contre tous, dans laquelle les pays ne peuvent que se battre les uns contre les autres. Voilà actuellement, dans les relations internationales, le courant de pensée connu sous le nom de « l’école réaliste ». Le principal penseur réaliste, aux États-Unis, est John Mearsheimer, de l’Université de Chicago. C’est une personne merveilleuse, un formidable gentleman et un grand érudit. Mais il pense que les pays, et en particulier les grandes puissances, sont inévitablement voués à s’entre-tuer. Malheureusement, il existe de nombreuses preuves empiriques démontrant que c’est souvent le cas. Pour John Mearsheimer c’est la preuve que le monde est tragique. Son livre le plus célèbre s’intitule « La tragédie de la politique des grandes puissances » ; il y affirme que les conflits sont presque inévitables entre les grandes puissances, parce que personne ne se faisant confiance, il est impossible de faire confiance à quiconque. C’est une guerre de tous contre tous. C’est manger ou être mangé, tuer ou être tué. En ce sens oui, la vie est tragique. Mais je débats avec lui. Je répète que nous sommes amis et je l’admire beaucoup, alors je lui réponds : « John, nous ne pouvons pas accepter la tragédie comme notre destin. Nous devons faire mieux que cela. » Et donc je reviens aux philosophes, aux philosophes qui ont enseigné que l’harmonie est possible. C’était le message principal de Confucius, à savoir qu’il est possible d’être honnête. Il est intéressant de remarquer ce qui, de Confucius, est devenu célèbre, et, en des termes similaires, dans la culture occidentale c’est aussi devenu la règle d’or : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent ». A celà un Hobbesien répondrait : « oh, voilà Jeffrey Sachs qui moralise, mais ce n’est pas ainsi qu’est le monde. Je vais en faire voir aux autres, parce que sinon ils vont me faire quelque chose de terrible, c’est à moi d’être le premier. »
MB : Parce que leur argument c’est de dire que dans la nature humaine.
JS : Que ce soit dans la nature humaine profonde ; que ce soit inévitable, non, je n’y crois pas. Nous ne sommes certainement pas toujours en guerre les uns contre les autres. Nous pouvons être meilleurs que ça. Mais soit dit en passant, la Chine a une histoire absolument différente et une mentalité différente. C’est aussi un point fascinant. Il ne s’agit pas seulement de Confucius contre Hobbes, c’est en réalité de l’Histoire, 2000 ans de gouvernance. Qu’avons-nous appris ? Eh bien, en Chine, pendant la majeure partie de ces 2000 ans, il y avait un État centralisé. C’est très important. Pendant la majeure partie de ces 2000 ans, il y a eu la dynastie Han, ou la dynastie Tang, ou la dynastie Song, ou la dynastie Yuan, ou la dynastie Ming, ou la dynastie Qing, ou aujourd’hui la République populaire de Chine. Et pendant la majeure partie de ces 2000 ans, il y avait un seul pays, et même s’il y avait des rébellions et de nombreuses invasions venant du nord, principalement de la part des peuples nomades des régions de steppes et de prairies arides, il y avait un seul pays, avec une grande, vraiment grande population. En Europe, après 476 ap J.-C., lorsque l’Empire romain tomba en Occident, il n’y eut plus jamais une seule puissance dominante en Europe occidentale. C’était la guerre sans arrêt. Pensez par exemple à la Grande-Bretagne et à la France. Combien d’années ont-elles été en guerre au cours des 1000 dernières années ? Une quantité incroyable d’années de guerre, de chaque côté de la Manche. Comparez maintenant cela avec la Chine et le Japon. Pendant combien d’années la Chine et le Japon ont-ils été en guerre ? Nous pourrions aussi analyser la période avant 1000 ap JC, mais prenons ici la période de 1000 ap JC à 1890. La réponse est deux ans. Je crois que c’est 1274 et 1281, si je me souviens bien. Et il y a eu aussi une incursion une troisième année. Deux d’entre elles ont eu lieu lorsque les Mongols, dirigeant la Chine, ont tenté d’envahir le Japon et ont échoué à deux reprises. L’autre fois ce fut un shogun, commandant militaire du Japon, tentant ridiculement d’envahir la Chine, qui fut terriblement vaincu dans la péninsule coréenne. Ce que je veux dire par-là, c’est qu’ils ne se sont pas battus pendant mille ans. À peine une escarmouche. À ce sujet, c’est lorsque le Japon s’est industrialisé et a été la première nation industrialisée d’Asie, qu’il a suivi l’approche réaliste, malheureusement déclarant : « C’est entendu, maintenant nous faisons partie du Club Impérial. Maintenant, nous allons envahir la Chine. » Alors les diplomates chinois ont dit : « Que faites-vous ? Nous sommes asiatiques. » Mais le Japon a répondu : « Non, non, non. Maintenant, nous faisons partie du club occidental. » C’était dans les années 1890. Le Japon s’est donc vraiment mal comporté, en devenant une puissance impérialiste pendant un certain temps. Mais la Chine n’a jamais agi ainsi. Et comprendre les différentes racines philosophiques est fondamental. Si nous comprenons les expériences différentes de l’Europe et de la Chine, nous pouvons comprendre notre état d’esprit en Occident, selon lequel « c’est la guerre sans arrêt. La Chine est donc un ennemi, nous ferions mieux d’y aller », ce qui n’a rien à voir avec la façon de penser de la Chine. Et quand j’ai dit à John Mearsheimer, je le répète encore une fois, un ami et brillant érudit, lorsque je lui ai dit que toute cette campagne de guerre contre la Chine allait créer une prophétie de guerre auto-réalisatrice, il a dit « oui . » J’ai rétorqué : « John, épanouissant. Nous n’avons pas besoin de cette guerre. » Il a répondu « oui, mais c’est comme ça ». Et j’ai insisté : « non, nous n’avons pas besoin de procéder ainsi. Nous pouvons faire mieux que cela. » Voilà donc le débat.
MB : Helga Zepp-LaRouche a publié ce qu’elle appelle Les dix principes d’une architecture de sécurité et de développement pour le monde entier. La plupart d’entre eux vont de soi : les besoins en éducation, en formation culturelle, en santé, etc. Mais le dixième principe est exactement ce que vous venez d’évoquer, à savoir que la nature de l’homme est bonne ; et c’est celui qui est le plus difficile à accepter ou à comprendre pour les gens. Et c’est la question fondamentale, le véritable problème car, comme vous l’avez justement précisé, c’est la différence entre l’idée de s’engager dans le développement mondial plutôt que dans la guerre mondiale. Aussi, comme vous l’avez dit, le concept confucianiste d’harmonie et l’accent mis sur l’éducation sont vraiment au coeur du développement chinois de leur propre pays au cours des 40 dernières années, développement qui est désormais proposé au reste du monde à travers la Ceinture et la Route. Comme vous le savez, le Forum de la Ceinture et de la Route vient de se tenir à Pékin avec 150 pays représentés, ce qui démontre clairement que l’Occident a lamentablement échoué dans l’isolement de la Chine du reste du monde. L’idée occidentale d’amener les pays à se « découpler » de la Chine vient de forcer la plupart des pays à se prononcer : « vous êtes fous. C’est là que se situe le développement, et non la guerre et les sanctions. » Le titre de notre revue EIR à paraître cette semaine, sera sur Xi Jinping qui a proposé 100 milliards de dollars de nouveaux investissements à travers la Ceinture et la Route. Au même moment, M. Biden proposait un investissement de 100 milliards de dollars dans les guerres, ciblant spécifiquement la Russie et la Chine, à destination de l’Ukraine et d’Israël, soutenant le génocide perpétré contre les Palestiniens. Ils ont inclu Taïwan parmi les pays où seront destinés ces 100 milliards de dollars. Il est donc clair qu’ils parlent d’une guerre mondiale. La seule question pertinente reste : comment arrêter et inverser cette folie ?
JS : La politique étrangère américaine est tellement inacceptable, que les gens devraient finir par comprendre que l’arrogance et la militarisation des États-Unis, qui ont été démontrées à maintes reprises au cours des 30 dernières années, n’apportent pas la sécurité aux États-Unis. Cela n’a fait qu’exploser le budget. Nous avons dépensé des milliers de milliards de dollars dans ces horribles guerres qui n’ont abouti qu’à la violence, à la destruction et à l’augmentation de la dette. Et ça ne rend en rien l’Amérique plus sûre. De plus en plus de guerres sont le reflet de cette arrogance, parce que l’arrogance a fait que l’Amérique, les décideurs politiques américains, ont pensé : « nous pouvons faire ce que nous voulons, et nous n’avons besoin d’en parler à personne. Nous n’avons pas besoin de diplomatie. Nous avons juste besoin de nos militaires. » Mais l’armée ne peut pas résoudre les problèmes politiques. Nous constatons sans cesse que l’approche militaire ne permet pas de résoudre les problèmes les plus profonds de l’humanité. Et elle ne peut pas non plus régler les problèmes politiques. Pour cela, il faut de la politique, il faut de la diplomatie, et j’entends « politique » au sens positif du terme, c’est-à-dire se réunir pour trouver des arrangements permettant aux gens de vivre ensemble en paix. Je pense donc que les échecs de la politique étrangère américaine sont pleinement visibles, ainsi que son ignorance, preuve en est la déclaration de notre conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, environ une semaine avant que la violence n’explose en Israël et à Gaza - suite à l’attaque du Hamas et maintenant au bombardement de Gaza - Jake Sullivan avait déclaré : « le Moyen-Orient est au plus calme depuis deux décennies. » Cela montre qu’ils ne connaissent rien d’autre que leur propre imagination, et ne comprennent pas ce qui se passe dans le monde ; il se passe que les gens veulent une approche différente. Ils veulent du développement. Ils veulent la justice sociale. Ils veulent avoir la chance de mener une vie décente. Ils ne veulent pas d’une approche militarisée.