« la plus parfaite de toutes les oeuvres d’art est l’édification d’une vraie liberté politique » Friedrich Schiller
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20 février 2024
Revue de livre par Pierre Bonnefoy
Comme le sait tout lecteur de la Monadologie, Leibniz considérait que chaque parcelle de l’univers, aussi petite soit-elle, le reflète tout entier. Armé de ce principe, Michael Kempe a donc choisi sept jours entre le 1er juillet 1646 et le 14 novembre 1716, dates de naissance et de mort de Leibniz, pour écrire les sept chapitres de son livre qui vise à nous donner une image vivante de la pensée de ce génie universel. Pari réussi : ce travail a été rendu possible grâce à la gigantesque montagne de papiers (notes, correspondance, articles, brouillons, etc.) que Leibniz a laissée derrière lui, dont seule une infime partie a été publiée de son vivant. A ce jour, le fonds Leibniz de Hanovre, qui compte plus de 100 000 documents (en un an, Leibniz pouvait écrire jusqu’à 900 lettres à ses correspondants à travers le monde), est encore loin d’avoir livré tous ses secrets et des générations de chercheurs y consacrent le travail de leur vie depuis trois siècles. Ces sept journées n’ont évidemment pas été choisies au hasard. Elles correspondent à des moments où Leibniz fait des percées majeures dans ses domaines d’étude, montrant qu’il était capable de penser à beaucoup de choses très différentes en même temps. Par exemple, le 11 février 1686, on le voit déployer une activité d’ingénieur très « terre à terre » dans les exploitations minières du Hartz, où il expérimente des machines à force éolienne et hydraulique dans les conditions pénibles du Petit âge glaciaire. Le même jour, il travaille sur son Discours de métaphysique, à partir duquel il entreprendra une correspondance avec Antoine Arnauld, un célèbre théologien et philosophe français, qui se sentira vite dépassé par les idées du philosophe allemand. Il est évidemment impossible de donner la liste des domaines de la pensée humaine que Leibniz a explorés, tout en s’efforçant d’y introduire des nouveautés révolutionnaires, car considérant l’univers comme une unité cohérente dont l’esprit humain peut découvrir les lois, il s’intéressait véritablement à tout. Né dans une Europe dévastée par la guerre de Trente Ans, Leibniz consacra sa vie à tenter de créer les conditions spirituelles et matérielles pour le bonheur de l’humanité. Afin de rendre impossible le retour des guerres de religions, il entreprend un dialogue avec les grands théologiens de son temps dans l’espoir d’obtenir la réconciliation des églises, et s’efforce d’influencer les grands de ce monde par une intense activité diplomatique. Soucieux de libérer les hommes des tâches physiques épuisantes, il invente des machines et développe la science de la dynamique. Pour faire avancer la compréhension du monde par l’humanité, il inspire la création de sociétés savantes, il multiplie lui-même les hypothèses scientifiques et ouvre des pistes qui ne seront empruntées que bien longtemps après sa mort : il conçoit ainsi que l’espace et le temps ne sont pas absolus mais relatifs, imagine que la Terre est plus ancienne qu’on ne le croit et que les espèces vivantes se transforment au fil du temps. A travers ces sept journées, Kempe nous présente donc une multitude de facettes de l’activité de Leibniz, mais qui forment, au bout du compte, une très profonde unité. S’il faut émettre une réserve sur un détail infinitésimal de cet intéressant travail, on peut regretter que, comme tous ceux qui écrivent sur ce sujet, Kempe ait adopté l’hypothèse très politiquement correcte que Leibniz et Newton auraient découvert le calcul différentiel indépendamment l’un de l’autre, comme pour enterrer la polémique lancée par Newton accusant Leibniz de l’avoir plagié. Pourtant, cette accusation était absurde dès le départ, bien que très peu osent reconnaître cette évidence : Newton n’a tout simplement jamais produit de calcul différentiel, mais seulement une caricature, sa « méthode des fluxions » que personne n’a finalement jamais utilisée…